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En Amazonie, la découverte d’un vaste réseau de cités-jardins vieux de 2 500 ans

La mal nommée forêt vierge a abrité des villes antiques, confirme la revue « Science », qui publie, jeudi 11 janvier, la description de la plus grande et la plus ancienne agglomération amazonienne connue, située en Equateur.

Par Pierre Barthélémy 

 

Site de Kunguints, vallée d’Upano, Équateur. Des complexes de plates-formes rectangulaires sont disposés autour de places basses et distribués le long de larges rues creusées.

  Site de Kunguints, vallée d’Upano, Équateur. Des complexes de plates-formes rectangulaires sont disposés autour de places basses et distribués le long de larges rues creusées. IMAGE LIDAR A. DORISON ET S. ROSTAIN

 

Fin 1541, l’Espagnol Francisco de Orellana, accompagné de quelques dizaines d’hommes, commence, sur les contreforts orientaux des Andes équatoriennes, un hallucinant voyage fluvial qui va lui faire traverser d’ouest en est tout le continent sud-américain, jusqu’à déboucher sur l’océan Atlantique via l’Amazone. C’est le dominicain Gaspar de Carvajal qui tient la chronique de ce dangereux périple d’une dizaine de mois, au cours duquel il perdra un œil, touché par la flèche d’un autochtone lors d’une embuscade.

Dans ce récit intitulé Descubrimiento del rio de las Amazonas (soit, en français, « découverte du fleuve des Amazones »), Carvajal dépeint des rives densément peuplées et une sorte d’agglomération urbaine : « Aucun village n’était distant de l’autre de plus d’un tir d’arbalète (…), et il y avait un village qui s’étendait sur cinq lieues sans interruption d’une maison à une autre, ce qui était une chose merveilleuse à voir. »

 

A l’époque, on prend cette description pour une affabulation. Pourtant, une étude internationale, publiée jeudi 11 janvier, dans la revue Science, met en évidence un réseau de cités-jardins, le long de la rivière Upano, en Equateur, remontant à 500 avant notre ère. Soit le plus ancien et le plus grand réseau urbain de l’Amazonie. Comme le prétendaient Carvajal et Orellana, tout oxymorique qu’elle puisse paraître, la ville amazonienne préhispanique est une réalité.

« Strip-tease extrême » de la Terre

Un des principaux sites de la zone, baptisé Sangay, comme le grand volcan qui trône non loin, a été découvert dès la fin des années 1970, mais c’est grâce aux travaux du Français Stéphen Rostain que l’archéologie de la forêt amazonienne a pris une véritable épaisseur. L’article de Science, dont il est le premier signataire, condense vingt-cinq années d’études de ce directeur de recherche au CNRS. Sur le terrain, Stéphen Rostain pratique des décapages de grandes surfaces et découvre des vestiges d’habitations au sommet de monticules artificiels, des petites plates-formes de terre érigées pour s’élever par rapport à un sol gorgé d’eau.

Il identifie des centaines de ces tertres, mais ce n’est rien par rapport à ce que livre une couverture Lidar (pour Laser imaging detection and ranging), effectuée en 2015. Analogue au radar mais remplaçant les ondes radio par du laser, cette technique de télédétection est mise en œuvre grâce à des appareils embarqués dans des aéronefs qui survolent la forêt, et elle a pour avantage de passer à travers celle-ci : « C’est une technologie qui déshabille la Terre de sa végétation et révèle le modelé exact du sol. C’est le strip-tease extrême et le nirvana pour les archéologues », s’exclame Stéphen Rostain.

 

Résultat : sur 300 des 600 kilomètres carrés couverts en 2015, soit un rectangle de 10 kilomètres sur 30 traversé par l’Upano, sont apparus quelque 6 000 monticules rectangulaires. « Les bras m’en sont tombés, confie l’archéologue. A chaque fois que je regarde ces images, je suis stupéfait. » Sur cette zone, on ne compte pas moins de cinq villes et une dizaine de villages.

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En couplant le relevé Lidar aux travaux sur le terrain, un paysage bien particulier émerge. Tout d’abord ces plates-formes de quelques mètres d’élévation où se situait l’habitat, pour lequel on ne retrouve que des trous de poteaux. Il devait s’agir de maisons sans murs ou éventuellement avec des parois de bambous fendus, et un toit lui aussi végétal, pour se protéger des pluies. La forme standard de ces monticules, dit l’étude, est un rectangle d’environ 10 mètres sur 30. Ces lieux d’habitation sont rarement isolés et apparaissent en général par groupes de trois à six unités.

Nombreuses voies de communication

Cependant, le Lidar a aussi révélé des ensembles bien plus vastes, par exemple sur le site de Kilamope, où l’on trouve un complexe peut-être cérémoniel couvrant un espace de 10 hectares et comportant une plate-forme de 140 mètres sur 40. L’étude précise que, dans les zones les plus denses, on recense plus de cent éléments au kilomètre carré.

 

Entre les monticules habités s’étale un patchwork d’espaces cultivés, des parcelles aux contours orthogonaux, délimités par des fosses de drainage de 4 mètres de large et de 40 centimètres de profondeur, elles-mêmes connectées à des canaux plus larges et plus profonds, qui traduisent un véritable souci de désengorger les sols, sous ce climat équatorial où il pleut tous les jours. Des sols enrichis par les retombées du volcan Sangay et qui, encore aujourd’hui, permettent trois récoltes annuelles de maïs. L’analyse des résidus d’amidon retrouvés sur les céramiques mises au jour a montré, en plus de la consommation de maïs, celle de haricots, de manioc et de patates douces.

Site de Copueno, vallée d’Upano, Equateur. Une rue principale creusée traverse la zone urbaine, créant un axe le long duquel des complexes de plates-formes rectangulaires sont disposés autour de places basses <img src="https://jpcdn.it/img/r/664/443/3e5de9a38d4e02d03c35f15d7c94d8e8.jpg" alt="Site de Copueno, vallée d’Upano, Equateur. Une rue principale creusée traverse la zone urbaine, créant un axe le long duquel des complexes de plates-formes rectangulaires sont disposés autour de places basses ">  Site de Copueno, vallée d’Upano, Equateur. Une rue principale creusée traverse la zone urbaine, créant un axe le long duquel des complexes de plates-formes rectangulaires sont disposés autour de places basses IMAGE LIDAR A. DORISON ET S. ROSTAIN

Enfin, le paysage est marqué par la présence de nombreuses voies de communication. Sur le terrain, Stéphen Rostain avait remarqué des routes et des chemins, creusés dans le sol. Mais la végétation empêchait de savoir si ces voies reliaient ou non les différents sites entre eux. Le Lidar a encore une fois parlé : « On tombe sur un réseau viaire ahurissant, explique l’archéologue. Tout est connecté. » Certains axes sont de véritables routes en forme de U, où le fond du U, c’est-à-dire l’espace de circulation, mesure jusqu’à 5 mètres de largeur. « C’est un travail cyclopéen, s’étonne Stéphen Rostain. Pourquoi faire ces routes toutes droites sur 25 à 30 kilomètres, qui coupent les collines et s’enfoncent dans les ravines, alors qu’on marche assez facilement dans la forêt ? Il y a sûrement une raison plus symbolique. Peut-être pour des processions, et peut-être pour exprimer la relation entre ethnies. »

Le concept de forêt vierge balayé

Les auteurs de l’étude notent toutefois que des routes sont obstruées à proximité de grands complexes urbains et qu’existent aussi des fossés périphériques empêchant l’accès à certains sites, ce que ces chercheurs interprètent comme des parades contre des menaces extérieures. Ils ajoutent également que l’occupation du site s’interrompt vers le milieu du premier millénaire. Une hypothèse met en scène une ou plusieurs éruptions du Sangay qui auraient chassé la population. « Il peut y avoir une autre explication toute simple, avance Stéphen Rostain. La plupart des grandes sociétés finissent par s’effondrer… » Toutefois, cet arrêt ne signifie pas pour autant la mort du site et du phénomène urbain : les plates-formes seront par la suite réoccupées par un nouveau groupe à partir de 800…

Même si cette étude dessine avec précision le paysage de la zone, il y a deux millénaires, balayant au passage le concept de forêt vierge, plusieurs questions subsistent, notamment sur le nombre d’habitants ou sur l’organisation de la société qui a permis un tel aménagement du territoire. Stéphen Rostain les aborde avec une extrême prudence : « On montre juste la pointe de l’iceberg, reconnaît-il. La découverte est tellement fascinante qu’il faut se discipliner pour éviter les écarts, ne pas tomber dans le spectaculaire et ne pas dire de bêtises, par exemple sur la démographie. »

Le potentiel archéologique de l’Amazonie ne fait qu’émerger, la découverte des cultures préhispaniques de la grande sylve sud-américaine ne fait que commencer.

Aquarelle de la reconstitution du site de Sangay par Stephen Rostain. <img src="https://jpcdn.it/img/r/664/443/68e7864a24cc8d5b11ea75d9ce2076b3.jpg" alt="Aquarelle de la reconstitution du site de Sangay par Stephen Rostain.">  Aquarelle de la reconstitution du site de Sangay par Stephen Rostain. COLLECTION PRIVéE