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Yassine Bouzrou, avocat : « Il n’y a pas de problème policier en France, il y a un problème judiciaire »

L’avocat de la famille de Nahel M., spécialiste des dossiers de violences policières, estime, dans un entretien au « Monde », que la justice protège « de manière flagrante » les fonctionnaires mis en cause, nourrissant un sentiment d’impunité.

Propos recueillis par Luc Bronner

Dans les quartiers, son nom circule comme l’avocat à contacter lors de violences policières. Yassine Bouzrou avait joué son propre rôle dans Athena, le film de Romain Gavras, diffusé sur Netflix en 2022, qui mettait en scène une émeute urbaine. L’avocat estime être intervenu dans plus de 150 dossiers de violences policières depuis le début de sa carrière – commencée en 2008 avec l’affaire Abdoulaye Fofana, à Montfermeil (Seine-Saint-Denis), à l’origine du film Les Misérables, de Ladj Ly. Yassine Bouzrou est, aujourd’hui, l’un des avocats de la famille de Nahel M. à Nanterre ; il défend également la famille d’Adama Traoré, mort au cours d’une interpellation, en 2016, à Beaumont-sur-Oise (Val-d’Oise), ou celle de Zineb Redouane, morte après avoir été touchée par une grenade lacrymogène en marge d’une manifestation de « gilets jaunes » à Marseille, en 2018.

 

Vous défendez la famille du jeune Nahel M., tué par un policier à Nanterre. Une semaine après les faits, quel regard portez-vous sur l’attitude de la justice ?

La chronologie est très importante. La famille apprend le décès de Nahel un peu avant 9 heures, la vidéo qui montre les circonstances du tir mortel circule très rapidement. Deux heures plus tard, ils entendent par les médias que leur fils est présenté comme un délinquant et que le policier auteur du tir n’a pas été placé en garde à vue. Ils entendent aussi le procureur annoncer une enquête pour tentative d’homicide sur le policier. L’attitude du parquet a été scandaleuse et irrespectueuse, c’est cela qui a rendu la famille folle de colère. La priorité du procureur n’est pas de placer en garde à vue une personne qui vient de commettre un homicide volontaire – quelle que soit l’appréciation qu’on peut ensuite porter sur son geste, cela doit être le premier acte de procédure – mais de commencer à criminaliser la victime. Cela s’appelle jeter de l’huile sur le feu. C’est, du reste, assez commun dans ces affaires où des sources font systématiquement fuiter des éléments des fichiers de police – rarement les casiers – en sachant qu’ils sont remplis d’erreurs et d’omissions.

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Le policier a ensuite été mis en examen pour homicide volontaire et placé sous mandat de dépôt, ce qui est rare…

La garde à vue du policier n’intervient qu’à 18 heures, parce que nous avons annoncé un dépôt de plainte pour homicide, que la pression monte de toutes parts et que les premiers incidents ont eu lieu. Sans la vidéo, rien de tout cela ne serait arrivé. La nouveauté, c’est que tout le monde voit, et cela oblige la justice. Mais je constate que le deuxième policier n’a pas été placé en garde à vue, ni même été entendu avec le statut de témoin assisté. Et que l’enquête a été confiée au commissariat de Nanterre. S’il n’y a pas de dépaysement, il n’y aura jamais d’investigation objective dans ce dossier. Le décès de Nahel puis les émeutes ont eu lieu quasiment sous le bureau des juges, les policiers enquêteurs sont des policiers locaux.

Vous êtes extrêmement critique sur l’attitude de la justice dans les affaires de violences policières. Pour quelle raison ?

Pour moi, il n’y a pas de problème policier en France, il y a un problème judiciaire. Tant que la justice protégera d’une manière aussi flagrante les policiers, ils n’auront aucune raison de modifier leur comportement. La responsabilité est d’abord judiciaire. Si, demain, la justice décidait, comme elle le fait en matière de violences policières, de prononcer des non-lieux dans toutes les affaires de stupéfiants par exemple, on risquerait d’avoir une explosion du trafic de stupéfiants en France. Dans les faits, comme il y a une impunité judiciaire presque complète, il est logique que les actes de violences policières se multiplient. Or, il y a eu une aggravation des violences policières illégitimes ces dernières années, avec l’impunité totale dans les dossiers de « gilets jaunes » éborgnés au LBD [lanceur de balles de défense], avec l’augmentation du nombre de morts du fait de la loi de 2017 sur les refus d’obtempérer. La justice n’a jamais été aussi radicale dans l’exonération des policiers.

On entend beaucoup de critiques sur le fonctionnement de l’inspection générale de la police nationale (IGPN). Qu’en pensez-vous ?

Pour moi, l’IGPN, c’est un faux problème. Conduire des enquêtes pénales suppose de faire appel à des officiers de police judiciaire, eux seuls peuvent placer en garde à vue et conduire des investigations importantes. Remplacer l’IGPN signifiera qu’on changera de nom, c’est tout. Le problème, c’est que l’IGPN ne travaille pas pour les avocats, mais pour les procureurs, et travaille surtout pour le ministère de l’intérieur. Comme l’IGPN a la double casquette, administrative et judiciaire, ils disent, dans leurs conclusions, s’il y a eu ou non une faute commise, donc ils portent un jugement. Ensuite, il est très facile pour un magistrat de se ranger derrière l’avis de l’IGPN, en expliquant qu’aucune faute n’a été commise, et donc de classer sans suite ou de rendre un non-lieu.

 

Je vous donne un exemple. Zineb Redouane, une dame de 80 ans, est morte à Marseille en 2018 à cause d’une grenade lacrymogène tirée pendant une manifestation des « gilets jaunes ». Lorsque l’IGPN a voulu saisir l’arme qui a tiré, les CRS ont refusé, en expliquant qu’ils en avaient besoin. Il ne s’est rien passé, alors même qu’à l’époque il y avait déjà une enquête pénale ! Pendant trois ans, le tireur n’a pas été identifié. Il l’a été tardivement. Mais il n’a jamais été entendu en garde à vue. Et jamais sanctionné d’un point de vue administratif.

 

Aujourd’hui, les juges orientent l’enquête vers l’hôpital pour savoir si le SAMU est allé assez vite ou si l’interne de garde n’a pas commis une erreur médicale. J’ai aussi beaucoup de dossiers où des témoins se font tabasser parce qu’ils filment une intervention policière. On se souvient qu’il y a eu une tentative, par le gouvernement, d’interdire les vidéos des forces de l’ordre – il a dû reculer. Tout cela a du sens : empêcher les enquêtes et les condamnations.

Vous dénoncez aussi la partialité des expertises judiciaires, tout en réclamant souvent aux magistrats d’en réaliser. Pourquoi ?

Dans l’affaire Adama Traoré, l’instruction a été clôturée, on attend les réquisitions du parquet, mais on sait qu’il demandera un non-lieu, dans la mesure où il n’y a jamais eu de mise en examen. C’est un dossier sur lequel l’expertise médicale initiale a eu un poids considérable. Un médecin légiste, qui n’est pas cardiologue, a affirmé qu’Adama Traoré souffrait d’une malformation cardiaque et que cela pouvait expliquer son décès. Tout notre travail, depuis, pour faire intervenir d’autres experts n’a pas été entendu. Des médecins experts belges ont conclu, à deux reprises, que la mort était liée à l’interpellation. Rien à faire. Il n’y a eu aucune mise en examen des gendarmes, alors qu’il existe des indices graves et concordants qui devraient le justifier. Il y avait des manifestations monstres en 2020 pour réclamer justice. Mais, trois ans plus tard, on s’oriente vers un non-lieu.

 

Vous considérez que les policiers sont excessivement protégés ?

Des premières communications des parquets jusqu’à l’utilisation de l’IGPN ou des expertises, tout est fait pour criminaliser nos clients et protéger les forces de l’ordre. Nous avons un mal fou à obtenir les dossiers des policiers. Cela serait pourtant important. Ont-ils déjà fait usage de leurs armes ? Ont-ils déjà été l’objet de plaintes ? D’enquêtes ? Dans l’affaire Traoré, il a fallu cinq ans pour obtenir, non pas les dossiers, mais une synthèse de l’IGGN [inspection générale de la gendarmerie nationale] sur leur parcours. Dans l’affaire Zineb Redouane, nous n’avons rien. Dans un dossier de tir de LBD dans la tête d’une enfant à Chanteloup-les-Vignes (Yvelines), nous avons demandé que l’ADN soit prélevé sur le projectile – que la famille avait remis à la police. La justice a refusé. Puis elle a conclu à un classement sans suite pour défaut d’identification du tireur.

 

Nous sommes aussi confrontés à des faux sur les procès-verbaux. Dans un dossier à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), par exemple, d’un homme tabassé par un policier, ce dernier avait rédigé un PV – complètement faux – sans savoir qu’il était filmé. Il avait été renvoyé devant le tribunal correctionnel et non devant la cour criminelle. Il a fallu se battre pour obtenir qu’il soit jugé pour faux en écriture. Les peines, lorsqu’il y a un procès, sont aussi, très souvent, trop légères. Même lorsqu’ils sont convaincus de la culpabilité des policiers, les magistrats ont tendance à requérir du sursis. Le slogan « Pas de justice, pas de paix » a du sens. Or, il n’y a aucune justice en matière de violences policières illégitimes.