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Suicide d’Evaëlle, 11 ans : pourquoi une enseignante sera jugée pour « harcèlement » scolaire

Suicide d’Evaëlle, 11 ans : pourquoi une enseignante sera jugée pour « harcèlement » scolaire

Une juge d’instruction a décidé, le 20 mars, de renvoyer devant le tribunal deux camarades de classe d’Evaëlle, morte en 2019, pour des faits de « harcèlement ». Mais aussi sa professeure de français. Pour comprendre ce choix, Mediapart s’est plongé dans le dossier.

Mathilde Mathieu

26 mars 2024 à 19h44

 

 

 

 

JusteJuste avant l’été, Evaëlle était retournée dans son ancienne école primaire, pour la kermesse de fin d’année. Cette élève de sixième, âgée de 11 ans, avait aidé à servir sur le stand de frites, puis à décrocher les décorations, à la nuit tombée. « Je lui ai dit qu’elle était une petite fille exceptionnelle, se souvient une maîtresse. Elle m’a répondu de sa petite voix : “Oui, mais ce n’est pas ce que disent les autres…” » Ceux du collège.

Une semaine après, le 21 juin 2019, alors que ses parents faisaient les valises pour les grandes vacances, Evaëlle était retrouvée pendue dans sa chambre, à son lit mezzanine. Ce geste est survenu à l’issue d’une année infernale marquée par des mois de harcèlement au collège Autissier d’Herblay (Val-d’Oise), à tel point que la jeune fille avait dû quitter son établissement au cours de l’hiver pour trouver refuge dans une autre école.

 

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Photos d’Evaëlle, dans la maison de ses parents. © Photo Aurélia Moussly / AFPTV / AFP

Quatre ans plus tard, si la justice a écarté toute qualification d’homicide involontaire, une juge d’instruction de Pontoise vient de décider qu’il y aura bien un procès. Ou plutôt deux. Le premier, devant le juge des enfants, verra comparaître deux camarades de sixième d’Evaëlle pour « harcèlement », en particulier pour l’avoir moquée et insultée « quotidiennement », et l’avoir poussée alors qu’un bus arrivait.

Le second – plus exceptionnel, sinon inédit – sera celui d’une enseignante, Pascale B., professeure de français d’Evaëlle de septembre 2018 à février 2019, renvoyée elle aussi pour des faits de « harcèlement moral ». Dans son ordonnance du 20 mars, la juge d’instruction estime que Pascale B. a humilié son élève de multiples façons, avec « pour effet une dégradation très importante des conditions de vie de la jeune fille qui s’isolait de plus en plus, était sur la défensive, qui s’est coupé les cheveux de manière anarchique et a tenté de se suicider [une première fois – ndlr] en décembre 2018 ».

Aucun lien direct avec le décès, survenu quatre mois après le changement de collège, n’est retenu. Mais l’enseignante devra bel et bien répondre de son comportement en classe, de la tonalité de ses commentaires sur les bulletins ou dans le carnet de liaison.

D’autant que la juge estime avoir identifié deux autres victimes : un garçon porteur de handicap et une élève qui se voyait notamment infliger des zéros pointés. Avec ce dossier emblématique, c’est le procès des maltraitances pédagogiques ou éducatives que la justice semble ouvrir.

Remarques blessantes et cris

« Ce sont des faits qui m’ont anéantie, a déclaré Pascale B. lors de son interrogatoire. J’ai l’impression d’avoir raté tout, tout, tout… ma façon d’enseigner, de m’adresser aux enfants. » Mais aussi : « Je veux bien qu’on me reproche de ne pas être toujours juste, d’être trop sévère ou trop “cash”, et même d’être blessante […]. Je peux l’entendre et me remettre en cause là-dessus. Mais malveillante, non. » À 61 ans, elle risque deux ans de prison et 30 000 euros d’amende.

La peine encourue peut sembler lourde, mais elle reste bien inférieure à celle prévue par la nouvelle loi sur le harcèlement scolaire de 2022 (jusqu’à 10 ans de prison désormais).

Pour Evaëlle, en tout cas, le cours de français paraît mal engagé dès la rentrée de septembre 2018. Alors que la jeune fille a un problème à la cheville et que ses parents allègent son cartable en substituant un classeur « multi-matière » aux cahiers habituels, Pascale B. se braque, comme s’il s’agissait d’un caprice familial. « Elle était complètement perdue dans son classeur », se défend l’enseignante durant son interrogatoire. Et « on n’arrivait pas à avoir un justificatif médical… » Parmi l’équipe pédagogique, pourtant, elle seule conteste.

À un moment, Madame [B.] l’a mise devant toute la classe et a demandé aux autres de lui dire ce qu’ils pensaient d’elle. […] Après tout ça, les élèves ont commencé à embêter Evaëlle.

Un élève de la classe d’Evaëlle

Entendus par les policiers, des élèves « relaient le fait que [l’enseignante faisait] beaucoup de remarques à Evaëlle à propos de ce classeur, au point de la faire pleurer », pointe la juge d’instruction. « Evaëlle, dès qu’elle est frustrée, elle réagit comme ça, rétorque l’enseignante. Ou elle tape du pied ou elle fait une colère. J’ai voulu mettre en place des tuteurs [élèves], mais c’était compliqué : personne ne voulait s’asseoir à côté d’elle. » La professeure relègue aussi Évaëlle, isolée, au fond de la classe, affirmant après coup que « tous les élèves quasiment y passaient ».

Elle « disputait [Evaëlle] pour rien », lui « criait dessus très fort », se souvient un élève. Pascale B. se serait même « acharnée », soutient une autre. « Moi, je voulais vraiment qu’Evaëlle, on la garde avec nous, qu’elle ne parte pas sur du collage ou du coloriage, argue l’enseignante. Elle l’a peut-être mal perçu. […] Je n’avais pas ce sentiment de lui crier dessus. »

 

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Extrait du bulletin scolaire d’Evaëlle. L’appréciation de la professeure de français est qualifiée de « tranchante » par la juge d’instruction. « Je voulais essayer de rester le plus objectif possible », lui répond l’enseignante.

Les premiers mois, Evaëlle ne confie rien à son père ni à sa mère, qui découvrent le pot aux roses courant novembre, lors d’une réunion entre parents et enseignant·es, à laquelle Pascale B. ne juge pas nécessaire de participer. Une mère glisse que leur fille « prend cher en cours de français »… Alors ils rencontrent le principal, qui organise une « médiation » avec l’aide d’une représentante des parents d’élèves.

Bousculée par celle-ci, Pascale B. se fâche : « Je me suis fait lyncher, se remémore la mère en question, sur procès-verbal. Il y a eu des propos très durs […], à savoir qu’elle allait se venger sur mon fils [que l’enseignante était susceptible d’avoir en quatrième – ndlr]. » Bien sûr, « elle a dit que c’était pour rire ». Une « blague » que Pascale B. confirme sur PV.

Un condisciple d’Evaëlle qui se décrit comme le « chouchou » appuie les récits de ses camarades, glissant au passage que d’autres ont pu être traités de « débiles ». Et il insiste sur un « épisode » traumatique pour la jeune fille : « À un moment, Madame [B.] l’a mise devant toute la classe et a demandé aux autres de lui dire ce qu’ils pensaient d’elle. […] Après tout ça, les élèves ont commencé à embêter Evaëlle. »

Un calvaire

Il fait référence à une « heure de vie de classe » improvisée par la professeure de français au début février, une heure qui peut apparaître, a posteriori, comme le climax d’une pédagogie dysfonctionnelle. Le sujet mis en discussion était l’isolement d’Evaëlle. Mais le ressenti de la jeune fille est connu : « Les autres en ont profité pour se moquer de moi. Quand je répondais, ils m’insultaient de menteuse, je pleurais. [Madame B.] me disait d’arrêter de pleurer de façon méchante. » Ces mots d’Evaëlle, prononcés trois mois avant sa mort, ont pu être couchés sur PV parce qu’à ce moment-là, ses parents avaient déposé plainte contre plusieurs élèves pour harcèlement – une plainte alors vite classée par le parquet.

À la mi-février, rebelote : une seconde « heure de vie classe » est organisée, « le pire » moment de sa vie pour Evaëlle, que ses parents décident de retirer du collège.

« Elle n’était pas stigmatisée pendant cette heure, plaide aujourd’hui Pascale B., qui conteste, pour partie, le récit de l’enfant. Ma volonté, c’était au contraire que tout ça cesse, de dire aux élèves : “Maintenant, stop. Vous n’êtes pas amis, ce n’est pas grave.” […] Quand on a terminé l’heure, c’était calme, j’avais l’impression d’avoir réussi. »

Mais pour les parents d’Evaëlle, c’est bien l’attitude de l’enseignante qui a « légitimé », sinon déclenché le harcèlement de la part d’une partie de la classe. « Une professeure a donné des autorisations à des élèves de mal se comporter ou de maltraiter une de leur camarade, affirme aujourd’hui l’avocate de la famille, Me Delphine Meillet. C’est une affaire tragique qui interroge sur la liberté pédagogique… »

La parole de collègues se libère

L’enseignante, qui gardait toujours sa porte entrebâillée sur le couloir, comme pour mieux affirmer qu’il n’y avait rien à redire, affichait un bon dossier administratif. Certains (ex-)collègues lui trouvent des qualités. Mais les enquêteurs ont aussi collecté une brassée de témoignages inquiétants. « Elle aimait bien rabaisser les élèves faibles et s’acoquiner avec les “bad boys” », estime un professeur en froid avec Pascale B. dans son précédent établissement.

« Je suis intervenue à plusieurs reprises dans ses cours […] et elle peut crier très fort sur un élève », témoigne la documentaliste d’Autissier, qui avait prêté un livre sur le harcèlement à Evaëlle, souvent réfugiée au CDI pendant les récrés, à lire mangas et BD.

Une conseillère principale d’éducation (CPE) a la dent dure : « [Madame B.] est limite repoussante avec les élèves […]. Elle pouvait [leur] parler dans les couloirs comme elle nous parlait à nous, avec malveillance. » Après avoir entendu « des remarques déplacées sur des élèves », une gestionnaire du collège avait aussi demandé à ce que sa propre fille ne l’ait pas comme enseignante.

Interrogé par la juge d’instruction, le principal du collège Autissier, qui reconnaît que les « heures de vie de classe » étaient « extrêmement maladroites », met en avant « la liberté pédagogique » « Le chef d’établissement ne peut pas interférer dans un cours, je ne suis pas le supérieur hiérarchique », se défend-il. Le fonctionnaire ajoute « avoir mis longtemps avant de croire que [Pascale B.] pouvait avoir ce genre de comportement. […] Elle ne faisait pas partie des enseignants les plus incriminés par les parents. »

 

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Une lettre rédigée par une classe de troisième de Pascale B., et confiée à la CPE du collège, en avril 2019.

En avril 2019, en tout cas, toute une classe de troisième a rédigé une lettre collective, remise à la CPE, pour faire remonter le problème : « [Madame B.] pousse à bout les élèves », « se moque », « insiste sur [leurs] lacunes », « rabaisse l’ensemble de la classe », « traite [les élèves] de crétins », « est rancunière », etc. Deux mois après le départ d’Evaëlle.

Sollicitée par Mediapart, l’avocate de Pascale B. souhaite d’abord « souligner que la mise en cause initiale de [sa] cliente dans le décès tragique d’Evaëlle est totalement écartée », à l’issue de l’instruction. « Quant au prétendu harcèlement moral imputé à ma cliente, cette dernière le réfute fermement et s’en expliquera devant la juridiction de jugement ». « Il est probablement nécessaire qu’un débat public puisse avoir lieu sur cette affaire », ajoute Me Marie Roumiantseva.

En 2019, une enquête administrative menée par l’inspection générale de l’Éducation nationale avait vivement regretté, s’agissant du harcèlement par des élèves dénoncé par Evaëlle, que le collège ait renoncé à tout conseil de discipline pour l’un des mineurs mis en cause (l’un de ceux bientôt jugés).

 

Mais au sujet de Pascale B., la mission estimait ne pouvoir « infirmer » ou « confirmer » des faits de harcèlement moral. « Ce constat ne revient pas à exonérer la communauté éducative du collège Autissier de toute forme de responsabilité, écrivait-elle toutefois. Même si on ne peut pas parler de négligences ou de fautes, il est incontestable que des erreurs d’appréciation sur la souffrance réelle de cette jeune fille ont été commises. »

En 2020, le rectorat de Versailles signait une transaction avec la famille d’Evaëlle, qui a ainsi renoncé à toute action en responsabilité contre l’État. 30 000 euros ont été versés, en « réparation des préjudices subis » par le père, la mère et le frère de la jeune fille.