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Adèle Haenel, itinéraire d’une artiste en lutte

Adèle Haenel, itinéraire d’une artiste en lutte

En 2020, son départ fracassant face au triomphe de Polanski aux César divisait le milieu du cinéma. La comédienne assume aujourd’hui sa rupture avec le 7ᵉ art. Récit d’un parcours engagé. Et radical.

Adèle Haenel au piquet de grève de la raffinerie de Gonfreville-l’Orcher, en Normandie, le 24 mars 2023.

Adèle Haenel au piquet de grève de la raffinerie de Gonfreville-l’Orcher, en Normandie, le 24 mars 2023. Photo Jean-Pierre Sageot/Signatures

Par Hélène Marzolf, Caroline Besse, Romain Jeanticou

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Publié le 09 mai 2023 à 06h50

Mis à jour le 09 mai 2023 à 12h09

 

Si vous l’aviez quittée claquant la porte des César 2020 dans sa robe bleu nuit à sequins après le sacre de Roman Polanski, peut-être ne la reconnaîtriez-vous pas. Trois ans après la cérémonie qui a déchiré le cinéma français, Adèle Haenel, cheveux courts, imperméable vert canard et sac sur le dos, se tient au milieu des grévistes en chasubles CGT de la raffinerie de Gonfreville-l’Orcher, en Normandie. « Bonjour, moi je suis venue ici en tant que féministe, en tant que lesbienne aussi, annonce-t-elle au micro. Pour dire que si on est unis comme là, maintenant, sur les points chauds, on peut gagner. » Afin de croiser le chemin de l’actrice de 34 ans, absente des plateaux de cinéma depuis 2019, mieux vaut désormais se rendre sur un piquet de grève contre la réforme des retraites que faire le pied de grue près des marches du Festival de Cannes.

Depuis le début du mouvement social, elle s’active au sein du Réseau pour la grève générale, participe aux réunions, discute du choix des actions, prend la parole en meeting aux côtés d’étudiantes, d’agentes de nettoyage et de cheminottes pour défendre un monde « post-capitaliste, c’est-à-dire communiste ». « Sur le terrain, personne ne la considère comme une star, assure Camille Lupo, intermittente du spectacle et membre de la jeune organisation d’extrême gauche Révolution permanente, autour de laquelle gravite la comédienne. Les plus âgés ne la connaissent pas forcément et les jeunes viennent pour l’écouter, pas pour faire des selfies. »

Découvrez la lettre d’Adèle Haenel

“J’ai décidé de politiser mon arrêt du cinéma” : Adèle Haenel sort du silence

Adèle Haenel l’avait laissé entendre au journal communiste italien Il Manifesto. Aujourd’hui, elle l’affirme avec force et le revendique politiquement dans la lettre qu’elle nous a adressée en réponse à notre demande d’entretien : elle a décidé de tourner le dos au cinéma français. Une trajectoire radicale et singulière, mais qui ne surprend guère celles et ceux qui l’ont côtoyée. « Dès que je l’ai rencontrée enfant, elle tenait des discussions sur l’état du monde », assure la directrice de casting Christel Baras, qui l’a découverte à 11 ans, l’a menée vers le cinéma et lui a présenté la réalisatrice qui deviendra durant un temps sa partenaire de travail et de vie, Céline Sciamma (1).

Elle tient tête parce qu’elle veut comprendre ce qu’elle fait, pourquoi on lui demande ci, pourquoi elle est habillée comme ça. […] Je trouve ça légitime.

Robin Campillo, cinéaste

Issue d’une famille de classe moyenne, intellectuelle et politisée, la comédienne connaît ses premiers engagements durant ses études. Sur les tournages, elle lit abondamment, pose beaucoup de questions, bouscule les réalisateurs. « Elle tient tête parce qu’elle veut comprendre ce qu’elle fait, pourquoi on lui demande ci, pourquoi elle est habillée comme ça, se souvient le cinéaste Robin Campillo, qui l’a dirigée dans 120 Battements par minute. Il y a sûrement des gens que ça peut irriter, moi je trouve ça légitime. » Lorsqu’elle remporte en 2014 le César du meilleur second rôle féminin dans Suzanne, de Katell Quillévéré, elle dynamite un premier tabou en faisant son coming out lesbien sur scène. Le trophée de meilleure actrice vient l’année suivante pour Les Combattants, de Thomas Cailley.

La comédienne ne cache alors rien de ses convictions, mais semble encore en pleine construction politique. « Si être en colère, c’est ne pas vouloir se résigner et refuser d’adouber le monde qui nous écrase, alors oui je le suis, déclare-t-elle en 2019 à Madame Figaro. […] Mais j’ai du mal à m’engager autrement que par le biais des films. » La porte d’entrée, elle la trouve dans sa propre histoire, lorsqu’elle dénonce le harcèlement sexuel et les attouchements qu’elle dit avoir subis du réalisateur Christophe Ruggia alors qu’elle était mineure, ainsi que « le système de silence et de complicité » qui les aurait rendus possibles.

Sa prise de parole semble ébranler le cinéma français, passé au travers de #MeToo. Son ancienne agente, Elizabeth Simpson, parle de « tsunami » pour évoquer les centaines de témoignages qui inondent alors sa boîte mail. « Elle a planté une graine en moi, en prouvant que l’on pouvait parler sans s’enfermer dans un statut de victime, mais en ouvrant d’autres possibles », confie Marie Coquille-Chambel, critique de théâtre, elle-même victime de violences sexuelles et instigatrice du mouvement #MeTooThéâtre. La même année, Céline Sciamma lui offre un rôle bouleversant dans Portrait de la jeune fille en feu, qui devient une référence pour toute une génération de lesbiennes et les cinéphiles.

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Mais quelque chose s’est brisé avec le cinéma français. « Après ça, on ne lui a plus proposé que des rôles de femmes abusées, des histoires d’inceste ou des films où elle servait de caution féministe », déplore Elizabeth Simpson. Puis vient la fameuse nuit des César de 2020, où Adèle Haenel quitte la salle avec l’équipe du film en criant « c’est la honte ! », lorsque Roman Polanski se voit offrir le prix du meilleur réalisateur, alors qu’il est accusé de viol par six femmes. « Ce fut une flèche en plein cœur, commente l’autrice et activiste féministe Anna Toumazoff. Ça nous a toutes galvanisées. Ce soir-là, elle a mis le feu aux poudres et du baume sur nos cœurs. »

« La honte ! », crie Adèle Haenel en quittant la Salle Pleyel en pleine cérémonie des César, le 28 février 2020.

« La honte ! », crie Adèle Haenel en quittant la Salle Pleyel en pleine cérémonie des César, le 28 février 2020. Photo Berzane Nasser/ABACA

Dans l’industrie, le coup d’éclat divise profondément. La réaction d’Adèle Haenel embarrasse ou agace. « Si on estime qu’il y a quelque chose qui ne fonctionne pas dans le fait que Polanski ait des nominations, alors on ne vient pas et on ne part pas au milieu de la cérémonie », critique ainsi Lambert Wilson (1). Sur les réseaux sociaux, un directeur de casting prédit à l’actrice « une carrière morte bien méritée ». Certains réalisateurs se montrent désormais inquiets, raconte Christel Baras, et l’un d’eux lui demande : « Elle est pas féministe tout le temps ? C’est moi qui reste le chef, hein. »

Le récit de sa collaboration avec Quentin Dupieux (1), pour le film Le Daim, n’est pas passé inaperçu : convaincue que son personnage souffre de stéréotypes misogynes, Adèle Haenel a poussé le réalisateur à réécrire le rôle. Depuis, elle a quitté l’un des derniers projets qu’elle avait acceptés, L’Empire, de Bruno Dumont (1), parce qu’elle jugeait son contenu « sexiste et raciste ». « J’avais un scénario pour elle et Pio Marmaï, dévoile Pierre Salvadori, qui les a déjà associés dans En liberté !. Si demain elle me dit oui, je le fais : pour moi, elle était la future Jeanne Moreau. Mais je crois qu’elle est ailleurs désormais. »

Adèle n’a pas été blacklistée, mais les propositions n’étaient plus intéressantes. Continuer à faire ce métier dans ces conditions-là demandait trop de renoncements.

Elizabeth Simpson, agente

Au contact des comédiennes Nadège Beausson-Diagne (1) et Aïssa Maïga (1) — dont l’intervention durant la cérémonie des César 2020 sur l’hégémonie blanche dans le cinéma français fut tout aussi critiquée —, Adèle Haenel se plonge dans les questions antiracistes. Dénoncer les injustices faites à son corps sans combattre celles que subissent les autres par le racisme ou les violences policières serait, selon elle, « faire les choses à deux vitesses ». « Que la voix d’Adèle Haenel porte celle d’autres gens que l’on n’entend pas, c’est une chance pour nous tous », souligne Assa Traoré, l’une des figures militantes de ces luttes en France.

« Ce qui la distingue des actrices françaises qui se sont coupé une mèche de cheveux en soutien aux Iraniennes, c’est que celles-ci sont restées dans le geste symbolique. Adèle Haenel est dans l’action politique », défend la comédienne et chercheuse iranienne Rezvan Zandieh, dont le collectif Roja collabore avec l’actrice française. « Par rapport à d’autres actrices engagées comme Delphine Seyrig ou Simone Signoret, elle ne se positionne pas en tant qu’artiste ou intellectuelle en soutien, mais comme militante de base », remarque l’historienne du septième art Hélène Fleckinger.

Alors qu’elle n’avait jusque-là montré d’enthousiasme que pour la socialiste Christiane Taubira, Adèle Haenel soutient en 2022 la candidature à l’élection présidentielle du cheminot trotskiste Anasse Kazib, portée par Révolution permanente. Le candidat ouvrier n’obtiendra pas les parrainages nécessaires, mais la comédienne noue des liens au sein de l’organisation révolutionnaire, issue d’une scission au sein du NPA (Nouveau Parti anticapitaliste). Ces relations mèneront à son importante implication dans le mouvement social contre la réforme des retraites.

Le 6 mars 2023, Adèle Haenel participe à une manifestation féministe et anticapitaliste nocturne, en amont de la journée internationale des droits des femmes et dans le cadre de la lutte contre la réforme des retraites.

Le 6 mars 2023, Adèle Haenel participe à une manifestation féministe et anticapitaliste nocturne, en amont de la journée internationale des droits des femmes et dans le cadre de la lutte contre la réforme des retraites. Laurent Hazgui / Divergence

Un cheminement intellectuel, qui l’éloigne inévitablement des plateaux de cinéma. « Adèle n’a pas été blacklistée, mais les propositions n’étaient plus intéressantes. Elle ne se voyait pas continuer à faire ce métier dans ces conditions-là, ça demandait trop de renoncements », confie son ancienne agente Elizabeth Simpson. « Elle tente sans arrêt de mettre en accord ses paroles, ses actes et sa façon de vivre, analyse le directeur du Théâtre national de Bretagne, Arthur Nauzyciel, qui l’a faite jouer dans La Mouette, de Tchekhov. En cela, elle est sans concession. »

Pour expliquer la décision de l’actrice, la journaliste de Mediapart Marine Turchi, à l’origine de l’enquête sur Christophe Ruggia, rappelle aussi le caractère éprouvant des procédures judiciaires dans les affaires de violences sexuelles (le cinéaste, qui nie les faits, est toujours mis en examen). « 95 % des femmes qui dénoncent des violences dont elles ont été victimes dans le cadre professionnel finissent par perdre leur travail, le quitter ou changer de poste (2), et d’une certaine façon elle en fait partie. Parler n’est jamais sans conséquence, même quand on est Adèle Haenel. »

Tout ce qu’Adèle a fait, elle ne l’a pas fait pour elle mais en pensant aux autres, aux jeunes actrices après elle. Je suis très admirative de son chemin, que personnellement je n’arrive pas à prendre.

Noémie Merlant, actrice

Si ses prises de position lui attirent des vagues de haine en ligne, sa détermination donne du courage, selon Corinne Masiero : « Quand je me suis foutue à poil aux César pour défendre la culture, penser à Adèle m’a aidée à tenir. » Un sentiment partagé par Noémie Merlant, sa partenaire dans Portrait de la jeune fille en feu : « Tout ce qu’elle a fait, elle ne l’a pas fait pour elle mais en pensant aux autres, aux jeunes actrices après elle. Je suis très admirative de son chemin, que personnellement je n’arrive pas à prendre. »

Son travail artistique se concentre aujourd’hui sur les scènes de théâtre et de danse, bouleversé par une nouvelle rencontre, avec la metteuse en scène et chorégraphe franco-autrichienne Gisèle Vienne. « Avoir une pratique artistique peut permettre de créer de nouvelles langues pour penser autrement, affirme celle-ci. C’est ce qu’Adèle trouve dans le champ chorégraphique et théâtral. » C’est dans ce bouillonnement des assemblées générales et de la culture alternative que l’urgence d’Adèle Haenel s’exprime désormais. Le cinéma français a, lui, perdu l’une de ses actrices les plus précieuses.