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Manifestations : « Il faut remonter à la guerre d’Algérie pour retrouver de telles interdictions systématiques »

Le chercheur Olivier Cahn, spécialiste du droit pénal, estime, dans un entretien au « Monde », que les atteintes à la liberté de manifester se multiplient dangereusement ces derniers mois.

Propos recueillis par Christophe Ayad

 

Deux rassemblements, organisés dimanche 14 mai à Paris par des groupuscules d’ultradroite en hommage à Jeanne d’Arc, seront interdits, conformément aux instructions récentes du ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, a annoncé le gouvernement mercredi 10 mai. Par ailleurs, l’Assemblée nationale a voté la création d’une commission d’enquête sur les « groupuscules, auteurs de violences à l’occasion de manifestations », à la demande de la majorité présidentielle. PourOlivier Cahn, professeur de droit pénal à l’université de Cergy Paris et chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales, le ministère de l’intérieur se trouve dans une dangereuse dérive par rapport au droit.

Que pensez-vous de l’annonce de Gérald Darmanin consistant à refuser toutes les autorisations de manifestation à l’ultradroite et à l’extrême droite ?

Cette annonce est, pour dire le moins, étonnante, puisque le principe de la liberté de manifestation est consacré en droit français par une décision du Conseil constitutionnel de 1995. Elle pose deux types de problèmes. D’abord, comment définir ce qui relève de l’extrême droite ou de l’ultradroite ? Ces notions sont politiques, elles correspondent à des catégories élaborées par les services de renseignement, mais elles ne font pas sens juridiquement. Ensuite, cette annonce contrevient à un principe, le droit de manifester, consacré par la Constitution et par les traités internationaux dont la France est signataire, dont la Convention européenne des droits de l’homme.

 

Dans sa décision de 2012 « Faber contre Hongrie », la Cour européenne des droits de l’homme [CEDH] dit bien que l’autorité publique doit garantir le droit de manifester, y compris lorsque la manifestation défend des idées dérangeantes ou choquantes. Faber est un citoyen hongrois qui avait déployé le drapeau d’un groupe collaborationniste à proximité d’une cérémonie de commémoration du massacre des juifs de Budapest. La CEDH considère que M. Faber avait le droit de manifester et que l’Etat devait garantir le bon déroulement des deux manifestations.

Peut-on considérer que la décision de M. Darmanin revient à politiser l’action administrative des préfets ?

Le ministre demande aux préfets de violer la loi. En matière de manifestation, le principe est la liberté de manifester. Il n’y a pas de régime d’autorisation administrative mais seulement une obligation de déclaration, qui doit être faite entre trois jours francs et quinze jours avant l’événement prévu. Mais cette déclaration n’est pas un préalable à une autorisation, j’insiste là-dessus.

L’autorité publique peut décider d’interdire une manifestation, mais uniquement si elle justifie de bonnes raisons de craindre des troubles graves à l’ordre public, et cette décision doit être motivée. Elle ne peut être de principe, imposée a priori comme un ordre du ministre aux préfets. On est dans le cadre d’une décision politique destinée à éteindre une polémique à l’Assemblée nationale. Le problème est que le ministre de l’intérieur, qui doit protéger l’Etat de droit, demande aux préfets, qui sont sous son autorité, de prendre des décisions qui, pour la plupart, seront illégales.

Cela revient-il à rejeter l’extrême droite hors du champ de la légalité ?

C’est totalement extravagant. Est-ce qu’une manifestation organisée par le Rassemblement national est une manifestation d’extrême droite qu’un préfet devra interdire ? Surtout, ce faisant, le ministre se place lui-même hors de la légalité pour implicitement décider quelles idées politiques peuvent s’exprimer dans l’espace public. Or, ce que prévoit le droit est que, dès lors que la manifestation est pacifique et que les idées exprimées ne sont pas pénalement répréhensibles, l’autorité publique doit non seulement permettre la manifestation, mais aussi garantir la sécurité des manifestants.

Cette décision risque-t-elle d’engorger encore un peu plus les tribunaux administratifs ?

Il risque d’y avoir, en effet, une surcharge de travail pour les tribunaux administratifs, qui sont déjà très encombrés. D’autant que les préfets ont tendance à prendre des arrêtés de plus en plus tardifs, quelques heures avant le début des manifestations, ce qui multipliera les demandes de décisions en référé-suspension et risque de perturber inutilement le fonctionnement des juridictions administratives.

 

Les manifestations spontanées qui ont suivi l’emploi de l’article 49.3 de la Constitution pour faire passer la réforme des retraites étaient-elles illégales ?

Non, le principe prévu par le code de la sécurité intérieure est qu’une manifestation sur la voie publique doit faire l’objet d’une déclaration dans les délais légaux. Cette déclaration doit permettre à l’autorité préfectorale de négocier le parcours avec les organisateurs et, éventuellement, d’interdire la manifestation en cas de menace grave de troubles à l’ordre public. Mais la jurisprudence est très claire : le non-respect de cette formalité ne rend pas une manifestation illégale et, aux termes du code pénal, seul l’organisateur d’une manifestation, qui passe outre une interdiction juridiquement fondée, commet une infraction. Ce n’est qu’en cas d’attroupement – c’est-à-dire après l’ordre donné par l’autorité de police de se disperser – que les participants à une manifestation refusant de déférer à cet ordre se placent dans l’illégalité.

On a vu des préfectures recourir à la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (SILT) pour interdire des « casserolades ». Y a-t-il une atteinte généralisée à la liberté de manifester ?

Si vous me permettez l’expression, les préfectures qui ont décrété des périmètres de protection sur la base de la loi SILT pour empêcher quelques mécontents de frapper sur des casseroles au passage d’un ministre ou du président sont en roue libre. Mais ce n’est pas très étonnant à partir du moment où le ministre de l’intérieur a, à deux reprises, tordu le droit devant la représentation nationale : une fois pour prétendre que les manifestations spontanées sont illégales, conduisant le Conseil d’Etat à sortir de sa réserve pour qualifier d’erronée cette assertion, et une autre pour interdire, a priori, toutes les manifestations d’un certain courant politique.

Ainsi, se posent non seulement la question du respect du ministre pour les droits fondamentaux mais aussi celle de sa compétence, de la qualité de sa connaissance du contenu de la loi. Mais c’est aussi un signal délétère envoyé aux préfets. Sous la Ve République, il faut remonter à la guerre d’Algérie pour retrouver de telles interdictions systématiques de manifestations. Mais à l’époque, le préfet s’appelait Maurice Papon et la France était dans une guerre non dite…

Gérald Darmanin est-il une exception ?

Je me souviens aussi que lorsque le ministre de l’intérieur Christophe Castaner a installé le préfet Didier Lallement à Paris, en mars 2019, en pleine crise des « gilets jaunes », il lui avait demandé de s’inspirer de l’exemple de Clemenceau. Or, Clemenceau, ce sont les arrestations préventives de militants syndicalistes et 45 000 soldats à Paris avant le 1er-Mai 1906 ou la répression sanglante des grèves de Draveil [Essonne] et de Villeneuve-Saint-Georges [Val-de-Marne] en 1908. Le même préfet Lallement continuera à utiliser des drones en maintien de l’ordre malgré deux décisions contraires du Conseil d’Etat.

Je pense aussi à la tentative d’utiliser le délit de mise en danger d’autrui pendant le confinement pour permettre l’interpellation des gens qui sortaient de chez eux. Il y a ainsi une forte tendance du ministère de l’intérieur, sous les deux mandats d’Emmanuel Macron, à la créativité juridique dans l’utilisation d’outils de répression à des fins de police administrative.

L’opposition de gauche a parlé d’un « deux poids deux mesures » du gouvernement, qui interdit les « casserolades » et autorise le cortège néofasciste du 6 mai…

Ce que la gauche devrait soutenir, c’est le droit de l’extrême droite à manifester, tout comme celui des opposants à la loi sur les retraites. J’ai entendu des voix à gauche plaider pour l’interdiction du cortège du 6 mai sur la base du « respect de la dignité humaine ». C’est aussi aberrant que la proposition de Gérald Darmanin. Tout cela relève d’un jeu politicien sans grande considération pour le droit.