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Souveraineté numérique : et si c'était le moment de débrancher ?

Le Courrier des maires et des élus locaux, no. 369
mercredi 22 février 2023 1169 mots, p. 14

ACTUALITÉ / Et demain

Souveraineté numérique : et si c'était le moment de débrancher ?

Emilie Denètre

 

Face à la hausse (conséquente) de l'abonnement Microsoft 365, certaines collectivités s'interrogent sur l'opportunité de quitter le géant américain afin de regagner leur souveraineté numérique. Mais changer de système n'est pas toujours simple, notamment pour les petites communes qui auraient besoin d'un coup de pouce de l'Etat.

 

La bureautique est-elle plus séduisante ailleurs ? Pendant longtemps, la question ne s'est pas posée tant la suite bureautique de Microsoft n'avait pas d'égale sur le marché français et européen. Depuis plusieurs années, le géant américain est devenu la référence sur les postes de travail des communes de France... Mais après l'annonce de la hausse substantielle de ses tarifs l'an passé, nombre d'élus remettent en question le règne des Gafam et osent parler « souveraineté numérique ».

 

Pour la région Occitanie, en cours de négociation avec Microsoft, l'augmentation donne le vertige : une hausse de 40 % sur les abonnements. « Ce qui me gêne, c'est que cette multinationale a gagné un marché public avec des prix qu'elle savait intenables sur le long terme, elle attendait juste le prochain round de négociations pour les augmenter », s'agace Marc Sztulmann, élu régional délégué au numérique. Un « dumping » économique qui a aussi privé la région de certaines alternatives finalement pas si onéreuses que cela...

 

Dépendance logicielle. Pour le député Philippe Latombe (Vendée, Modem), la stratégie de Microsoft vise à créer une dépendance à ses produits : « Comme c'est toujours compliqué de changer de logiciels de bureautique, beaucoup de collectivités préfèrent payer les augmentations et, ce faisant, elles se lient un peu plus encore à Microsoft. » En effet, avec le développement du cloud, des offres « collaboratives » avec abonnement mensuel ou annuel sont venues remplacer les licences perpétuelles. « C'est un peu comme une drogue... » ose Philippe Latombe. Et cet « enfermement » avec un même éditeur peut s'avérer délétère en cas de cyberattaque, estime pour sa part Marc Sztulmann : « Avec les offres "all inclusive", toutes les applications de la collectivité sont reliées et peuvent tomber les unes après les autres. Ce n'est pas un système résilient. »

 

L'« enfermement » avec un même éditeur peut s'avérer délétère en cas de cyberattaque.

A Lyon, l'éventuelle transformation des licences perpétuelles de bureautique en offres plus intégrées (avec abonnement) a justement été un révélateur. « Avant, on ne se posait pas trop de questions puisque tout était hébergé chez nous, sur nos serveurs, explique Bertrand Maes, adjoint délégué au numérique. Mais là, avec ces nouvelles offres collaboratives, nos données se-ront stockées sur les serveurs de Microsoft, et c'est une vraie vulnérabilité. » Car même si les grands éditeurs étrangers - notamment américains - assurent être en règle avec le RGPD en utilisant des data centers basés en France pour stocker les données des collectivités, la loi américaine dit tout le contraire : le « Cloud Act » de 2018 autorise le gouvernement américain à récupérer des données personnelles stockées sur des clouds même si ces derniers sont opérés « overseas », à l'étranger. De quoi interroger sérieusement nos élus sur la sécurité des données qui transitent sur les serveurs de Microsoft. « La question qui se pose est celle de la souveraineté numérique des collectivités, assène le député Latombe. Faire de l'autonomie stratégique, c'est s'appuyer le plus possible sur des acteurs français ou européens. »

 

Data center à la caserne. Pourtant, les alternatives à Microsoft existent. Des logiciels de traitement de texte, messagerie ou visioconférence sont développés depuis des années en open source (avec un accès au code source) et ils sont aujourd'hui intégrables sur les postes de travail des collectivités. La gendarmerie lyonnaise a d'ailleurs fait sa mue en passant à Open Office dès l'été 2004. « Le problème de ces logiciels, c'est que c'est moche, poursuit Marc Sztulmann, et je vous assure, j'ai tout essayé... » « C'est vrai qu'il y a un problème de packaging des offres, complète Renaud Lagrave, directeur de l'Agence landaise pour l'informatique (Alpi) et élu de Nouvelle Aquitaine. Et pour une secrétaire de mairie qui vient trois heures par semaine dans tel ou tel village, ce n'est pas vivable. »

 

Aussi, pour peser face aux intégrateurs - ces sociétés qui intègrent les logiciels en open source auprès des collectivités et retravaillent le code pour améliorer l'expérience utilisateur -, les collectivités chassent en meute, avance Bertrand Maes. Avec sept autres communes, la ville de Lyon s'est ainsi associée à la métropole pour ses marchés publics. « Ensemble, on est plus fort, c'est donc plus intéressant pour les éditeurs ou les intégrateurs de nous accompagner », détaille l'élu. Même stratégie à l'Al-pi qui accompagne 324 communes sur le territoire landais et assure même l'hébergement des données dans une ancienne caserne aux murs épais. « Nous avons un critère dans nos appels d'offres : les données doivent être hébergées chez nous et c'est non négociable », abonde Renaud Lagrave. Aujourd'hui, l'Al-pi offre ainsi aux communes adhérentes une suite bureautique collaborative absolument « RGPD-friendly ».

 

Filière à créer. Si ces solutions locales s'avèrent très efficaces, certains regrettent qu'aucune stratégie nationale ne soit déployée par l'Etat vers les collectivités, notamment les plus petites. Président de l'association Déclic qui réunit les opérateurs publics de services numériques, Emmanuel Vivé pointe un « problème d'acculturation. Un maire sait ce qu'est un pli confidentiel et ce qu'il doit faire pour qu'il le reste... En revanche, quand il envoie un mail avec une pièce jointe à la préfecture, il ne se pose aucune question », illustre-t-il. La réussite de toute transition vers ces nouveaux outils bureautiques nécessite aussi beaucoup de formation et d'accompagnement des agents.

 

Pour nombre d'élus locaux, c'est ici à l'État de reprendre la main pour susciter une filière avec des solutions respectant le RGPD tout en restant attractives pour les collectivités. Il y a aussi urgence à imposer des interopérabilités entre les logiciels métiers et les principaux logiciels de bureautique libres... « C'est une étape importante et il ne faut pas se rater, conclut Marc Sztulmann. Sinon, Microsoft reviendra en force et nous dira : "Vous avez fait les ados en pensant que c'était mieux ailleurs, maintenant rentrez à la maison". »

 

Encadré(s) :

« Microsoft ne défend que ses propres intérêts »

 

Le numérique a été beaucoup pensé comme une ressource de l'action publique alors qu'il est beaucoup plus. A Marseille, il représente huit milliards d'euros dans l'économie locale, soit quatre fois le budget de la ville et l'équivalent de celui du port autonome ! Donc, si on est convaincu qu'il y a effectivement des enjeux politiques dans le numérique, il faut prendre en considération les tenants et les aboutissants, que ce soit en termes de sobriété, de sécurité, de confiance, d'accessibilité, les évaluer et ensuite faire des arbitrages. A ce moment-là, on arrive dans le "numérique responsable". Microsoft a le comportement d'une grande entreprise internationale qui défend ses propres intérêts. Elle n'est pas là pour construire un bien commun. Or, les fonds publics doivent être investis dans des biens communs et c'est vrai aussi pour le numérique.

1 M€

 

C'est ce que paye en moyenne chaque région pour ses abonnements Microsoft.

5 000

 

5 000 agents doivent être formés aux nouveaux outils de bureautique en open source par la ville de Lyon qui souhaite équiper 7 000 postes de travail.