JustPaste.it

Apprentissage : l’embarrassante reconversion d’ex-conseillers de Muriel Pénicaud

 

En poste au ministère du Travail au moment de la réforme sur la formation professionnelle, les fondateurs du cabinet de conseil Quintet vendent leur expertise sur le sujet. Un drôle de mélange des genres validé par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique.
9667f085208fa033bad9b52c93beb884.jpg

Muriel Pénicaud au côté de son dircab, Antoine Foucher, en 2020. (Thomas Coex/AFP)

par Marie Piquemal

 

Est-il possible de ficeler une réforme d’ampleur au sein d’un gouvernement, puis d’ouvrir son cabinet de conseil… pour vendre son expertise sur ladite réforme ? Apparemment oui, et sans que cela n’émeuve nos institutions.

Leur cabinet s’appelle Quintet, comme une œuvre de musique à cinq voix. Du genre bien accordées. Tous proviennent du même nid : les bureaux de l’ancienne ministre du Travail, Muriel Pénicaud. En poste au début du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, ils ont écrit ensemble le projet de loi sur la formation professionnelle, adopté en 2018. Celui-là même qui donne des ailes à l’apprentissage (ils sont plus de 730 000 un pied à l’école, un pied en formation) et dont Libération révélait la semaine dernière les failles. La réforme, très coûteuse pour les finances publiques, est dévoyée et remplit les poches de fonds d’investissement.

 

A l’été 2020, une fois la réforme sur les rails, au moment du chamboule-tout ministériel, l’entourage de la ministre quitte donc la rue de Grenelle pour ouvrir, en bande, son agence de conseil deux rues plus loin. Ils sont cinq : Antoine Foucher, l’ex-directeur de cabinet ; Alain Druelles, ancien conseiller formation professionnelle ; Damien Delevallée, conseiller relations du travail ; Bertrand Lamberti en charge du suivi des réformes ; et Pauline Calmès, passée par la communication (aujourd’hui, directrice de communication à Pole Emploi). «Des membres de cabinet qui partent dans le privé, c’est fréquent. Mais un cabinet complet, moins», note Kévin Gernier de l’ONG Transparency International France.

Passages secrets

Slogan du cabinet Quintet : «Conjuguer business et bien commun.» Le nom de leurs clients n’est pas mentionné sur leur site, et le descriptif de leurs activités est un peu abscons. Font-ils du conseil en formation, sur les dispositifs d’apprentissage ? «Tout à fait, entre autres activités», répond Antoine Foucher. Lui ne voit pas de problème, ni l’ombre d’une question : «Il est normal de travailler dans un domaine pour lequel vous avez des compétences. Un DRH ne va pas ouvrir une agence de marketing.» N’y a-t-il pas, tout de même, un sujet ? Qui mieux que les architectes d’un texte connaissent ses passages secrets, dans lesquels s’engouffrer pour tirer profit ? Ou du moins, jouissent d’un super carnet d’adresses…

 

Antoine Foucher assure être dans les clous légaux et avoir monté son business en toute transparence. Il est vrai qu’il ne s’en cache pas. Et ne manque jamais de mentionner ses responsabilités passées dans chacune de ses interventions – nombreuses – dans les médias. «J’ai bien évidemment sollicité la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), qui a donné son accord.» Cette dernière confirme à Libération avoir émis un avis, sans s’étendre sur le contenu. Seules les décisions portant sur la mobilité d’un ministre ou «présentant un intérêt particulier» sont rendues publiques. Kévin Gernier, de Transparency, le regrette : «C’est l’un de nos combats. La publicité permet la vigie citoyenne. Pour nous, l’argument de la Haute Autorité de préserver la vie privée ne tient pas, surtout que souvent, ils se vantent de leur passage au gouvernement et l’écrivent en gros sur leur CV.» Ceci dit, les avis de la HATVP se ressemblent tous un peu. Modèle le plus fréquent : «compatibilité avec réserves». Antoine Foucher confirme : «On a l’interdiction de travailler pour des entreprises pour lesquelles nous avons pris des décisions directes quand nous étions au gouvernement. On respecte.»

Abus «à la marge» selon Antoine Foucher

La semaine dernière, Libération révélait comment les 11,3 milliards d’euros d’argent public, rien que pour 2021, sont en partie captés par des fonds d’investissement qui rachètent les organismes de formation et utilisent l’apprentissage pour augmenter leurs marges. Le peu de régulation de l’Etat permet des abus en tout genre. Aussi du côté des entreprises qui confondent pour certaines apprentis et main-d’œuvre pas chère.

Quand on évoque cette réalité et les impacts par ricochet de sa réforme, Antoine Foucher rétorque : «A ce compte-là, nous ne pourrions plus travailler nulle part ! Il n’y a pas, en France, une seule entreprise qui ne soit pas concernée par notre loi.» Ce texte, dit-il, est sa «plus grande fierté». Il reconnaît des abus «à la marge», qu’il faut «réguler», mais «nous avons doublé le nombre d’apprentis, ce que l’on n’avait pas réussi à faire en trente ans». Il ajoute : «Cette réforme, on y pensait depuis longtemps, on l’a fait.»Dans une vie antérieure, Antoine Foucher était vice-président de Schneider Electric France, et encore avant directeur général adjoint du Medef. L’idée a-t-elle germé en ce temps-là ? «Un esprit complotiste pourrait considérer qu’on est venu pour ça. C’est évidemment faux.»

Dans son avis, déroule-t-il, la Haute Autorité lui impose aussi de se tenir à distance de ses anciens collègues et des administrations afférentes. En l’occurrence, la Direction générale du travail – «on ne peut pas répondre à des appels d’offres». Lui est-il aussi interdit de communiquer avec Carole Grandjean, aujourd’hui ministre déléguée à la Formation professionnelle et qui était l’une des rapporteuses de la loi de 2018 ? Nous n’avons pas la réponse. Interrogé, le cabinet de Carole Grandjean répond que ni la ministre ni ses collaborateurs «n’ont de liens professionnels avec M. Foucher – ce dernier n’exerçant pas en tant que représentant de réseaux d’acteurs de l’apprentissage».

Marraine du monocoque de Walt

Dans les textes, la HATVP a les moyens légaux de vérifier et de fouiller jusqu’aux boîtes mails et SMS. En théorie, du moins. En pratique, il est permis d’en douter vu le peu de moyens humains dont elle dispose. La Haute Autorité a rendu 166 avis relatifs à des projets de reconversion professionnelle vers le privé en 2021. Et 199 rien que pour les sept premiers mois de 2022. «L’ensemble de la direction juridique et déontologie, composée de quatorze agents, est mobilisé pour le traitement de ces saisines mais c’est spécifiquement le travail de six chargés de mission juridique» de vérifier leur bonne application, répond la HATVP. Et de s’enquérir au passage : «Nous sommes preneurs de toute information».

Une piste peut-être : l’association Walt, qui gravite autour du cabinet Quintet et de la ministre. Walt, pour «We Are Alternants» qui se dit la «voix de l’alternance». Créée en 2018, cette association représente six «réseaux»(comprendre : gros groupes de formation) accueillant 20% des jeunes en contrat d’apprentissage. A la tête de Walt : Yves Hinnekint, qui dirige le groupe Talis Education Group, détenu par des fonds d’investissement, et affichant des bons résultats depuis l’essor de l’apprentissage.

Walt est en lien étroit avec Quintet. Ensemble, ils ont monté un «observatoire de l’alternance», finançant des enquêtes de satisfaction et autres études pour «maximiser son impact». La ministre Carole Grandjean aussi connaît très bien Walt et son équipe. Ses collaborateurs indiquent que «la ministre et son cabinet assurent des rendez-vous avec l’association dans le cadre des travaux que le ministère mène dans l’amélioration et la mise en œuvre de la politique publique de l’apprentissage, de la même manière que le ministère entretient des liens avec l’ensemble des représentants des réseaux de CFA». Ils oublient de préciser que Carole Grandjean est la marraine du monocoque de Walt, lancé sur la Route du rhum pour «mettre les voiles sur l’apprentissage». Le 28 octobre, à Saint-Malo, elle sabrait le champagne sur la coque de leur navire, le Captain.