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«Les géants de la tech déploient une vision du monde cohérente, comme dans toute folie»

 

Dans l’essai «Technopolitique», la chercheuse à l’EHESS analyse la façon dont les grandes entreprises technologiques, avec leurs innovations ultrasophistiquées, redessinent les rapports de pouvoir avec l’Etat. Ce qui rend nécessaire une réponse démocratique.

Un swipe, un like, une commande en ligne, et vous voilà petit soldat, casque sur la tête, d’un champ de bataille silencieux et invisible. Les réseaux sociaux, les applications et les plateformes ont désormais plus à voir avec la guerre qu’avec le plaisir ludique de partager sa vie, de consommer ou de débattre de ses opinions avec un inconnu. C’est le constat de la chercheuse à l’EHESS, spécialiste de la géopolitique de la tech et des enjeux de l’intelligence artificielle (IA) Asma Mhalla, qui publie Technopolitique. Comment la technologie fait de nous des soldats (Seuil), un essai sur ce que l’usage massif de la technologie fait de ses utilisateurs et des démocraties. Selon la politologue, de nouveaux jeux de pouvoir s’articulent autour des géants de la tech américains, les «Big Tech» – Meta (ex-Facebook), Google, Amazon, Microsoft ou la galaxie Elon Musk (Tesla, X, SpaceX…) – qui ne sont plus simplement des entreprises privées mais des acteurs géopolitiques et militaires, omniprésents d’un bout à l’autre de la chaîne de connectivité, de la captation des données aux infrastructures où elles transitent. A la fois collaborateurs et concurrents de la puissance publique, ils agissent en «agents perturbateurs» de nos vieux modèles démocratiques.

En quoi est-ce que la technologie

«militarise» nos démocraties à notre insu, selon vous ?

L’invasion de la Russie en Ukraine il y a deux ans a visibilisé ce qui existait jusque-là à bas bruit, c’est-àdire une «guerre hybride», non conventionnelle qui, en parallèle des opérations militaires classiques, se déploie dans un tas de domaines. Les infrastructures technologiques, quelles qu’elles soient, les réseaux sociaux, les câbles sous-marins, les satellites ou les data centers, sont devenus les lieux de nouvelles conflictualités. Qui sont le théâtre d’opérations de cyber-déstabilisation, de cyberattaques et de luttes informationnelles permanentes. En parallèle des guerres conventionnelles, se jouent de nouvelles conflictualités cyber-hybrides qui nous font définitivement entrer dans un entre-deux, ni tout à fait la guerre ni tout à fait la paix, de confrontations parfois invisibles. On a atteint une militarisation totale du monde, ce que l’historien britannique Mark Galeotti décrit comme «weaponisation of everything» («arsenalisation de tout»).

Comment nous, citoyens, participons-nous à cette nouvelle guerre hybride ?

Les réseaux sociaux, que je nomme comme faisant partie du grand système des «technologies de l’hypervitesse», sont symptomatiques de cette militarisation silencieuse. Les réseaux sociaux sont conçus pour être capables de cibler n’importe quel utilisateur, pour être globaux, civils et militaires. TikTok, c’est à la fois du divertissement ludique et de l’ingérence voire du cyber-espionnage. De même pour X /Twitter ou Meta. Ces plateformes permettent le microciblage et l’hyper-personnalisation de contenus à grande échelle. L’affaire Cambridge Analytica reste le scandale le plus frappant des capacités de manipulation des électeurs sur un réseau social, Facebook en l’occurrence, à des fins idéologiques assumées convergeant avec des opérations d’ingérence russe. Au fond, la modération des réseaux sociaux est une impasse et nous sommes aveuglés par nos réflexes du XXe siècle. Les réseaux sont un point de tension entre l’administration américaine et européenne et les Big Tech. Mais là où les Etats se confrontent aux Big Tech sur ces nouveaux espaces publics hyper-polarisés, les coopérations sont en revanche vives dans les domaines militaires ou de la défense.

Les réseaux sociaux ont-ils tué la démocratie ?

Par leur gouvernance actuelle, ils sont devenus antidémocratiques. Le XXe siècle a été celui de la production, de la consommation, de l’éducation, des médias de masse et de l’Etat centralisateur. La «démocratie de masse» est morte. Ou plutôt, elle s’hybride dans une oscillation entre massification et hyperpersonnalisation. L’économie des algorithmes et les techniques de microciblage, aujourd’hui dominantes dans nos usages quotidiens avec les réseaux sociaux, les moteurs de recherche ou les IA génératives, atomisent la société. C’est en train d’éclater le réel lui-même. A Davos, Sam Altman, le patron d’OpenAI, à l’origine de ChatGPT, a déclaré que ses GPT (1) personnalisables devraient à l’avenir pouvoir apporter des réponses différentes selon les besoins et la customisation de chaque utilisateur. Nous sommes passés d’une démocratie de masse à une démocratie de la symbiose entre le réel et le virtuel, entre le vrai et le faux, entre le public et le privé.

Que voulez-vous dire ?

Si les innovations de ces acteurs technologiques représentent une mise à l’épreuve de l’exercice démocratique, la relation entre les Big Tech et l’Etat est bien plus complexe. Les Big Tech sont devenues nécessaires aux Etats qui portent une velléité de puissance, les EtatsUnis et la Chine en premier lieu. L’agilité et la capacité d’innovation des entreprises de la Silicon Valley agissent comme des accélérateurs de capacité de plus en plus indispensables à l’Etat américain en termes de sécurité et de régalien dans cette volonté de tout savoir, de contrôle. Depuis quelques années, les Big Tech ont pris l’habitude de se partager des budgets alloués par les pouvoirs publics aux postes de recherche de développement ou des contrats de défense. Google, Microsoft ou Palantir (2) se positionnent régulièrement auprès du Pentagone. Dans le spatial, la collaboration de SpaceX d’Elon Musk ou de Blue Origin de Jeff Bezos avec la Nasa, en perte de vitesse en termes d’innovation native, incarne cette hybridation public-privé. Les Big Tech et l’Etat américain entretiennent une relation ambivalente, à la fois de concurrence et de coopération.

L’Etat est-il en train de disparaître au profit de ces entreprises technologiques ?

L’Etat ne disparaît pas mais sa gouvernance et ses institutions sont en train de se redéfinir. La source de son pouvoir mais aussi de ses attributs de puissance se matérialise par l’apparition d’un Léviathan à deux têtes, l’un économique, l’autre sécuritaire, l’un vecteur de pouvoir juridique et coercitif, l’autre de puissance technologique. En Chine, en parallèle de l’écosystème Big Tech (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) que le Parti communiste a mis au pas ces dernières années, Pékin a lancé le programme «Little Giants» afin de favoriser l’émergence de 10 000 start-up dans les secteurs technologiques stratégiques comme l’IA, le quantique ou les semi-conducteurs –ces micropuces nécessaires au développement de certains usages militaires reposant sur l’IA ou le quantique. Elles représentent donc un enjeu de sécurité nationale majeur. La Chine cherche ainsi à développer son arsenal techno-militaire en autosuffisance. Dans la recomposition géopolitique en cours, les géants technologiques véhicu

lent cette nouvelle affirmation de puissance sur la scène internationale. On assiste au retour des Etats forts, ce que j’appelle les «Big States» en miroir des Big Tech.

A vous lire, les Big Tech embrassent un périmètre d’actions quasi infini…

Elles portent un projet systémique, une vision que j’appelle la «technologie totale». Contrairement à la vulgate héritée de 1984 d’Orwell, ils n’ont pas pour but de «tailler le langage jusqu’à l’os». Au contraire, ils ont besoin que vous produisiez de la micro-pensée, du discours, du bruit qu’ils nivellent. Peu importe ce que vous pensez au fond, tant que vous produisez de la donnée et du langage qui entraînent ensuite les algorithmes. Pour ces entreprises, la massification des existences et des données qui transitent par leurs infrastructures rentabilise leurs modèles mais permet surtout de modéliser notre futur. La «technologie totale» est avant tout un projet politique d’hyper-contrôle.

Vous voulez dire que les géants de la tech ambitionnent de contrôler la structure de nos existences, qui oriente nos pensées?

C’est l’idée, oui. Revenons à ce que disait Karl Marx. Selon lui, l’infrastructure représente le capital, les machines, l’ensemble des rapports de production économique qui détermine l’appareil d’Etat, les normes politiques et juridiques, lesquelles déterminent les idéologies et les consciences. Etrangement, nous retrouvons aujourd’hui cette configuration : les infrastructures technologiques réinventent les rapports de production, mais cette fois bien au-delà de la question du travail chère à Marx. C’est un système qui engloutit tous les outils, les solutions de connectivité, de captation et de traitement des données, des câbles sous-marins aux réseaux sociaux en passant par les implants neuronaux. A la différence de Marx, les Big Tech ne sont pas juste des acteurs parmi d’autres, elles sont les infrastructures à partir desquelles se déploie tout le reste : l’économie, le travail, nos liens, l’information, les Big Tech sont le système, puisque omniprésentes de bout en bout de la chaîne de connectivité.

Quels sont les biais idéologiques qui les caractérisent ?

Sous couvert de raison, les géants technologiques déploient une vision du monde maximaliste ultra cohérente, comme dans toute folie. Mais si le projet de «technologie totale» est leur point commun, les modalités, les intentionnalités, peuvent différer d’un Big Tech à l’autre. L’un des plus fascinants est Peter Thiel : le cofondateur de PayPal et de Palantir revendique la suprématie de la liberté individuelle sur la démocratie, qu’il méprise ouvertement, et ne cache pas son engagement auprès des ultraconservateurs américains. On est loin de l’idéal démocratique.

En quoi les activités d’Elon Musk incarnent-elles ce projet de «technologie totale» ?

Elon Musk investit dans des domaines alliant nouvelles technologies et industries lourdes : les voitures électriques avec Tesla, les vols spatiaux et les satellites Starlink avec SpaceX, les neurotechnologies avec Neuralink. Il a racheté Twitter non pas simplement pour contrôler l’un des principaux espaces d’influence politique mais aussi, ce que l’on comprend beaucoup moins, pour acquérir une très précieuse base de données afin d’entraîner les algorithmes de son entreprise d’IA. Il joue désormais un rôle dans les conflits comme lorsqu’il propose un plan de paix pour l’Ukraine face à l’agression russe ou qu’il suggère que Taiwan pourrait prendre le statut de zone administrative spéciale. Cette déclaration a été évidemment critiquée. Elle peut paraître farfelue, sauf que la Chine est le deuxième marché le plus important de Tesla. Trois jours plus tard, les dirigeants chinois créaient un crédit d’impôt facilitant l’achat de ses modèles. Si l’on inverse la perspective, par le truchement de Musk, les Etats-Unis gardent ainsi un pied en Chine alors même qu’une rivalité technologique oppose les deux pays. Musk est un acteur géopolitique, un fournisseur de hard power et un véhicule de soft power américain qui paradoxalement reste aussi un citoyen en démocratie avec sa liberté de parole.

Où se situe la France dans cette géopolitique de la tech ?

Son retard est immense, comme l’Europe. Et ce ne sont pas les règlements européens comme le Digital Services Act ou l’IA Act qui seront la réponse. La lutte informationnelle ne se combattra pas avec des nouvelles normes mais de nouveaux récits démocratiques que les Big Tech sont en train de contrer. Il faut aussi démystifier le discours de la Silicon Valley sur ces intelligences dites artificielles et accélérationnistes. ChatGPT, c’est quand même avant tout un magnifique narratif ciselé au millimètre près. Même chose pour Neuralink. Les modèles sous-jacents ne sont pas nouveaux mais l’expérience d’usage, la simplicité, la scalabilité [capacité d’adaptation d’un logiciel selon les besoins, ndlr] sont inédits. Les problèmes qui se posent sont plus concrets que le fantasme d’une super intelligence ne le laisse penser. Fantasme que le discours siliconien entretient de façon à plonger l’opinion publique dans un état de sidération et maintenir une vague de «hype» nécessaires aux levées de fonds. La réponse à ces technologies ultra-sophistiquées est d’ordre démocratique : elle relève de notre désir de ne pas nous laisser encapsuler dans le vide politique qu’elles nous offrent. Face à l’innovation technologique, nous avons besoin d’innovation politique.

 

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Publication:Libération
Section:IDÉES
Author:Recueilli par Simon Blin Dessin ASEYN