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Comment les entreprises polluantes ont transformé les quotas gratuits de CO2 en un marché de plusieurs milliards d’euros

 

« Droits à polluer » (1/2). Alors que l’Union européenne renforce ses objectifs de décarbonation pour 2030, les cimentiers et les sidérurgistes ont utilisé le système d’aide communautaire pour gonfler leurs profits.

Par Guillaume Delacroix, Emmanuelle Picaud et Luc Martinon (Data)

 

C’est une histoire de trente ans qui se chiffre en milliards d’euros. Trente longues années qui ne resteront pas dans les annales de l’Union européenne (UE) comme étant les plus glorieuses dans sa lutte contre le réchauffement climatique. Trois décennies au cours desquelles les industries les plus polluantes du Vieux Continent – l’acier, le ciment, le pétrole, l’aluminium et d’autres – auront reçu gratuitement des quotas d’émissions de CO2, sortes de « droits à polluer » supposés être réduits dans le temps, afin de les inciter à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre.

Or, le dispositif a rapidement été détourné de son objet pour devenir un outil financier permettant à ses bénéficiaires d’augmenter leurs profits, grâce à la revente de ces quotas. Rien qu’entre 2013 et 2021, estime le Fonds mondial pour la nature, les plus grosses industries émettrices ont empoché 98,5 milliards d’euros et n’ont consacré qu’un quart de cette somme (25 milliards d’euros) à l’action climatique.

Le système des quotas gratuits, lancé le 1er janvier 2005 et toujours en vigueur, est appelé à disparaître en 2034. Le 18 avril, le Parlement européen a en effet adopté un nouveau plan pour le climat prévoyant son remplacement progressif par un « mécanisme d’ajustement carbone aux frontières » de l’Union, dans le but de verdir, cette fois, les importations des secteurs les plus émetteurs de CO2. L’UE, en optant pour un dispositif plus simple, n’a pas fait officiellement son mea culpa. Mais c’est bien de cela qu’il s’agit.

 

Détournement « légal »

 

Comme nous le révélons au terme de huit mois d’enquête avec le soutien financier du fonds Investigative Journalism for Europe (IJ4EU), ce système, qui se voulait bienveillant à l’égard des industriels, a été détourné de son but initial. Nous nous sommes intéressés aux sidérurgistes et aux cimentiers de France et d’Espagne, deux secteurs qui font partie des plus gros bénéficiaires.

L’analyse approfondie des transactions financières enregistrées par ces acteurs sur le système d’échange de quotas d’émissions (SEQE-EU-ETS en anglais) confirme ce que certains supposaient depuis longtemps : les entreprises ont revendu une partie de leurs quotas gratuits pour des centaines de millions d’euros, parfois des milliards. Mais, contrairement à l’énorme fraude à la TVA qui avait ébranlé le dispositif à ses débuts, faisant perdre 6 milliards d’euros aux pays de l’UE et donnant lieu à des condamnations en justice bien des années après, le détournement dont il est question s’opère de façon légale.

 

Le début de cette histoire remonte au sommet de Rio, en 1992. C’est à cette époque que naît l’idée d’une taxe carbone à laquelle seraient soumises les industries des pays développés, pour rendre l’économie plus soucieuse de l’environnement. L’initiative n’obtient pas l’unanimité des Etats membres, la France, en particulier, bloquant la décision. En 1997, le protocole de Kyoto remet ce sujet sur la table. Al Gore, vice-président des Etats-Unis, juge l’idée intéressante, mais craint que cette approche ne soit pas approuvée par le Congrès américain. Il faut donc imaginer un dispositif plus compatible avec le modèle capitaliste, en vue d’un éventuel rapprochement des marchés transatlantiques dans le futur.

 

« Chaleur humaine »

 

Le Vieux Continent met alors sur pied un marché européen du carbone, au sein duquel les industriels pourront acheter et vendre des quotas pour réguler leurs émissions de CO2. « L’UE a créé de toutes pièces un marché qui n’avait jamais existé jusqu’alors. C’est une première dans l’histoire de l’humanité », rappelle Thomas Pellerin-Carlin, directeur du programme Europe à l’Institut de l’économie pour le climat. Aujourd’hui, ce marché est la première place financière de ce type dans le monde, même si d’autres émergent, par exemple en Chine.

 

« Dès le départ, des questions centrales sont posées. Sur quel modèle attribuer les quotas que les entreprises vont échanger entre elles ? Faut-il les donner gratuitement ou les vendre ? Qui sera couvert par le mécanisme ? Les entreprises pourront-elles épargner des quotas d’une année sur l’autre ? », liste Julien Hanoteau, professeur d’économie et développement durable à la Kedge Business School d’Aix-Marseille. Un modèle prend forme rapidement, même s’il ne fait pas l’unanimité. Chaque année, l’Union européenne décide d’allouer gratuitement aux industriels des quotas de CO2, en fonction des gaz à effet de serre que ces derniers estiment qu’ils vont émettre au cours des douze mois suivants. Un quota équivaut à une tonne de CO2.

 

Vente des quotas de CO2 sans contrepartie

 

Au bout d’un an, les installations industrielles doivent restituer le nombre de quotas équivalant à leurs émissions de CO2 effectivement réalisées. Si elles ont émis davantage de CO2 que prévu, elles peuvent acheter des quotas supplémentaires à des entreprises qui n’ont pas utilisé tous les leurs, selon le principe « pollueur-payeur » imaginé par les créateurs de ce marché. A l’inverse, si elles ont émis moins de CO2 que prévu, elles peuvent revendre les quotas qu’elles détiennent en excédent. Les quotas n’ont pas de date limite de vente. Et lorsqu’ils sont en surplus, ils deviennent des stocks sous forme de simples actifs financiers que les entreprises peuvent vendre à leur guise, sans contrepartie, ou compléter en en achetant d’autres sur le marché, si le prix du carbone a baissé.

ArcelorMittal indique ainsi, dans son rapport annuel 2022, qu’il détenait 154 millions d’euros d’ « actifs financiers intangibles » au titre des quotas de CO2, au 31 décembre 2021, et 691 millions d’euros au 31 décembre 2022, relève l’association internationale de journalistes Finance Uncovered, basée à Londres et sollicitée dans le cadre de notre enquête. Le résultat, précise l’entreprise, d’achats « arrivés à maturité » qui lui ont permis de renforcer l’actif de son bilan, pour des montants considérables.

 

La phase pilote du dispositif européen des quotas gratuits a démarré il y a vingt ans, en 2003. La distribution a débuté timidement en 2005, pour atteindre un régime de croisière en 2008. Avec une logique de départ qui étonne, a posteriori. Plus l’installation industrielle prévoit d’émettre de CO2, plus elle reçoit de droits à polluer. A partir de 2008 et jusqu’en 2012, les quotas sont alloués en se référant aux années de production antérieures à la crise économique. Résultat, les industriels reçoivent beaucoup plus de quotas que ce qu’ils émettent réellement. Certains industriels eux-mêmes ont rapidement émis des réserves sur les méthodes du système SEQE, comme les cimentiers espagnol Cementos Tudela Veguin ou français Vicat.

« Nous nous sommes dit que nous étions sur un terrain glissant, que nous allions devoir potentiellement redonner les stocks accordés en trop. Nous étions conscients que cela ne pourrait pas durer, que quelqu’un allait sonner la fin de la récréation à un moment donné », commente Eric Bourdon, directeur général adjoint du cimentier français, qui a choisi de son côté de ne pas toucher aux surplus de quotas qui lui avaient été distribués, une stratégie à rebours de celle de ses concurrents. « Nous avons un peu vendu au début, mais nous avons très vite arrêté. Nous disposons aujourd’hui de 4,5 millions de tonnes de quotas de CO2. Nous devrons décider de leur bon usage », poursuit-il.

Les règles d’allocation ont certes été modifiées en 2012, puis en 2018. Mais les dérives ont continué, comme le montre le dernier rapport sur l’état du SEQE, publié en 2022 par l’association European Roundtable on Climate Change and Sustainable Transition. Les excédents cumulés de quotas gratuits ne se sont stabilisés qu’en 2013, et encore, à très haut niveau, pour l’équivalent de 1,3 milliard de tonnes de CO2 par an. Et c’est seulement en 2017 que les émissions de CO2, tous secteurs confondus, ont commencé à s’infléchir significativement.

 

« Un marché créé de toutes pièces »

 

Pour le député européen Yannick Jadot (Europe Ecologie-Les Verts), qui réclame depuis des années la suppression des quotas gratuits, le constat est amer. « La puissance publique a créé un marché de toutes pièces, en acceptant d’emblée toutes les dérives insupportables de la financiarisation de l’économie », dénonce l’ancien candidat écologiste à l’élection présidentielle 2022. « L’Etat aurait très bien pu récupérer l’argent généré par les ventes de quotas pour compenser écologiquement les activités polluantes, faire baisser la TVA ou diminuer l’impôt sur le revenu. Or, ce n’est pas ce choix qui a été fait, mais celui de laisser librement les entreprises opérer », déplore, lui aussi, M. Hanoteau.

Les quotas sont mis aux enchères tous les matins à 11 heures. Au début, les transactions représentaient quotidiennement un petit million de tonnes de CO2. Depuis, le marché s’est sophistiqué. Il s’étend à près de 18 000 installations et les industriels, par l’intermédiaire de banques, de fonds d’investissement, de brokers et d’une douzaine de sociétés de trading, échangent aujourd’hui 20 à 30 millions de tonnes de CO2 chaque jour, en anticipant les variations futures du prix du carbone.

 

« Le marché est devenu très intéressant pour les investisseurs. Le prix du carbone était initialement de 7 euros la tonne, il est passé, en août 2008, à 24 euros, et, maintenant, il tourne autour de 100 euros. Certains prédisent qu’il atteindra 150 euros en 2030 et, en attendant, plus de 80 % des transactions relèvent de la spéculation et non plus de problématiques environnementales », indique Ismael Romeo, directeur de SendeCO2, une société de trading installée à Barcelone.

 

Ivan Pavlovic, spécialiste de la transition énergétique chez Natixis (filiale du groupe Banque populaire Caisse d’épargne), le confirme : « Même s’ils restent pour le moment minoritaires, des fonds d’investissement spéculatifs spécialisés dans les marchés du carbone, qui parient sur ces quotas, existent à présent. » En 2021, près de 11 milliards de tonnes de CO2 ont été échangées sur le marché, pour une valeur de 683 milliards d’euros, calcule la société d’analyse financière britannique Refinitiv.

 

« C’est une boîte noire »

 

Très vite, le système se révèle défaillant. Les transactions sont difficiles à tracer, même pour les experts du domaine. « Le système est assez ésotérique. A tous les niveaux, y compris à la Commission européenne, personne n’a de vision globale et unanime. C’est une boîte noire. Seuls les directeurs financiers ou les directeurs industriels des entreprises concernées savent exactement ce qui est fait avec ces quotas », reconnaît le dirigeant d’une société de trading de quotas de CO2.

 

Parfois, les transactions ne sont pas uniquement justifiées par des raisonnements financiers. « Elles peuvent aussi être inspirées par des événements climatiques ou politiques. Les énergéticiens, exclus du système des quotas gratuits dès 2013, parce qu’ils s’en servaient pour augmenter le prix du courant, sont obligés d’en acheter à leurs frais. Il leur arrive d’en revendre à la sortie de l’hiver, si la température a été plus élevée que prévu et que leurs émissions de CO2 ont par conséquent été plus basses. Même chose s’il y a inflation sur les prix de l’énergie, comme à l’été 2022, quand le tarif du gaz s’est envolé », fait observer Gregory Idil, tradeur chez Vertis Environmental Finance, une société basée à Bruxelles.

Quoi qu’il en soit, les entreprises rechignent à communiquer ces informations qu’elles estiment sensibles pour leur compétitivité industrielle. « Les transactions sont le reflet de l’activité économique. Si une entreprise dit qu’elle a vendu des quotas, elle reconnaît potentiellement que sa production a baissé », explique le tradeur barcelonais Ismael Romeo. Vendeur, acheteur... Tout le monde n’est, en outre, pas égal vis-à-vis des droits à polluer. Le sidérurgiste anglais British Steel l’a appris à ses dépens. Après s’être débarrassé de ses quotas gratuits pour combler ses pertes financières, il a dû racheter des droits à polluer pour pouvoir poursuivre ses activités et être autorisé à émettre du CO2. Sauf qu’entre-temps le prix du carbone s’est envolé. Au bout du compte, la société s’est surendettée et, victime de sa spéculation, elle a fini par faire faillite, en 2019.

 

Opacité

 

Les ventes de quotas sont placées sous le sceau du « secret des affaires ». C’est un argument qu’ont opposé plusieurs des entreprises que nous avons interrogées pour commenter les informations issues de notre base de données. En Espagne, les cimentiers nous ont renvoyés vers leur fédération patronale, Oficemen, pour obtenir des données sectorielles consolidées. Or, ladite fédération botte en touche. « Oficemen ne dispose pas de données. Ces questions se rapportent à des problèmes spécifiques des entreprises, et ce sont elles qui vous répondront », nous a rétorqué un porte-parole. Aucune ne l’a fait.

Autre difficulté, les transactions financières réalisées par chacun des 18 000 sites industriels ayant bénéficié de quotas gratuits sont publiées rétrospectivement par l’UE avec trois ans de décalage. Actuellement, si les allocations de quotas gratuits sont connues jusqu’en 2022, les derniers chiffres disponibles concernant les reventes sont ceux de 2019. Et encore, ils ne disent pas tout. Certaines usines ayant changé de mains, il est impossible de reconstituer l’historique des transactions site par site. Les registres de l’Union européenne – European Union Transaction Logs (EUTL) –, sur lesquels nous avons travaillé en nous aidant de la base de données du site EUETS. info, permettent de tracer, par date et par heure, les échanges de quotas réalisés entre opérateurs. Toutefois, ils ne font pas apparaître les éventuels changements de propriétaire d’installations industrielles ayant pu intervenir sur la période étudiée (2005-2019), ce qui contribue à l’opacité de ce marché.

Aussi le cimentier helvétique Holcim refuse-t-il de commenter les chiffres, au motif que son périmètre a changé depuis son mariage, en 2015, avec Lafarge, rapprochement qui a donné lieu à des cessions de cimenteries par le nouvel ensemble. Même chose pour l’allemand Heidelberg Materials (ex- HeidelbergCement), qui a modifié en profondeur son réseau de cimenteries en Europe, après la reprise, en 2016, de l’italien Italcementi et de sa branche hexagonale Ciments Calcia.

 

L’espagnol Cementos Portland Valderrivas, lui, est devenu leader dans la péninsule Ibérique, lors de la prise de contrôle d’Uniland, en 2006, dont il n’a récupéré la totalité du capital qu’en 2013, après avoir cédé sa filiale Cementos Lemona à l’irlandais CRH. Son concurrent, Cementos Molins, rappelle avoir acquis, en 2013, une installation du mexicain Cemex à Barcelone, ce qui « fausse », d’après lui, le bilan de ses échanges de quotas. Leur confrère brésilien Votorantim Cimentos est dans la même configuration, n’étant entré sur le marché ibérique qu’en 2012, en reprenant les sites du portugais Cimpor.

 

Des entreprises « excédentaires »

Une chose est sûre, un groupe comme ArcelorMittal a toujours reçu plus de quotas gratuits qu’il n’émettait de CO2. Et c’est toujours le cas aujourd’hui. Le géant de l’acier en a revendu en grande quantité en 2008, puis en 2011 et en 2012. Toutefois, pour des raisons d’optimisation financière, il en a aussi racheté certaines années, lorsque le prix du carbone baissait. Au total, selon les registres EUTL, le géant de la sidérurgie aurait vendu, entre 2005 et 2019, pour 3,7 milliards d’euros de quotas et en aurait acheté pour 1,8 milliard, dégageant une marge de 1,9 milliard. Sollicité par Le Monde, ArcelorMittal France n’a pas été en mesure de valider ces chiffres.

 

Toujours selon les registres EUTL, Holcim, lui, a été en situation d’excédent de droits à polluer jusqu’en 2017. Il en aurait revendu beaucoup de 2008 à 2012, avant sa fusion avec Lafarge qui vendait, lui aussi, beaucoup de quotas. Au total, les deux firmes aujourd’hui fusionnées auraient vendu pour 1,3 milliard d’euros et acheté pour 339 millions à ce jour, soit un solde positif de 986 millions. Les montants sont noyés dans les comptes du groupe et sont impossibles à retrouver en tant que tels dans les rapports annuels. « Les données de transactions sont des données relevant des affaires, sur lesquelles nous ne communiquons pas », déclare Lafarge France.

 

Leur concurrent, Heidelberg Materials, lui, a été en excédent jusqu’en 2016. Cet acteur majeur du ciment européen, présent en France à travers sa marque Ciments Calcia et en Espagne avec les cimenteries de Sociedad Financiera y Minera, se serait lui aussi débarrassé d’une quantité importante de quotas après la crise financière de 2008, pour 732 millions d’euros au total, mais il aurait cessé cette pratique en 2016 et en aurait aussi acheté pour 364 millions, soit, au bout du compte, un bénéfice de 368 millions. Selon un porte-parole, la firme allemande « ne dispose malheureusement pas de ces informations ».

En Espagne, l’entreprise Cementos Portland Valderrivas, filiale du géant des travaux publics FCC, est l’une des plus grosses émettrices de CO2. De 2008 à 2012, elle a reçu chaque année un volume démesuré de droits à polluer, sans commune mesure avec le niveau de ses émissions réelles. Elle n’a cessé d’être en excédent qu’en 2021. Elle en aurait vendu une partie, empochant 288 millions d’euros, et acheté pour 11 millions, soit un profit de 277 millions. Des chiffres qu’elle refuse de commenter. « Nous avons pour principe de ne pas participer aux enquêtes journalistiques », nous a-t-on expliqué.

 

« Sauver les meubles »

On retrouve néanmoins certaines de ces transactions dans les comptes annuels déposés au registre du commerce par sa filiale Cementos Alfa. Jusqu’en 2021, une ligne explicitement intitulée « vente de droits d’émissions de gaz à effet de serre » apparaît aux bilans de cette société, confirmant que les quotas sont bien considérés comme un actif et qu’ils sont gérés par la direction financière de l’entreprise, et non par la direction de l’environnement ou du développement durable.

 

« Certaines entreprises ont massivement vendu en 2012, en 2014 ou encore en 2018, années qui correspondent soit à l’instauration de critères d’allocations de quotas gratuits plus sévères, soit à des périodes où les prix du carbone étaient hauts », observe Florian Rothenberg, analyste spécialiste des marchés du carbone au sein du cabinet de conseil ICIS.

Sur le terrain, les témoignages confirment que la tempête financière de 2008 a précipité les ventes de quotas. « A l’époque, la seule préoccupation de nos dirigeants était de sauver les meubles. C’est dans ce climat de crise que certaines cimenteries ont commencé à vendre leurs droits à polluer dont elles n’avaient plus besoin, en raison de la chute drastique de l’activité. Depuis, les réglementations européenne et espagnole ont beaucoup évolué, pour mieux favoriser la réduction progressive des émissions carbonées de l’industrie et décourager la spéculation sur le marché du CO2 », raconte Daniel Lopez Caro, représentant de la fédération industrielle du syndicat UGT au sein de la filière cimentière.

 

Secret absolu

Plusieurs syndicalistes français et espagnols le disent : les représentants du personnel assistant aux réunions avec la direction sont tenus au secret le plus absolu sur le sujet. On leur fait signer des engagements de confidentialité, auxquels aucun ne se risque à déroger, par peur d’être poursuivi en justice, comme cela est déjà arrivé chez ArcelorMittal. Une source contactée par Le Monde, qui a pu avoir accès aux comptes d’une des entreprises concernées, affirme que cette pratique a bien cours : « En 2022 encore, nos dirigeants ont revendu des quotas pour des dizaines de millions d’euros. Ces sommes permettent de redonner des couleurs au résultat net de l’entreprise, quand l’année a été moyenne. »

« Je sais ce que ma boîte a empoché en vendant aux enchères des quotas obtenus gratuitement, mais, au comité d’entreprise, j’ai juré de ne pas divulguer les chiffres. Je peux juste dire que l’argent a permis d’arranger les comptes pour 6 à 10 millions d’euros par an, quand la conjoncture était difficile », confie, sous le sceau du secret, un syndicaliste espagnol. Une autre source syndicale anonyme confirme cette pratique chez les sidérurgistes : « A l’époque de la crise, à Florange, ArcelorMittal recevait des quotas gratuits alors que le site était à l’arrêt. C’était une tromperie, car cet argent n’a pas servi à réduire les émissions de CO2 ou à investir dans les énergies propres. C’était une manne d’argent inespérée sur laquelle ils se sont évidemment jetés », confie-t-elle.

 

« On nous donnait des chiffres oralement et, la plupart du temps, nous ne disions rien, car la direction nous expliquait qu’en revendant les quotas, elle avait sauvé nos emplois. Du coup, nous fermions les yeux. Nous préférions ne pas savoir », témoigne un ancien d’Holcim Espagne. « Tout le monde sait où l’argent a fini, mais il est malheureusement impossible de démontrer le lien direct entre les ventes de quotas et les dividendes distribués aux actionnaires de ces entreprises », déplore Judith Kirton-Darling, secrétaire générale d’IndustriALL Europe, le syndicat européen des salariés de l’industrie.

Pour Sam Van den plas, directeur de campagne au sein de Carbon Market Watch, une ONG qui suit depuis plusieurs années l’affaire des quotas gratuits, le mystère est désormais levé : « Nous savons enfin ce que les entreprises ont fait de leurs droits à polluer. Jusqu’ici, nous n’avions que des hypothèses », se félicite-t-il, en référence à une étude du cabinet CE Delft qui avait estimé, en 2016, que les montants des ventes de quotas gratuits s’élevaient à plusieurs milliards d’euros.

 

Pour Yannick Jadot, le système des quotas gratuits se situe « au-delà du jugement moral ». « Cette histoire est scandaleuse, comme l’est la possibilité d’aller acheter des droits à polluer dans des pays africains. C’est une façon de se déresponsabiliser et de pratiquer faussement la décarbonation », fustige-t-il. « Les entreprises ont dévoyé le concept des quotas gratuits pour faire du profit, cela pose une question éthique. Au moment où l’on essaie de sauver la planète, certains s’en mettent plein les poches, c’est indécent », résume Ana Isabel Martinez Garcia, spécialiste du secteur de l’acier au cabinet de conseil et d’expertise comptable Syndex. Indécent, mais légal.