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Soulèvements de la Terre : le coup de pression judiciaire

Soulèvements de la Terre : le coup de pression judiciaire

 

https://www.mediapart.fr/journal/ecologie/230623/soulevements-de-la-terre-le-coup-de-pression-judiciaire?utm_source=article_offert&utm_medium=email&utm_campaign=TRANSAC&utm_content=&utm_term=&xtor=EPR-1013-%5Barticle-offert%5D&M_BT=5304758979213

 

Vingt-deux personnes ont été placées en garde à vue cette semaine dans l’enquête sur l’action contre la cimenterie de Bouc-Bel-Air et dans celle sur les affrontements à Sainte-Soline. La conduite des interrogatoires par des policiers antiterroristes et les nuits passées dans les geôles de locaux de Levallois interrogent.

 

Karl Laske et Jade Lindgaard

 

23 juin 2023 à 20h39

 

Des cris, des coups de bélier contre sa porte, des lumières dans les yeux : Chloé* est en culotte mardi vers 6 heures du matin au seuil de sa maison, sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, quand des policiers cagoulés lui hurlent dessus : « Couche-toi ! Couche-toi ! Couche-toi ! » Mais elle veut d’abord chercher sa fille de 5 ans. « Je ne me suis pas couchée. Ils m’ont frappée au visage. » Un coup d’avant-bras sous l’œil. « Je suis tombée, ils m’ont plaquée au sol. » Et là, on lui demande son nom. Chloé répond. « C’est pas elle ! », s’exclame un policier.

 

Chloé passe l’heure et demie suivante sous surveillance avec son enfant dans sa chambre, le temps que sa voisine se fasse interpeller. La porte d’entrée défoncée n’était pas fermée à clef : « Ils ne connaissent pas trop le principe de la poignée », fait remarquer Chloé.

 

Les opérations policières visant la mouvance écologique, qui ont débuté par quinze interpellations et des gardes à vue de près de quatre jours, le 5 juin, se sont poursuivies et multipliées cette semaine. « Au total, dix-sept personnes ont été placées en garde à vue au cours de ces trois derniers jours », dans l’enquête sur l’intrusion dans la cimenterie Lafarge à Bouc-Bel-Air, dans les Bouches-du-Rhône, en décembre dernier, a indiqué le parquet d’Aix-en-Provence, vendredi. « Elles ont toutes ont été remises en liberté » et « aucune de ces personnes n’a été présentée devant le magistrat instructeur », a précisé le procureur.

 

 

Comme précédemment, la juge Laure Delsupexhe a saisi la section antiterroriste de la PJ d’une partie de l’enquête et des interrogatoires. Huit personnes, interpellées à Notre-Dame-des-Landes, ont été conduites à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine), pour y être interrogées dans les locaux de la police antiterroriste. Parmi elles, l’un des porte-parole du mouvement des Soulèvements de la Terre, Benoît Feuillu*, qui « se trouvait en garde à vue au moment où la dissolution était prononcée, ce qui l’empêchait de préparer sa défense dans la procédure de dissolution », a souligné Me Raphaël Kempf, de l’équipe de défense des interpellé·es. Un photographe qui avait couvert la manifestation de Bouc-Bel-Air a lui aussi été placé en garde à vue, mais à Orléans.

 

Deux personnes interpellées et remises en liberté sont d’ores et déjà convoquées par la juge d’instruction d’Aix-en-Provence le 11 juillet.

 

Des interpellations, presque synchronisées, ont aussi été conduites mardi matin par des gendarmes de la section de recherches de Poitiers, dans l’enquête sur les affrontements lors de la manifestation contre les mégabassines, le 25 mars, à Sainte-Soline. Deux personnes ont été déférées en comparution immédiate ; l’une d’elles a été condamnée à dix mois ferme, la seconde placée en détention provisoire dans l’attente d’une prochaine audience du 27 juillet, et les trois autres ont obtenu de comparaître libres ultérieurement.

 

L’intervention de la section antiterroriste dans le dossier des dégradations de l’usine Lafarge de Bouc-Bel-Air ne cesse d’interroger sur les objectifs de l’information judiciaire et des juges. « On a recours aux moyens de la police antiterroriste pour des infractions qui ne sont pas de nature terroriste, fait remarquer Me Raphaël Kempf. Il y a une confusion des genres. On se retrouve avec un service d’enquête qui est habitué à traiter des faits terroristes, et qui va employer le même type de méthodes contre des militants politiques. » L’information judiciaire est ouverte pour « association de malfaiteurs », « dégradation ou destruction par moyen dangereux en bande organisée » et « dégradation ou destruction en réunion par des personnes dissimulant volontairement leur visage ».

»

 

La conduite des interrogatoires par des policiers antiterroristes et les nuits passées dans les geôles de locaux de Levallois ne sont pas anodines, ainsi que l’ont relevé plusieurs député·es venu·es vérifier les conditions des gardes à vue. L’élue écologiste Sandrine Rousseau s’est dite « bouleversée » par ce traitement. « J’ai vu pour la première fois des gens qui avaient manifesté pour l’écologie être menottés, criminalisés, traités comme des terroristes », décrit-elle. Me Kempf souligne en outre « les moyens considérables mis à disposition de la justice par le ministère de l’intérieur pour interpeller des gens aux quatre coins de la France ».

 

Mardi matin, le RAID avait débarqué à Nantes dans une maison collective du centre-ville. Quinze à vingt policiers cagoulés et casqués ont fracassé la porte et ratissé la maison à la recherche de leur « cible ». Ben*, l’un de ses colocataires, s’est retrouvé devant la porte de sa chambre, tourné contre le mur : « J’ai les mains menottées dans le dos, un grand bouclier me pousse vers le mur. C’est là que je capte qu’un canon de fusil est tenu au niveau de mon épaule. » Depuis l’étage du dessous, il a entendu la colocataire interpellée demander aux policiers :

 

« Vous êtes le RAID ?

— Oui.

— C’est un fusil à pompe ?

— Oui.

— Il est chargé ?

— Oui. »

 

Au même moment, à Marseille, d’autres policiers débarquent dans un logement en colocation pour arrêter un couple : le père est plaqué au sol devant les yeux de son enfant, tandis que les autres habitants sont mis en joue. Ailleurs, un homme prend son café devant sa maison quand il entend un cri tout droit sorti d’un film d’action : « Target ! Target en vue ! » Une vingtaine de policiers de la BRI (brigade de recherche et d’intervention) déboulent sous ses yeux. Atteint d’un grave cancer, M* leur signale qu’il est malade. Les policiers répondent qu’ils sont au courant. Ils le plaquent au sol et le menottent dans le dos.

 

Un porte-parole des Soulèvements de la Terre, Basile Dutertre*, est convoqué en vue d’un placement en garde à vue par la section de recherches de la gendarmerie de Poitiers la semaine prochaine pour « organisation de manifestation interdite » et « participation à un attroupement en vue de la préparation de violences contre des personnes et la destruction de biens ». Benoît Feuillu, sorti libre ce vendredi de la garde à vue dans le dossier Bouc-Bel-Air, est lui aussi convoqué, pour les mêmes faits, et dans les mêmes conditions, ainsi qu’un troisième militant.

 

Au total, déjà trente-deux personnes ont été interpellées et placées en garde à vue depuis quinze jours dans le cadre de ces enquêtes visant des militants et militantes écologistes.

 

L’offensive judiciaire coïncide avec la publication du décret de dissolution des Soulèvements de la Terre jeudi. Concrètement, les militant·es n’ont plus le droit de se réunir ou de mener la moindre activité collective, sous peine de poursuites pour « reconstitution de ligue dissoute », un délit passible de trois ans de prison. Ils ont suspendu leur compte Twitter, mais leur site internet restait accessible vendredi après-midi. Ils ont deux mois pour faire appel de cette décision.

 

Le cas d’un gardé à vue attire en particulier l’attention : M* souffre d’un lymphome T pour lequel il a été hospitalisé. Il a également subi deux AVC selon son dossier médical, consulté par Mediapart. Lors de son interpellation mardi, il s’apprêtait à partir pour un scanner du cerveau. Avant que les policiers ne le conduisent au siège de la police antiterroriste, il leur demande d’emporter son dossier médical – ce qu’ils font.

 

Mais le premier médecin qu’il voit sur place le juge apte à la garde à vue sans avoir consulté ces documents, selon le récit rapporté à Mediapart. Même diagnostic d’un second médecin au bout de 24 heures. Le sénateur écologiste Thomas Dossus confirme avoir vu M* dans sa cellule mardi soir, entre 21 heures et 22 h 30, accompagné de la députée Sandrine Rousseau. « Il nous a dit que le médecin n’avait pas eu accès à son dossier médical. » Un gardien a répondu que cela allait venir. Un autre a coupé court à l’échange : pas le droit d’échanger avec les détenus.

 

Ce n’est qu’au troisième rendez-vous médical que la tension de M* est mesurée, son cœur et ses poumons écoutés. Au bout d’environ 32 heures de garde à vue, il est libéré et conduit, les yeux masqués, jusqu’à l’entrée de l’hôpital Beaujon, à Paris, et laissé sur place, sans téléphone, et sans que ses proches ni son avocate n’aient été prévenus.

 

Dans un communiqué, des « Ami·es des Soulèvements de la Terre » déclarent vendredi soir que « l’arsenal répressif déployé ces dernières semaines et mois montre assez ce à quoi ce gouvernement est prêt pour tenter d’étouffer un mouvement pourtant absolument vital pour la défense des terres et de l’eau ».

 

Karl Laske et Jade Lindgaard