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Baisers forcés et « climat abusif » : enquête sur la puissante communauté catholique Saint-Martin sommée de se réformer

Le Vatican a nommé deux « assistants apostoliques » pour « accompagner » cette association de droit pontifical, principale pourvoyeuse de prêtres en France, dans un travail de réformes. D’anciens membres évoquent des dérives autoritaires et des agressions sexuelles de la part de l’abbé Jean-François Guérin, son fondateur.

Par Gaétan Supertino

 

Prière de séminaristes et de fidèles, lors du chemin de croix du Vendredi saint, dans une abbaye où la communauté Saint-Martin forme de futurs prêtres, à Evron (Mayenne), le 29 mars 2024. 

 Prière de séminaristes et de fidèles, lors du chemin de croix du Vendredi saint, dans une abbaye où la communauté Saint-Martin forme de futurs prêtres, à Evron (Mayenne), le 29 mars 2024. GILE M / ANDIA.FR

 

Que s’est-il passé dans les murs de la « Maison de formation », le séminaire de la puissante communauté Saint-Martin (CSM), du temps de son fondateur, l’abbé français Jean-François Guérin, décédé en 2005 à l’âge de 75 ans ? Pourquoi le Vatican demande-t-il à cette association de droit pontifical, principale pourvoyeuse de prêtres en France (170 en activité, une centaine en formation), de se réformer ?

Les détails sont secrètement conservés dans un rapport de 1 300 pages archivé à Rome, dans les bureaux du dicastère pour le clergé. Cet organe de la curie, chargé de contrôler la formation des prêtres catholiques partout dans le monde, a placé le 4 juillet la CSM sous la supervision de deux « assistants apostoliques », après une enquête menée entre juillet 2022 et janvier 2023 par Benoît Bertrand, évêque de Mende, à la demande du Saint-Siège et de la hiérarchie de la communauté. Les résultats de cette « visite pastorale périodique », selon le vocabulaire romain, n’ont pas été rendus publics. Mais, à la lecture de la lettre mise en ligne sur le site de Saint-Martin, on mesure la gravité des enjeux.

 

En plus « d’accompagner » la communauté dans un « travail de réforme » jugé « nécessaire », « il s’agira de faire œuvre de vérité et de clarté sur la période de fondation, la personnalité du fondateur et les faits qui lui sont reprochés par plusieurs anciens membres », écrivent ainsi Matthieu Dupont, évêque de Laval, et François-Marie Humann, abbé de Mondaye (Calvados), les deux assistants apostoliques désignés par Rome. Avant d’ajouter : « Des personnes écoutées ont parlé d’un climat abusif dans l’exercice de l’autorité et l’accompagnement spirituel. Certaines personnes, majeures à l’époque des faits, évoquent aussi des gestes pouvant relever de délits à caractère sexuel (baisers forcés). »

Trois ans pour faire « œuvre de clarté »

Présente aujourd’hui dans trente-deux diocèses français ainsi qu’à Cuba, en Allemagne et à Rome, la communauté Saint-Martin a vu le jour en 1976 au couvent Saint-François de Voltri, en Italie, avant que la « maison mère » – le siège – et le séminaire déménagent en France, en 1993, à Candé-sur-Beuvron, dans le Loir-et-Cher, puis à Evron, en Mayenne, en 2014. Les potentielles agressions dateraient « principalement » de la période italienne, même si un témoignage « évoque des faits similaires datant de 1995 », indique Matthieu Dupont dans un entretien au magazine Famille chrétienne, publié le 18 juillet. Contactés par Le Monde, ni Matthieu Dupont, ni François-Marie Humann, ni Benoît Bertrand ne livrent davantage de précisions.

 

Les assistants apostoliques nommés par Rome ont désormais trois ans pour faire « œuvre de clarté ». Et la tâche s’annonce ardue. Le Monde a notamment interrogé deux prêtres ayant quitté la communauté, qui relayent deux images opposées de l’abbé Guérin et de leurs expériences.

« Je suis resté vingt ans au sein de la CSM, jusqu’au début des années 1990. J’en conserve de très bons souvenirs, relate ainsi le père Hervé (il préfère rester anonyme, par crainte d’éventuels reproches de la hiérarchie ecclésiale), prêtre sexagénaire en Ile-de-France. J’ai bien connu l’abbé Guérin. C’était quelqu’un d’affectif, de fraternel. Je n’ai jamais été témoin de choses graves. Il y avait des marques d’affection, comme des mains posées sur l’épaule, pas forcément ajustées à la situation, lors d’un conflit par exemple, mais pas d’agression sexuelle. Je ne vous parle bien sûr que de mon expérience personnelle. »

S’il se souvient douloureusement de la vie ascétique des débuts, de l’« autoritarisme » dans la gouvernance des années 1990 – raison qui l’a poussé à partir, en plus de la mobilité exigée des prêtres, obligés de changer souvent de paroisses – et de l’absence quasi totale de vie privée – « On nous confisquait les clés de notre chambre » –, ce prêtre francilien assure que Saint-Martin, où il a encore des amis, a depuis évolué dans le bon sens sur ces sujets.

« Culte de la personnalité »

« Abus de pouvoir, baiser forcé… quand j’ai entendu les résultats de l’enquête du Vatican, je me suis dit : c’est ce que j’ai vécu ! », raconte, quant à lui, le père Paul (qui préfère rester anonyme également, par souci de discrétion et de tranquillité). Au sujet de son année passée dans leur séminaire, lors de l’année scolaire 1993-1994, il évoque « une très mauvaise expérience, une souffrance sur laquelle il est difficile de mettre des mots ».

Après la publication de la lettre des assistants apostoliques, début juillet, ce prêtre, qui officie désormais en Suisse, a d’abord brièvement témoigné sur le réseau social X, avant d’accepter de raconter son histoire au Monde. Il se souvient d’abord du rythme effréné : « Vaisselle, méditation, rangement, liturgie : nous n’avions jamais le temps de nous reposer. Cela allait jusqu’à l’interdiction formelle de se brosser les dents le midi. J’étais dans un état de stress tel que j’avais développé un herpès énorme. » Il garde aussi en mémoire l’attitude de ses coreligionnaires vis-à-vis de l’abbé Guérin, qu’il n’hésite pas à qualifier de « culte de la personnalité » : « Il fallait toujours être aux petits soins, lui faire des surprises, rentrer dans une forme de révérence. »

Et un jour, alors qu’il passait le balai, l’abbé Guérin « surgit tout d’un coup » derrière lui. « Là, il me fait un bisou dans le cou. Cela m’avait révulsé, j’avais trouvé ça intrusif. Je me suis demandé : “Mais qui fait ça ?” A la limite, un baiser paternel sur le front, mais pas dans le cou… Je me souviens m’être éloigné, de dégoût. »

 

Il n’avait pourtant osé en parler à personne, à part sa famille. « A l’époque, il ne fallait pas parler des abus dans l’Eglise. En fait, il ne fallait jamais dire que ça n’allait pas. Tout était noyé dans un discours sur l’amour, la charité et la miséricorde…, explique le prêtre. Et puis lorsque quelqu’un nous met sous son emprise, nous sommes plongés dans un état second. On fait tout pour être à la fois dans ses bonnes grâces et qu’il nous laisse tranquille. »

Conservatisme doctrinal

Un jour, en confession auprès de l’abbé – qui a longtemps occupé la double charge de confesseur et de dirigeant de la communauté, une pratique pourtant réprouvée par Rome –, Paul réussit à lui confier qu’il peine à s’intégrer. Mais, quelques semaines plus tard, le fondateur le prend à partie, « devant tout le monde », en lui reprochant ce qu’il lui avait dit sous le secret de la confession. « C’est là que j’ai décidé de partir, poursuit Paul. Comme ils lisaient notre courrier et que l’on n’avait pas le droit de sortir quand on le souhaitait, j’ai attendu que cela soit mon tour d’aller vider les poubelles pour aller déposer dans une boîte aux lettres mon dossier d’inscription dans un autre séminaire. »

Aujourd’hui, il assure « ne pas souhaiter la disparition de la CSM », qui propose « une bonne formation intellectuelle et culturelle » de laquelle sont sortis « de très bons prêtres ». Mais il espère que le travail engagé aboutira à « atténuer le côté huis clos et à assainir leur rapport à l’obéissance ».

Les prêtres de Saint-Martin, qui se font appeler « don » plutôt que « père », en référence à l’origine italienne de la communauté, identifiables à leur soutane noire – vêtement traditionnel catholique largement abandonné par le clergé depuis la seconde moitié du XXe siècle –, se distinguent par un aspect communautaire très marqué, s’installant à plusieurs (trois au minimum) dans les paroisses dans lesquelles ils sont envoyés.

 

Sans être considérée comme intégriste – car elle accepte les conclusions du concile Vatican II –, la communauté Saint-Martin se caractérise par un fort conservatisme sur le plan doctrinal et un « semi-traditionalisme » concernant la liturgie, alternant messe en latin et en français. « Le nombre de leurs séminaristes et leur jeunesse nourrissent, chez certains d’entre eux, l’idée qu’ils sont l’avenir de l’Eglise en France. Ni intégristes, ni progressistes, ils estiment être pile à la bonne place pour relever les défis » du catholicisme, décrypte le sociologue Josselin Tricou, qui a mené une enquête auprès d’eux pour son ouvrage Des soutanes et des hommes. Enquête sur la masculinité des prêtres catholiques (PUF, 2021).

« Apprendre de nos erreurs »

Jusqu’ici, la personnalité de leur fondateur, l’abbé Guérin, n’avait pas suscité de scandale majeur. « Durant mon enquête, j’ai pu entendre des propos du type : “Heureusement, nous, on a un fondateur clean.” On me disait qu’il ne se prenait pas au sérieux, on parlait de lui avec une certaine distance », relate Josselin Tricou. Avant de préciser : « Il est possible que certains d’entre eux avaient déjà conscience des risques à mettre sa personnalité trop en avant. »

Contacté par Le Monde, Paul Préaux, le « modérateur général » (dirigeant) de la communauté Saint-Martin, dit ne pas avoir reçu le rapport complet. Mais la démarche du Vatican « nous paraît importante, elle évite que nous soyons dans l’auto-évaluation et nous permet de trouver des voies de progression », assure-t-il. S’il met en garde contre la tentation « d’évaluer notre communauté simplement à l’aune de faits datant de la fondation, sans examiner le contexte de l’époque et sans prendre en compte tout ce qui a évolué depuis dans nos pratiques », il se dit prêt à « travailler pour améliorer tout ce qui peut l’être » : « Ce sera utile de nous ajuster si des comportements ont été ressentis comme autoritaires. Nous sommes prêts à apprendre de nos erreurs. »

 

Entré à Saint-Martin, en 1982, il assure, à propos des accusations d’agressions sexuelles, « qu’il ne connaissait ni les faits reprochés, ni les personnes concernées » avant l’enquête du Vatican et se dit prêt à remplir son « devoir de mener à bien le travail de clarification ».