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La France dégrade sa sûreté nucléaire

Energie

La France dégrade sa sûreté nucléaire

Le 21 Août 2023 11 min

Rejetée à l’Assemblée nationale en mars, la dissolution de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire est cette fois quasiment acquise, avec un projet de loi rédigé cet été, malgré les mises en garde des experts.

 

 

Centrale nucléaire de Bugey (Ain). Les partisans de la réforme n’ont pas jugé bon de faire un diagnostic, pourtant nécessaire, du système de gouvernance des risques nucléaires. PHOTO : PHILIPPE DESMAZES - AFP

Le président Macron n’admet guère que les faits ou les personnes lui résistent. Les décisions sur lesquelles il s’est personnellement engagé doivent être exécutées, en passant s’il le faut quelques arrangements avec les principes élémentaires de la démocratie. On l’a vu avec la réforme des retraites, on le voit avec le débat sur la politique nucléaire.

Le chef de l’Etat a choisi, face à l’impératif de neutralité climatique en 2050, de pousser très loin le curseur nucléaire. Un pari risqué, dont le bénéfice économique n’est pas évident. Le discours d’Emmanuel Macron prononcé le 10 février 2022 à Belfort a néanmoins fixé ce cap et, depuis, l’exécutif tient ferme la barre. Quitte à lancer le navire vers des hauts-fonds, malgré les alertes lancées par une partie de l’équipage.

Ainsi en va-t-il de l’obstination élyséenne pour assouplir la gouvernance des risques nucléaires et radiologiques, au nom de l’atteinte des objectifs de Belfort. Et ce, alors que ce programme inquiétant – pousser, à plus de 60 ans de fonctionnement, l’exploitation du parc ancien et développer de nouvelles capacités de production au maximum de ce que l’industrie prétend être en capacité de réaliser – appelle précisément une vigilance renforcée face au risque d’accident.

 

Le dualisme institutionnel menacé

Le 19 juillet, le président de la République a tenu un deuxième Conseil de politique nucléaire, comité confidentiel où le chef de l’Etat et les ministres directement concernés fixent les orientations du gouvernement dans ce domaine. Lors de cette réunion, il a, entre autres, été décidé de préparer « d’ici l’automne » un projet de loi visant à « créer une grande autorité indépendante de la sûreté nucléaire et de la radioprotection dont les moyens financiers et humains seraient renforcés ».

Les moyens sont ceux de l’actuelle Autorité de sûreté nucléaire (ASN), à laquelle seraient rattachés ceux de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Autrement dit, une régression du régime de gouvernance de la sûreté nucléaire peu à peu élaboré en France après la gestion calamiteuse de l’accident de Tchernobyl (1986) et consolidé avec la loi de 2006 relative à la transparence et à la sécurité nucléaire.

Le dualisme institutionnel choisi par la France en offre une bien meilleure assurance

La France a en effet établi une séparation non seulement fonctionnelle mais également institutionnelle entre la décision et ce qui permet de l’éclairer. L’ASN est l’autorité administrative indépendante chargée d’autoriser, de réglementer, de contrôler et de sanctionner. Même si l’ASN dispose sur certains sujets de capacités d’expertise propres, l’IRSN, institut scientifique public, lui fournit, sur la base d’importants moyens de recherche, une expertise technique indépendante pour rendre ses arbitrages. L’expertise se nourrit également des échanges techniques avec l’exploitant, premier responsable de la sûreté de ses installations.

Cette structure duale entre autorité et expertise publique est en vigueur dans une minorité de pays nucléaires, dont la France. Elle consolide ce pilier de la sûreté qu’est la séparation claire des rôles et des responsabilités. Même si dans la pratique l’exploitant, l’autorité et l’expert travaillent dans un dialogue permanent, il est essentiel que ce dernier puisse évaluer en toute sérénité et indépendance, sans avoir à assumer des décisions dont les conséquences peuvent être lourdes, par exemple la poursuite de l’exploitation d’un réacteur nucléaire sous conditions, à la suite de la détection d’un problème de sûreté.

Dans la majorité des pays nucléaires, et c’est le cas aux Etats-Unis ou au Japon, ces fonctions distinctes de décision et d’évaluation sont installées au sein de l’autorité de sûreté. Ce système intégré n’est a priori pas problématique si l’indépendance des deux missions est effective et si la publication des rapports techniques est garantie. En revanche, le dualisme institutionnel choisi par la France en offre une bien meilleure assurance. Un modèle que pourtant elle s’apprête à casser.

Bataille parlementaire

C’est lors de son premier Conseil de politique nucléaire, le 3 février 2023, que le gouvernement d’Emmanuel Macron décide, sans consultation, l’absorption de l’IRSN par l’ASN. Jean-Christophe Niel, le directeur de l’IRSN, n’en sera informé que trois jours plus tard. Puis, dans un communiqué du 8 février, le ministère de la Transition énergétique annonce officiellement la mesure. Il déclare, sans fournir d’explications, qu’elle vise à « fluidifier les processus d’examen technique et de prise de décision de l’ASN pour répondre au volume croissant d’activité lié à la relance de la filière nucléaire ».

Pour faire acter au plus vite cette décision, le gouvernement dépose, les 25 et 26 février, deux amendements au projet de loi relatif à l’accélération des procédures en matière d’installations nucléaires, qui a déjà été voté par le Sénat mais pas encore par l’Assemblée. Le recours à ce cavalier législatif permet à l’exécutif de n’avoir à présenter ni diagnostic ni étude d’impact.

Sur fond de mobilisation massive des personnels de l’IRSN regroupés en intersyndicale, de nombreuses tribunes d’experts et articles de presse, ces amendements sont annulés de justesse le 15 mars, lors du vote en plénière à l’Assemblée nationale.

La riposte arrive le 25 avril avec la saisine, par la commission des affaires économiques du Sénat, de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst). Celui-ci est chargé de remettre une étude sur les conséquences de la réforme « si le gouvernement manifestait son intention de maintenir cette réorganisation ».

Le dualisme hors de cause

L’Opecst, qui décide pour la circonstance de mener ses auditions à huis clos, rend son rapport le 11 juillet. Il recommande de regrouper l’ASN et l’IRSN au sein d’une même autorité indépendante. Il demande toutefois que les moyens humains dévolus au contrôle, à l’expertise et à la recherche soient augmentés « significativement » dès 2024. En effet, le projet initial du gouvernement n’évoquait absolument pas la question des moyens, comme si le rattachement de l’IRSN à l’ASN allait magiquement augmenter les capacités d’expertise et permettre de répondre « au volume croissant d’activité ».

Dont acte. C’est le 19 juillet que le Conseil de politique nucléaire décide, « après avoir pris connaissance du rapport de l’Opecst », de préparer un projet de loi pour la rentrée et de lancer des consultations préalables. Elles seront menées dans la tranquillité du mois d’août. Après l’échec de son attaque à la hussarde en février, le gouvernement veille aujourd’hui à respecter les formes. Peu de doute cette fois qu’il gagnera la bataille au Parlement.

Des cadres (syndiqués) d’EDF ou d’Orano ont expliqué en quoi l’organisation actuelle était selon eux un atout pour la sûreté

Mais y a-t-il des arguments solides pour justifier la réforme ? En quoi précisément le régime dual freine-t-il les processus de décision et donc la relance du nucléaire, puisque c’est la principale critique qui lui est adressée ? Le maigre rapport de l’Opecst (une cinquantaine de pages) ne répond pas à cette question et produit encore moins des éléments bibliographiques qui permettraient de l’éclairer. Il en va de même des auditions publiques du président de l’ASN, Bernard Doroszczuk, le 16 février devant l’Opecst et le 8 mars devant la commission des affaires économiques du Sénat.

« Le système dual fonctionne aujourd’hui. Bernard Doroszczuk pourra, je pense, le confirmer », a répondu pour sa part Jean-Christophe Niel, également auditionné le 16 février par l’Opecst. De son côté, l’intersyndicale de l’IRSN a organisé un colloque le 5 juillet à Paris où une vingtaine d’intervenants qualifiés ont apporté leur contribution à un nécessaire diagnostic du système de gouvernance des risques nucléaires. Un diagnostic que les partisans de la réforme (l’Etat, l’ASN, EDF, notamment) n’ont pas été jusqu’ici en mesure de produire.

Lors de ce colloque, auquel l’ASN a refusé de participer, des cadres (syndiqués) d’EDF ou d’Orano ont, forts de leur expérience de terrain, expliqué en quoi l’organisation actuelle était selon eux un atout pour la sûreté. Ils n’ont pas manqué de critiquer des lourdeurs auxquelles il faudrait remédier, mais ce n’est pas à leurs yeux une raison de jeter le bébé avec l’eau du bain.

Une croissance des moyens nécessaire

Quant aux délais d’instruction, ils semblent sans rapport avec le dualisme. C’est par exemple ce qui ressort du témoignage d’Olivier Loiseau, chef de service à l’IRSN. Il a rendu compte, lors du colloque du 5 juillet, de l’ampleur du travail exigé pour autoriser les réacteurs nucléaires de 900 MW (les plus anciens) à fonctionner de 40 ans (longévité pour laquelle ils ont été conçus) jusqu’à 50 ans.

Un chantier énorme, notamment avec les normes de sûreté post-Fukushima, qui a demandé des moyens sans précédent à l’IRSN. Et, ajoute-t-il, « qui a mis en exergue une certaine fragilité de nos ressources. La masse de spécialistes disponibles est inférieure à la masse critique ».

A défaut d’être convaincant sur l’opportunité d’une fusion des deux institutions, le rapport de l’Opecst du 11 juillet le confirme : « L’expert en sûreté nucléaire est une denrée rare. (…) Un rapprochement ou une réorganisation ne peut, en tout état de cause, être couronné de succès que dans un contexte de croissance des moyens. »

Un rapport parlementaire indique que les recettes de l’Institut ont décliné de près de 10% sur la décennie

Deux rapports parlementaires, l’un du sénateur Rapin (LR) publié le 24 mai et l’autre des députés Dufour et Rome (LFI), déposé le 1er juin, pointent l’insuffisance des moyens dévolus à l’organisation publique de la sûreté nucléaire et à l’IRSN en particulier. Le premier indique que les recettes de l’Institut ont décliné de près de 10 % sur la dernière décennie, pour atteindre 271 millions d’euros en 2022. Et que les deux tiers de la hausse de 8,7 millions d’euros accordés en 2023 ont été absorbés par l’inflation.

Un accroissement de 20 millions d’euros annuels serait nécessaire, selon l’estimation du rapporteur, cohérente avec celle de l’IRSN. « Une miette au regard des milliards annuels d’investissements que requiert le programme de Belfort », fait observer Luc Codron, délégué syndical central CFE-CGC à l’IRSN.

Confiance du public

Outre l’insuffisance des moyens humains et financiers dédiés à l’expertise et à la recherche, les deux rapports s’inquiètent de la moindre attractivité des salaires à l’IRSN par rapport à ceux pratiqués chez les exploitants, qui vont embaucher à tour de bras avec la relance du nucléaire. Entre appel d’air d’un côté et déception de l’autre, la tentation de quitter le navire n’a jamais été aussi forte.

La loi de finances 2024, initiale ou rectificative, renforcera-t-elle les budgets publics dévolus à la sûreté nucléaire à la hauteur de la croissance des besoins ? C’est en tous les cas sur ce terrain que la bataille de la sûreté va désormais se jouer. Le retour du réel, en somme. Mais sur un terrain dégradé, puisque la ligne de défense que constitue la séparation claire entre fonction de décision et expertise publique apportée par l’IRSN serait perdue.

Du fait de son indépendance statutaire, l’IRSN jouit d’une image positive

Comme le rappelle Yves Marignac, expert nucléaire au sein de l’association négaWatt et membre de groupes permanents d’experts de l’ASN, « la volonté de “fluidifier” risque de se traduire par une volonté d’alléger les exigences ou les processus pour rendre les objectifs fixés par le président de la République industriellement et financièrement atteignables ».

Une autre victime de ce recul pourrait être la confiance du public. Du fait de son indépendance statutaire, l’IRSN jouit d’une image positive, en particulier auprès des Commissions locales d’information (CLI) établies à proximité des sites nucléaires et d’associations citoyennes.

Lors du colloque du 5 juillet, Audrey Lebeau-Pivé, cheffe du service des politiques d’ouverture à la société à l’IRSN, a raconté comment la découverte par l’Association pour le contrôle de la radioactivité dans l’Ouest (ACRO) de taux de tritium très élevés dans la Loire en janvier 2019, avait conduit l’IRSN à collaborer avec cette association de surveillance de la radioactivité pour mener une campagne approfondie de mesures. « En faisant science ensemble, ce travail a permis d’améliorer la détection des rejets, et à toutes les parties prenantes de faire avancer leurs connaissances », explique-t-elle.

Pas sûr que cette confiance survive si, à tort ou à raison, l’institution de recherche devait être perçue comme un service inféodé.