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Décryptage

Les six enseignements à retenir d’«Une histoire du conflit politique», le livre de Thomas Piketty et Julia Cagé

 

A gauche, les grands travaux pour 2027dossier
Dans le nouvel ouvrage de 850 pages qui paraît ce vendredi 8 septembre, les deux économistes analysent l’évolution des électorats des différents courants politiques en France de 1789 à 2022. «Libération» décrypte les six idées majeures.
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Julia Cagé et Thomas Piketty, le 21 juin 2023. (Hermance Triay/Opale)

par Anne-Sophie Lechevallier, Alice Clair et Simon Blin

 

Un énorme pavé façon livre-enquête, deux siècles d’histoire électorale et une question simple : «Qui vote pour qui et pourquoi ?» Avec Une histoire du conflit politique, c’est une nouvelle somme globalisante que Thomas Piketty – précédemment auteur de Capital et idéologie (Seuil, 2019) et Capital au XXIe siècle (Seuil, 2013) – et Julia Cagé publient ce vendredi 8 septembre au Seuil. Pour raconter cette «histoire des comportements électoraux et des inégalités socio-spatiales en France de 1789 et 2022», les deux économistes se sont appuyés sur une base inédite de données électorales, économiques et territoriales (revenu moyen par commune, capital immobilier, rôle de la propriété privée, poids de la religion…) collectées dans les 36 000 communes de France (1). Et proposent une autre façon de prendre le pouls de la société française qu’au travers des habituels sondages d’opinion.

En s’attardant sur l’histoire du premier pays au monde à avoir expérimenté à grande échelle le suffrage masculin quasi universel à la fin du XVIIIe siècle et l’un des derniers à avoir étendu le droit de vote aux femmes en 1944, celle de ses cinq républiques et de ses multiples changements de régime, la professeure de Sciences-Po Paris et celui de l’Ecole d’économie de Paris dressent un constat optimiste : la bipolarisation politique n’est pas morte et elle est même favorable à la santé démocratique du pays et les indicateurs «géo-sociaux» déterminent davantage le vote que les critères identitaires. Même si chaque scrutin montre à quel point d’autres paramètres, comme l’âge, le genre, la profession jouent aussi un rôle et ajoutent de la complexité à l’interprétation des résultats.

Macron, le parti des «bourgeois»

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(Alice Clair)

Le vote pour la coalition Ensemble !-UDI lors des élections législatives de 2022, composante affiliée à Emmanuel Macron, constitue-t-il l’électorat le plus favorisé de l’histoire de France ? «Le vote pour le bloc central libéral-progressiste enregistré lors du scrutin 2022 apparaît ainsi dans les données disponibles comme l’un des plus “bourgeois” observé depuis deux siècles (sans doute même le plus “bourgeois” de toute l’histoire électorale française), au sens où il rassemble un électorat socialement beaucoup plus favorisé que la moyenne, dans des proportions inédites par comparaison aux précédents historiques», affirment d’emblée Julia Cagé et Thomas Piketty, qui obtiennent des conclusions similaires avec le vote présidentiel.

 

S’il existe parfois des votes de droite qui sont encore plus bourgeois que celui pour Emmanuel Macron et les candidats centristes, par exemple Alain Madelin en 2002 ou Eric Zemmour en 2022 lors de scrutins présidentiels, ce sont toutefois des candidats qui ont recueilli beaucoup moins de suffrages. Pour des votes d’importance comparable – autour de 20 % à 30 % des voix ou davantage, soit les votes en faveur de Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Chirac et De Gaulle au premier tour dans le passé, alors le vote Macron apparaît effectivement comme plus bourgeois.

Le macronisme, précisent les deux auteurs, «a approximativement la même capacité que les votes de droites à attirer le vote des communes les plus riches et des beaux quartiers», mais «il fait face à des difficultés supérieures pour parvenir à attirer un minimum de votes au sein des communes les plus pauvres (rurales ou urbaines)».

Le clivage gauche-droite est meilleur pour la démocratie (et l’égalité)

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(Alice Clair)

C’est l’une des hypothèses centrales du livre : «La configuration gauche /droite de type classiste est la plus favorable, aussi bien du point de vue du fonctionnement démocratique que du développement socio-économique», expliquent les deux économistes. En effet, lorsque l’affrontement entre la droite et la gauche a dominé la vie politique du pays, comme pendant «une large part du XXe siècle de 1900-1910 jusqu’en 1990-2000, et particulièrement entre 1958 et 1992», la France a connu une plus grande progression dans la marche pour l’égalité – c’est au cours de ces périodes que se mettent en place les fondements d’un Etat social avec une plus grande progressivité fiscale et des dépenses publiques de santé et d’éducation – ainsi que ses plus fortes participations électorales.

A contrario, lorsque la bipolarisation gauche /droite s’affaiblit, la participation politique baisse. C’est le cas de la période 1990-2022 durant laquelle on observe que les classes populaires se détournent des urnes. Les auteurs avancent plusieurs explications à la démobilisation des plus modestes. Ces derniers éprouveraient «un sentiment d’abandon» lié à «la perception d’une convergence des programmes économiques» des partis de droite et de gauche «ralliés au libéralisme économique».

Par ailleurs, ils se désintéresseraient des législatives depuis 2022 et le déroulement de ces élections dans la foulée des élections présidentielles, par «lassitude» et à cause du manque de lisibilité de l’enjeu du scrutin. Piketty et Cagé relient aussi ce phénomène à l’apparition d’un système partisan fondé sur la tripartition et dominé par un centre libéral («financé de façon plus forte et plus explicite que par le passé par le monde des affaires et les plus aisés»), ou encore à la montée des inégalités d’accès à une information de qualité.

Les électorats populaires des bourgs et des banlieues ont des intérêts communs

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(Alice Clair)

Si les comportements politiques des classes populaires de tous horizons géographiques ont fortement divergé au cours de l’histoire récente, qu’elles se situent dans des villages, bourgs, banlieues ou métropoles pauvres, ces territoires connaissent une même expérience de la pauvreté sur les quatre dernières décennies. Depuis les années 80-90, les deux auteurs notent «une nette détérioration de la position des banlieues pauvres et des métropoles pauvres, ainsi qu’une stagnation des bourgs pauvres, si bien qu’au final toutes ces catégories se retrouvent approximativement au même niveau que les villages pauvres dans les années 2010 et au début des années 2020, avec un revenu moyen autour de 80 % de la moyenne nationale».

Qu’en concluent les deux économistes ? Que de telles situations socio-économiques partagées pourraient tout à fait amener ces pans de la population à s’allier politiquement. A condition, bien sûr, de comprendre les raisons qui les séparent et de prendre en compte les différences territoriales en termes de coût de la vie et du logement, du type d’emplois occupés, de leur relation à la propriété immobilière, à l’éducation ou aux diplômes. «Ils ont également des expériences différentes face à la question migratoire et à la diversité des origines, concèdent le couple de chercheurs. Il reste que ces différents territoires pauvres ont des intérêts communs qui gagneraient à être mieux mis en avant.»

Historiquement, rappellent-ils, les radicaux-socialistes et les socialistes sont parvenus à rapprocher ces électorats à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle en transformant leurs programmes avec des mesures fiscales et sociales. «Tout laisse à penser qu’une conclusion identique pourrait également s’appliquer en ce début de XXIe siècle : c’est en développant un programme de redistribution aussi attractif pour les classes populaires des bourgs et des villages que pour celles du monde urbain que les courants politiques de gauche pourront espérer rassembler les électorats correspondants.» Et parvenir à sortir de la tripartition.

Les pauvres des territoires ruraux, talon d’Achille de la gauche

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(Alice Clair)

Si la gauche a progressé dans les territoires ruraux au fil du temps, son électorat s’est de nouveau urbanisé lors des tout derniers scrutins, tandis que les classes populaires du milieu rural se sont davantage tournées vers le bloc national-patriote. A mesure que la gauche a «perdu les ouvriers», un phénomène que les auteurs situent à partir des années 80 et 90 face à son «incapacité» à mettre fin au chômage de masse et à contrer la désindustrialisation, «les employés des services [les] ont pour partie remplacés au cœur de l’électorat de gauche». Les auteurs observent aussi dans les décennies 90 et 2000 une forte présence de ce qu’ils appellent les «sociaux-diplômés» dans cet électorat, à savoir «les personnes ayant les revenus les moins élevés parmi les diplômés du supérieur», avec par exemple les infirmières et les professeurs des écoles.

Cagé et Piketty tirent toute une série de leçons pour l’avenir du bloc social-écologique. Se présenter en ordre dispersé rend le passage du premier tour compliqué, il lui faut donc «dépasser les contradictions actuelles qui opposent ses différentes composantes, tant d’un point de vue programmatique qu’organisationnel». Outre le fait d’aller chercher les abstentionnistes, ce bloc, s’il veut amplifier son score électoral, doit reconquérir les classes populaires rurales. Comment ? En défendant les services publics, mais aussi, et c’est plus surprenant, en soutenant «les aspirations populaires à la propriété individuelle». Il s’agirait là de redistribuer la propriété avec l’idée d’un héritage minimum. Sur ce point, assurent les auteurs, «le bloc de gauche dispose d’atouts bien supérieurs à ceux du RN, en particulier sur l’enjeu du financement de ces mesures et de la mise à contribution des plus riches».

Les économistes proposent de réfléchir à une «nouvelle plateforme ambitieuse de réduction des inégalités entre classes sociales et redistribution des richesses», en avançant déjà quelques pistes comme l’introduction dans la protection sociale de prélèvements reposant sur les plus hauts patrimoines (et pas uniquement sur les revenus) et des barèmes progressifs.

L’identité, facteur secondaire de la structure du vote

Les clivages électoraux sont déterminés par les enjeux socio-économiques et non identitaires. «Le critère de la classe géo-sociale est le plus prépondérant pour rendre compte des choix de vote, c’est-à-dire une variable qui comprend à la fois la catégorie de territoire, (villages, bourgs, banlieues, métropoles), la richesse économique (revenu, capital immobilier, structure foncière, proportion de propriétaires, etc.) et l’insertion dans la structure productive (profession, diplôme, statut d’activité, etc.).» Quant au pouvoir explicatif des variables liées à la religion et aux origines étrangères, il a toujours été plus faible et a fortement baissé dans le temps. Si certains candidats à la présidentielle font campagne sur un supposé péril identitaire à l’image d’Eric Zemmour et si la question de l’immigration demeure centrale dans le programme du FN-RN, les réactions d’hostilité aux populations d’origine nord-africaine ou subsaharienne ne jouent qu’un rôle «relativement faible» pour «rendre compte de la structure d’ensemble des votes», estiment Piketty et Cagé.

La «ruralisation» express du vote FN-RN

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(Alice Clair)

Les législatives de 1986 marquent «une étape décisive vers la tripartition de la vie politique française en trois blocs principaux, avec un bloc de gauche, un bloc de droite libérale et un bloc de droite nationale». En passant d’un vote de banlieues et de métropoles – soit un électorat très urbain – en 1986 à un vote de villages et de bourgs en 2022, la «ruralisation» du vote FN-RN ces dernières années est qualifiée d’«évolution spectaculaire et peu commune dans l’histoire électorale». Cette tendance s’accélère en 2012 après l’arrivée de Marine Le Pen à la tête du parti d’extrême droite en se présentant comme la meilleure défenseuse des territoires et des périphéries abandonnées par les élites urbaines.

Autrement dit, alors que le vote FN à la fin des années 80 se concentre dans les communes ayant une forte proportion de personnes étrangères, le score de l’extrême droite s’avère de moins en moins corrélé à partir des années 2000 et 2010 à la présence d’étrangers, «à tel point que la relation disparaît presque complètement en 2017-2022». En résumé, expliquent Piketty et Cagé : «Le vote FN-RN est passé d’un vote de conflit avec les immigrés proches géographiquement à un vote exprimant plutôt l’absence de tout contact avec des immigrés ou une certaine forme de ségrégation spatiale avec les immigrés.»

La montée en puissance du bloc de droite nationale-patriote ces dernières années, – à savoir Les Républicains (LR), le Rassemblement national (RN) et Reconquête − n’empêche pas qu’il soit traversé par d’immenses contradictions, notamment du point de vue de la sociologie de leur électorat : «Le vote RN est un vote populaire alors que les votes LR et Reconquête représentent deux formes différentes de vote bourgeois.» A méditer pour tous ceux qui souhaiteraient se lancer à la conquête des Français se sentant abandonnés, socialement comme territorialement.