Mediapart a pu consulter le projet de statuts de la nouvelle autorité de sûreté nucléaire : le service dédié au dialogue avec la société civile est dorénavant intégré à la direction de la communication, attisant le soupçon d’une reprise en main politique.
12 septembre 2024 à 16h37
Ce que craignaient les opposant·es à la refonte de la sûreté nucléaire est en train de se passer : la création de la nouvelle Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR) menace de fortement restreindre la participation de la société civile à l’élaboration des règles encadrant l’activité des centrales atomiques. Créée par la loi du 21 mai 2024, l’ASNR organise la fusion de l’Institut national de radioprotection (IRSN) avec l’Agence de sûreté nucléaire (ASN).
Dans le projet de statuts de la nouvelle autorité que Mediapart a pu consulter, le service des politiques d’ouverture à la société, qui faisait la spécificité de l’IRSN, est intégré à la direction de la communication et des relations publiques. Il y aura bien « deux services et deux bureaux », mais cette réorganisation est « grosse d’un risque de décrédibilisation », analyse Renaud Martin, chargé de mission « ouverture de la société » à l’IRSN. « La communication, c’est un exercice de conviction, de façonnage d’image, estime-t-il. Ce n’est pas du tout la même chose que placer des citoyens autour d’une table pour que des experts comprennent mieux les préoccupations de la société civile et que celle-ci comprenne mieux l’expertise. »
Quand l’IRSN a été créé en 2002, il devait respecter un cahier des charges. Parmi ses missions : l’ouverture à la société est retenue comme « l’un des quatre axes stratégiques de son développement dans le contrat d’objectifs État/IRSN » et fait l’objet d’une charte. Concrètement, il ne se contente pas d’organiser des colloques ou des expositions pour parler du nucléaire, mais il associe à ses travaux des personnes extérieures au monde nucléaire : associations, membres de commissions locales d’information (CLI), mais aussi riverain·es ou professionnel·les concerné·es par une décision à venir.
Lors d’une manifestation des employés de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) contre la fusion de l’IRSN avec l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) à Paris, le 9 avril 2024. © Photo Ludovic Marin / AFP
Ainsi, quand l’Institut a commencé à expertiser le projet controversé de site d’enfouissement profond de déchets nucléaires, Cigéo, la direction chargée de l’ouverture à la société a organisé des rencontres entre opposant·es, promoteurs du projet et citoyen·nes pour identifier les enjeux considérés comme importants, ou les contradictions entre leurs centres d’intérêt.
Dans son avis final sur Cigéo, l’IRSN cite ce « dialogue technique » qui a permis « de tenir compte des préoccupations de la société civile pour rendre plus robuste l’expertise de l’IRSN ». En annexe, les sujets de discussion sont décrits en détail (emprise du chantier, conditionnement des déchets, etc.). Sont notamment signalées les questions reprises à son compte par l’IRSN et celles, au contraire, qu’elle considère comme réglées.
Autre exemple : pour caractériser l’état radiologique d’un fleuve à proximité d’anciens sites miniers, l’IRSN a rencontré les usagers du fleuve : pêcheurs, éleveurs ou céistes (personnes pratiquant le canoë).
Pour Yves Marignac, expert en nucléaire et porte-parole de l’institut d’expertise de l’association négaWatt, qui a participé à ce type d’échanges avec l’IRSN, « ce n’est pas pour dire qu’elles ont révolutionné les choses. Elles ont même eu relativement peu d’impact sur la stratégie de la filière. Mais suffisamment tout de même pour que ce soit perçu comme une gêne à la bonne marche des choses par la filière, ASN incluse ».
Démocratie environnementale « dézinguée »
« Impliquer des associations et des citoyens dans la production d’expertise de sûreté permet de faire de la science plus robuste. C’est de la démocratie sanitaire et environnementale, et c’est cela qui est dézingué aujourd’hui », analyse une personne proche du dossier à l’IRSN, qui a requis l’anonymat.
« Culturellement, il y a une différence fondamentale entre l’ASN et l’IRSN dans la perception qu’ont ces organismes de leur rôle, analyse Yves Marignac. L’IRSN considère qu’il est un garant d’expertise de sûreté quelle que soit l’orientation de la politique énergétique. Tandis que l’ASN se pose plus comme garante de la sûreté et de la maîtrise des risques au service de la politique nucléaire. De ce fait, si elle reconnaît que l’ouverture au public est légitime, elle pense que cela ne doit pas venir interférer avec le processus de décision. »
L’ASN a ouvert ses groupes d’experts à des spécialistes extérieurs. Mais ils ont été triés sur le volet en fonction de leurs compétences, et leurs réunions ne sont pas publiques. L’actuelle autorité met en consultation certains de ses avis, par exemple sur la demande de mise en service du réacteur pressurisé européen de Flamanville. « Mais consulter les gens au moment de la décision, c’est trop tard. Il faut un travail de coconstruction en amont pour qu’ils se saisissent des enjeux. Sinon c’est un simulacre », poursuit une personne de l’IRSN, qui insiste sur le fait que cette approche doit être portée à un haut niveau de l’organisme pour qu’elle soit suivie d’effets.
Selon Yves Marignac, « parler de transparence est un choix sémantique ». Il cite un personnage créé par l’écrivain Daniel Pennac dans sa saga Malaussène : « La transparence est un concept d’escamoteur. » Pour cet expert, « la transparence, c’est un principe opposé à celui de l’accès à l’information du public ». Parler de transparence, « c’est une manière pour le détenteur d’informations de garder la main et de décider ce qu’il est pertinent de montrer au public ». Alors que « lorsque le droit du public à l’information est reconnu, c’est au détenteur de justifier qu’il ne la donne pas ».
Sollicités par Mediapart, ni le ministère de l’écologie ni le ministère de l’énergie n’ont voulu répondre à nos questions.