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Faut-il abolir l’Etat, cet horizon indépassable de nos imaginaires politiques ?


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Faut-il abolir l’Etat, cet horizon indépassable de nos imaginaires politiques ?

Par Youness Bousenna

Publié le 24 novembre 2023 à 18h00

Au carrefour de l’anthropologie, de la philosophie politique et de l’archéologie, plusieurs travaux récents remontent aux origines historiques et conceptuelles de l’institution étatique, dans le but de dépasser l’hégémonie de cet objet aujourd’hui considéré comme la forme immuable du pouvoir.

 

Un anarchiste qui se passionne pour les royautés sacrées. Il y a quelques années, l’essai Sur les rois (La Tempête, 620 pages, 35 euros) aurait peut-être stupéfié. Plus maintenant, et David Graeber (1961-2020), coauteur de l’étude avec Marshall Sahlins (1930-2021), compte sûrement pour beaucoup dans ce nouvel air du temps. Avec James Scott, aujourd’hui âgé de 86 ans, il est à l’origine de l’anthropologie anarchiste, dont l’objet est la critique radicale des formes du pouvoir dans nos sociétés actuelles. Et en particulier de son incarnation : l’Etat. De la bureaucratie à la dette, des embryons étatiques surgis au néolithique à l’archéologie de la souveraineté, ces deux figures de la discipline ont participé au renouvellement de ce concept central de nos systèmes politiques.

Au-delà de ce courant, tout un pan des sciences sociales, à la croisée de l’anthropologie, de l’archéologie, de l’histoire et de la philosophie politique, se penche sur le sujet. « Nous vivons un moment de questionnement sur l’Etat, dans un contexte d’hégémonie du néolibéralisme », observe le sociologue Christian Laval, coauteur en 2020 de Dominer. Enquête sur la souveraineté de l’Etat en Occident (La Découverte) avec le philosophe Pierre Dardot. « L’Etat apparaît aujourd’hui comme une institution incapable de répondre aux problèmes : les aspirations démocratiques, le terrorisme, les inégalités et, avant tout, la crise écologique », tranche le philosophe Edouard Jourdain.

Les sciences sociales cogitent donc pour sortir de l’impasse politique. Mais aussi académique, signale l’anthropologue Philippe Descola : « L’Etat est devenu un horizon intellectuel indépassable. La réflexion contemporaine est très pauvre, car elle s’inscrit dans la double filiation du libéralisme et du socialisme, qui ont en commun de séparer radicalement les humains et le reste du monde. »

 

Cette cécité destructrice, James Scott la retrace dans L’Œil de l’Etat (La Découverte), ouvrage publié en 1998 mais seulement traduit en 2021. Le professeur émérite de science politique et d’anthropologie à l’université Yale y explore l’obsession des Etats modernes à rationaliser et à contrôler le territoire et les individus dont il a la charge. De l’état civil aux standards métriques, de l’imposition de cadastres à celle des langues, James Scott appréhende l’action de l’Etat comme une simplification du réel par la force « afin de lui donner une forme plus lisible et plus commode à administrer ». L’anthropologue se penche en particulier sur les expériences de modernisations brutales au XXe siècle, comme la collectivisation soviétique, les réformes agraires dans les pays du Sud et la villagisation forcée en Tanzanie. Ces expériences portent toutes, à ses yeux, la trace d’une idéologie « haut-moderniste », qui a pour effet d’anéantir un tissu de savoirs vernaculaires constitué à travers les siècles.

 

Libérer l’imaginaire

« Des génocides à la colonisation, l’Etat moderne, malgré certains progrès, a un bilan politique et humain accablant », juge Jean-François Bayart, qui a publié en 2022 L’Energie de l’Etat. Pour une sociologie historique et comparée du politique (La Découverte), aboutissement de cinquante ans de recherche sur le sujet. Le politiste, spécialiste de l’Etat en Afrique, y formule une « critique politique de la formation de l’Etat » en l’analysant comme le produit d’une opération historique : il dénonce, à l’instar de James Scott, l’abstraction comme vecteur de sa domination. L’émergence de la « raison d’Etat », qui autorise la violence physique, marque à ses yeux le premier maillon d’une chaîne d’abstractions : le peuple, dont on postule qu’il forme une nation ; le territoire, découpé par des délimitations imaginaires ; et le marché, dont le professeur à l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève fait le « fruit de la territorialisation de l’Etat ».

Cette série d’abstractions a permis de « produire un style de domination » composite, des formes les plus douces (les normes culturelles et juridiques) à la violence physique. « La violence fait l’Etat », affirme-t-il. A la lumière de ce prisme, le politiste analyse trois grands processus contemporains que sont l’universalisation de l’Etat-nation, la montée de l’identitarisme et des nationalismes, et les globalisations, économique, mais aussi technologique et culturelle. Pour Jean-François Bayart, ces dynamiques mêlant mondialisation et repli ne sont contradictoires qu’en apparence : cette « tension triangulaire » cristalliserait en réalité des logiques intrinsèques à la dynamique historique de l’Etat. Celui-ci serait perpétuellement en tension entre ces trois pôles, façonnant une instable « globalisation national-libérale » dont des dirigeants comme l’Américain Donald Trump, le Turc Recep Tayyip Erdogan et l’Indien Narendra Modi ne constituent pas à ses yeux des anomalies, mais des synthèses.

 

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Alors que les questions sociale et écologique sont brûlantes, l’Etat moderne serait donc voué à amplifier des problèmes qu’il demeure impuissant à résoudre : si cette galaxie de pensées critiques recoupe des courants pluriels, elle se retrouve sur ce dénominateur commun. « L’enjeu actuel est le dépassement de l’Etat comme achèvement de la raison et finalité de toutes les formes politiques », estime Christian Laval. « L’interprétation téléologique de l’Etat-nation comme espace de domination naturel » est aussi récusée par Jean-François Bayart : « Si l’Etat a fini par absorber l’idée même de politique, la sociologie historique montre qu’il n’a rien d’un horizon indépassable. » L’enjeu est donc intellectuel et, au-delà, symbolique : l’objectif de libérer un imaginaire verrouillé par l’hégémonie intellectuelle de l’Etat.

Cette personnalité juridique souveraine est pourtant devenue l’autorité toute-puissante que l’on connaît il y a une poignée de siècles à peine. On attribue la conceptualisation originelle de la souveraineté de l’Etat au philosophe et magistrat français Jean Bodin (1530-1596), qui la définit comme « puissance absolue et perpétuelle d’une République » dans Les Six Livres de la République (1576). C’est d’ailleurs à cette période que s’impose le curieux terme « Etat » : « L’étymologie du mot “Etat” découle du latin stare (ce qui tient debout) et renvoie à la notion de stabilité, de permanence. Il faut attendre la période charnière, entre la fin du XVe siècle et le XVIe siècle, où l’on bascule de la féodalité à la Renaissance, pour que l’“Etat” (orthographié avec une majuscule) prenne son acception moderne », relève le professeur de droit Béligh Nabli, dans L’Etat. Droit et politique (Armand Colin, 2017).

 

De l’Eglise à la République

L’Etat n’a donc initialement rien d’universel, de permanent ou d’indépassable, rappellent ces penseurs critiques, qui entreprennent une déconstruction à trois niveaux. Sa dimension évolutionniste, d’abord, qui en fait le stade final de toute société – dont le corollaire est de renvoyer les sociétés dépourvues d’Etat à un prétendu archaïsme. Sa nécessité, ensuite, pensée par les philosophes du contrat social Thomas Hobbes (1588-1679) et John Locke (1632-1704), qui en font le rempart face à la guerre de tous contre tous, ainsi que par Jean-Jacques Rousseau (1712-1778). Sa toute-puissance, enfin, qui repose sur une quête de maîtrise totale d’un territoire et de sa population. Cette trajectoire est retracée par Pierre Dardot et Christian Laval dans la vaste « généalogie de la souveraineté de l’Etat » que forment les 700 pages de Dominer. S’ils partent en quête de ses fondements intellectuels et historiques, c’est que « la souveraineté de l’Etat n’est pas la solution », mais « fait partie du problème ».

Contre les courants de gauche y voyant un rempart face au capitalisme, ces auteurs soutiennent que cette « idéologie souverainiste (…) empêche de dépasser le moment néolibéral de la politique mondiale », car elle alimente le nationalisme et se méprend sur l’hybridation déjà opérée entre néolibéralisme, identitarisme et protectionnisme de Recep Tayyip Erdogan, Narendra Modi et Donald Trump. Penser « une organisation politique du monde au-delà de la souveraineté de l’Etat » réclame d’en faire l’archéologie. Dominer s’y attaque en revenant au néolithique, période s’étalant d’environ – 9500 à – 2300 avant J.-C. ayant vu l’apparition de l’agriculture et des premières civilisations, dans laquelle ils perçoivent l’émergence d’une première « souveraineté non étatique, sans pouvoir exécutif centralisé ». Dans cette trajectoire plurimillénaire, Pierre Dardot et Christian Laval identifient un tournant majeur en Occident : la souveraineté y aurait émergé au milieu du Moyen Age comme « une invention tardive de l’Eglise », sous l’effet d’un processus qualifié de « révolution papale ».

 

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En 1075, Grégoire VII (vers 1015-1085), pontife depuis deux ans, édicte le Dictatus papae, ensemble de vingt-sept propositions constituant une affirmation inédite du pouvoir du pape sur un clergé alors morcelé. En asseyant son autorité politique, la réforme grégorienne crée un bouleversement analysé comme la genèse du concept moderne de souveraineté, que les Etats alors en germe vont s’approprier. « Prenant pour modèle l’Eglise-Etat, avec son administration centralisée et son système juridique, ces Etats en construction n’hésitèrent pas à retourner contre la papauté cette même revendication d’absolutisme pour mieux renforcer leurs propres prérogatives », écrivent les deux auteurs. Des penseurs scolastiques ont aussi accompagné cette bifurcation, à la fin du XIIIe siècle, en plaidant « en faveur de la nécessaire autonomie du politique à l’égard du religieux et de l’Eglise, privilégiant la forme séculière de la “république” ».

L’analyse du « tournant de 1300 » comme un moment de bifurcation majeure dans l’histoire de l’Occident n’est pas neuve : Pierre Dardot et Christian Laval s’inscrivent dans la pensée du juriste et psychanalyste Pierre Legendre, mort en mars, à l’âge de 92 ans. Ce dernier a bâti toute son œuvre – souterraine mais à l’influence décisive chez nombre de penseurs actuels – sur la centralité de cet événement, qu’il tire notamment de la lecture de Droit et Révolution (1983), de l’historien du droit américain Harold J. Berman (1918-2007), inventeur du label de « révolution papale ». « Avec l’idée de Pierre Legendre d’une souveraineté naissant de la révolution pontificale, on a pour la première fois une théorie extrêmement puissante sur la source de la légitimité politique et philosophique de l’Etat », relève Christian Laval, jadis étudiant de Pierre Legendre à la faculté de droit de Nanterre.

 

Contre l’eurocentrisme

De Jean-François Bayart à Pierre Dardot et Christian Laval, l’anthropologie historique se présente comme l’une des grandes armes de la critique de l’Etat. Au Collège de France, cette déconstruction s’est aussi opérée sous le sceau de l’anthropologie comparée. Deux années durant, Philippe Descola y a donné un cours intitulé « Les usages de la terre. Cosmopolitiques de la territorialité » (2016-2017), visant à « se pencher sur des expérimentations menées partout dans le monde, en dépassant l’opposition entre sociétés avec et sans Etat ». Que cette comparaison soit possible signale un mouvement tectonique dans la conception du politique, notamment avec l’essor de l’anthropologie anarchiste de James Scott et David Graeber, qui a formulé ce projet dès 2004, dans Pour une anthropologie anarchiste (Lux).

 

 

Dans ce manifeste, Graeber revendique l’héritage de deux pionniers : les anthropologues Marcel Mauss (1872-1950), qui a fait du don le moteur des sociétés humaines, et Pierre Clastres (1934-1977), qui, dans son essai La Société contre l’Etat (Minuit, 1974), avance l’hypothèse que les sociétés « indiennes » sud-américaines qu’il a étudiées n’ont pas d’Etat car elles ont mis en place des mécanismes visant à empêcher son émergence. Ce renouveau hérite d’un autre décentrement, dont Philippe Descola est une figure majeure. Un tel mouvement s’inscrit dans la lignée de sa grande œuvre Par-delà nature et culture (Gallimard, 2005), où il relativisait l’universalité de la césure entre nature et culture en montrant que celle-ci est propre à l’Occident moderne. Ce bouleversement conceptuel a participé à ce qui a été qualifié de « tournant ontologique de l’anthropologie », dont hérite la nouvelle approche critique du politique dans les sociétés modernes.

« Ce “tournant ontologique” a ouvert un imaginaire en dévoilant une illusion : l’architecture de notre monde, caractérisée par le présentisme [la croyance qu’aujourd’hui est meilleur qu’hier], diffère de celle d’autres mondes », souligne Philippe Descola. Son cours sur les « Cosmopolitiques de la territorialité », présenté comme un « aggiornamento théorique », entendait renouveler la compréhension de la façon dont un collectif humain se noue à un espace de vie, selon un assemblage qualifié de « cosmopolitique ». « Il importait de souligner que, dans un contexte non moderne, un territoire correspond rarement à ce que l’on a pris l’habitude de concevoir sous ce terme depuis l’émergence du système westphalien [à partir du XVIIe siècle], à savoir une portion d’espace sur laquelle un Etat exerce sa souveraineté et dont les limites stables sont reconnues par les Etats voisins », écrivait Philippe Descola dans le résumé de son cours. La souveraineté absolue de l’Etat sur son territoire n’a donc rien d’universel.

Contre « l’eurocentrisme implicite colorant l’appréhension du territoire », il soutient que « cette notion d’appropriation est le produit d’un système juridique et philosophique propre à l’Occident », non valable pour d’autres cultures. Philippe Descola y discute notamment les thèses de Pierre Clastres, tout en s’appuyant sur les deux grands théoriciens de la royauté sacrée dans les sociétés sans Etat, les anthropologues britanniques Arthur Maurice Hocart (1883-1939) et James George Frazer (1854-1941), qui en a compilé des exemples sur tous les continents dans son immense exploration qu’est Le Rameau d’or (1911-1915). La figure du roi sacré captive Philippe Descola, car elle constitue une forme d’autorité sans pouvoir propre aux sociétés sans Etat : détenant une autorité spirituelle en tant que garant de l’équilibre cosmique, le roi sacré n’a aucun pouvoir coercitif. Il est même parfois « tué dès que ses forces déclinent ». Ainsi l’exemple des Lugbara, en Ouganda, étudiés par l’anthropologue britannique John Middleton (1921-2009), sur lequel s’appuie Philippe Descola, où ce chef est censé faire advenir la pluie par un sacrifice dont il est la victime.

 

« Monopolisation » extrême des pouvoirs

Dans la lignée de Pierre Clastres, Philippe Descola s’interroge : comment cette régulation empêchant l’émergence d’une figure toute-puissante s’est-elle effacée au profit de nos sociétés avec Etat, où la souveraineté est absolue ? Il discute alors – pour la critiquer – une hypothèse majeure d’Arthur Maurice Hocart, selon laquelle l’Etat moderne dériverait de l’institution du roi sacré : son pouvoir rituel, limité, se serait étendu jusqu’à devenir permanent et absolu. Le mystère de l’émergence de l’Etat figure également au cœur de l’essai Sur les rois, de David Graeber et Marshall Sahlins.

Cette « archéologie de la souveraineté » distingue ces rois sacrés sans pouvoir de la trajectoire conduisant « à l’avènement de rois divins à part entière, et donc, en bout de chaîne, à l’Etat-nation moderne ». Où la source de la souveraineté longtemps exercée par un roi absolu s’est réincarnée en sujet collectif, complète David Graeber dans Pour une anthropologie anarchiste : « Au pouvoir personnel du souverain s’est substituée une personne fictive appelée le “peuple”, permettant à la bureaucratie de prendre presque totalement le contrôle. »

 

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Si cette anthropologie politique réjouit Edouard Jourdain, c’est qu’elle montre que « les sociétés sans Etat sont elles aussi complexes, relativisant la centralité de l’Etat et élargissant ainsi le champ des futurs ». Le chercheur en théorie politique à l’Ecole des hautes études en sciences sociales et à Polytechnique mène ce programme comparatif dans Le Sauvage et le Politique (PUF, 408 pages, 23 euros), essai prenant comme point de départ de toute société humaine, avec ou sans Etat, la nécessité vitale de la politique pour réguler la violence parcourant le corps social.

Ce spécialiste de l’anarchisme relève que les sociétés modernes sont marquées par la « monopolisation » extrême des pouvoirs par l’institution étatique, au point que ces institutions sont devenues autonomes, « échappant alors à leur sujet instituant ». Il appelle à puiser dans les « conjurations sauvages » des sociétés dépourvues d’Etat, ces dispositifs de régulation de la toute-puissance du politique, pour reprendre en main les institutions surplombant la société : « Tout l’enjeu consiste à les domestiquer en reprenant le pouvoir sur elles. »

Le décentrement opéré par ces penseurs n’est pas seulement spatial, il est aussi temporel. « Remettre en cause le récit standard généralement enseigné dès l’école » est précisément l’objectif de James Scott dans Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers Etats (La Découverte, 2019), où l’anthropologue américain se lance dans une exploration des embryons d’Etat en Mésopotamie, en Egypte et en Chine, entre – 4000 et – 2000 avant notre ère. James Scott entend montrer que « Thomas Hobbes, John Locke et tous les théoriciens du contrat social [qui] postulaient un état de nature violent où l’homme serait livré aux famines et aux maladies » ont fait « complètement fausse route ». Contre le biais consistant à réduire l’histoire humaine à celle de l’Etat, James Scott veut le remettre à « sa juste place », en montrant le rôle « beaucoup plus modeste » joué par celui-ci. D’abord parce qu’il n’est devenu universel que récemment, et que la population humaine a majoritairement évolué dans un monde sans Etat.

 

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Ensuite parce que cette histoire mythique, faisant de l’Etat le garant de la sécurité et de la prospérité, est démentie par la réalité exhumée par l’archéologie : ces Etats primitifs, issus de la sédentarisation de groupes humains autour de cultures céréalières (car leur récurrence permet d’asseoir une base de prélèvement fiscal), se seraient initialement accompagnés d’épidémies liées à la concentration d’humains et de bétail, de dégâts écologiques (déforestation, salinisation des sols, inondations) liés à l’agriculture, et de prédations nouvelles, puisque ces structures fonctionnaient sur l’esclavage, la collecte agressive de l’impôt et la guerre. Pour le spécialiste du néolithique Jean-Paul Demoule, le geste intellectuel de James Scott condense celui d’une anthropologie anarchiste que lui-même a participé à introduire en France – notamment en préfaçant Homo domesticus.

 

Aveuglement

Cet ouvrage, fondé sur la compilation de travaux scientifiques sur le néolithique, s’inscrit dans un contexte intellectuel marqué par l’irruption de la question écologique, explique ce professeur émérite à Paris-I : « Au moment de l’émergence de la notion d’anthropocène [moment où l’impact des activités humaines est devenu prédominant sur la géologie et les écosystèmes], dans les années 2000, il y a eu un retournement. Le néolithique, jusqu’ici vu comme le début des grandes civilisations, est désormais lu à l’aune du prisme écologique. » Les Etats primitifs coexisteraient ainsi avec le début d’une appropriation à grande échelle de la Terre et de ses ressources.

Cette contre-histoire conduit James Scott à retourner l’étiquette d’effondrement accolée à la disparition des grands royaumes anciens : plus qu’une chute, ces disparitions pourraient en fait signifier, pour leurs habitants, « la destruction d’un ordre social oppressif ». Cet ordre aurait même conduit des communautés à fuir volontairement l’Etat, ainsi qu’il l’avancera dans Zomia ou l’art de ne pas être gouverné (Seuil, 2013), l’ouvrage qui le fait connaître en France. James Scott nomme Zomia un vaste espace montagneux situé en Asie du Sud-Est, une « zone d’insoumission », où des dizaines de millions de personnes vivraient pour échapper à l’emprise de l’Etat.

Avec ces approches critiques, c’est l’essence même de l’Etat qui est rediscutée… jusqu’à être contestée. Dès son manifeste de 2004 Pour une anthropologie anarchiste, David Graeber définissait les Etats comme des « totalités imaginaires ». Il définissait ainsi son projet de recherche : « Analyser l’Etat comme la relation entre un imaginaire utopique et une réalité désordonnée impliquant des stratégies de fuite et d’évasion, des élites prédatrices, et des mécanismes de régulation et de contrôle. » Malgré sa mort en septembre 2020, à 59 ans, son œuvre continue de nous parvenir par des livres posthumes. Dans Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité (Les liens qui libèrent, 2021), coécrit avec l’archéologue David Wengrow et qui vient de paraître en poche, David Graeber présente l’Etat comme une étiquette aveuglant la diversité des expériences politiques humaines à travers le temps et l’espace.

 

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« Quelle allure aurait l’histoire si, au lieu de considérer qu’il existe nécessairement des similitudes profondes entre les systèmes politiques de l’Egypte ancienne et de la Grande-Bretagne moderne, par exemple, et qu’il nous faut à tout prix déterminer sur quoi elles reposent, nous abordions l’ensemble du problème avec un regard totalement neuf ? », interroge celui qui a lui-même participé à cette façon nouvelle d’aborder le politique, en devenant une figure du mouvement Occupy Wall Street, en 2011.

Quant à Philippe Descola, il a publiquement défendu des modèles libertaires, tels que les zones à défendre (ZAD) : « Je trouve admirables les formes d’existence politique qui ont cours dans les ZAD, au Rojava [Kurdistan syrien] et au Chiapas [Mexique]. » S’il soutient les expériences qui permettent de vivre « dans les interstices de l’Etat », l’anthropologue ne croit pas en la possibilité de son abolition. « On sera avec l’Etat pour encore un bout de temps », sourit-il. Jean-François Bayart partage ce réalisme. Selon lui, « l’Etat est un mal nécessaire ». Il esquisse quand même un horizon : « Essayer de le civiliser. » Vaste programme.