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L’éviction brutale de Marie Lajus, une préfète hors norme victime de remontées « négatives » d’élus

Limogée à la discrétion du gouvernement, la haut fonctionnaire estime avoir fait les frais de ses réserves dans un dossier d’urbanisme. Elle s’était déjà attiré l’opposition d’élus locaux qui l’estimaient trop rigide.

Par Franck Johannès

 

Marie Lajus, préfète d’Indre-et-Loire, à Tours, le 28 août 2020.

Marie Lajus, préfète d’Indre-et-Loire, à Tours, le 28 août 2020. JULIEN PRUVOST/PHOTOPQR/MAXPPP

 

Le téléphone a sonné très tard dans la soirée, mardi 6 décembre, un numéro masqué. Marie Lajus a quand même décroché ; quand on est haut fonctionnaire, à la veille d’un conseil des ministres, c’est toujours plus prudent. Effectivement, c’était le directeur de cabinet du ministre de l’intérieur, Pierre de Bousquet de Florian. Qui a annoncé à la préfète d’Indre-et-Loire qu’elle allait rentrer à Paris, que cela faisait deux ans et demi qu’elle était en poste et que son successeur allait être installé en janvier. Il ne lui a pas signalé de nouvelle affectation ni expliqué la raison de sa disgrâce, mais lui a simplement indiqué qu’il y avait eu des remontées d’élus « négatives ».

Le coup est violent. Un petit mois pour faire ses bagages, déménager de la préfecture de Tours, changer les enfants d’école… Pour un préfet, être muté au bout de deux ans et demi n’est pas anormal ; être limogé à la discrétion du gouvernement est brutal, mais pas inhabituel. Ce qui l’est moins, c’est l’article du 14 décembre du Canard enchaîné qui affirme que les élus locaux ont obtenu sa tête en raison de son opposition à un projet immobilier, suivi, le 26 décembre, d’une tribune dans Le Monde, signée par cinquante personnalités, dont Nicole Bonnefoy, la sénatrice de la Charente.


Les signataires font part de leur « stupéfaction » face à une « profonde injustice ». Selon eux, la préfète « aurait été limogée pour avoir fait respecter le droit de l’urbanisme », ce qui est pourtant son métier. Une pétition intitulée « Marie Lajus, une préfète intègre ! » avait recueilli plus de 2 200 signatures jeudi 29 décembre et est venue compléter le tableau. L’affaire est cependant un peu plus compliquée, et le problème d’urbanisme n’explique pas tout.

 

La carrière de Marie Lajus est hors norme, mais brillante. Normalienne, diplômée de Sciences Po, elle choisit, après une année à l’université de Californie à Berkeley… la police. Major de sa promotion à l’entrée et à la sortie de l’école des commissaires, elle enchaîne les postes sensibles en région parisienne avant d’être nommée responsable de la communication de la Préfecture de police de Paris, en 2006, puis, en 2009, directrice de la prévention à la Mairie de Paris, sous Bertrand Delanoë, avec une pépinière de jeunes talents..

Rigoureuse

Manuel Valls, qui cherchait un profil atypique, a intégré, en 2012, la jeune femme dans le corps préfectoral et l’a nommée préfète déléguée à l’égalité des chances dans les Bouches-du-Rhône – elle qui, étudiante, donnait des cours de français aux détenus et aux travailleurs immigrés –, avant de l’envoyer, en 2015, dans la petite préfecture de l’Ariège, puis, en 2018, en Charente, un département deux fois plus peuplé. Enfin, Gérald Darmanin l’a nommée préfète d’Indre-et-Loire en 2020 ; elle a reçu le ministre de l’intérieur à plusieurs reprises dans le cadre de ses fonctions, sans la moindre ombre de contentieux. Marie Lajus a la réputation d’avoir une sensibilité de gauche, mais a su garder une neutralité de bon aloi. « Elle a des qualités indéniables », assure un préfet, « elle était souvent citée en exemple », dit un autre ; « techniquement, elle est excellente, elle a toujours lu les circulaires avant tout le monde, conclut un troisième, et son parcours parle pour elle ».

Evidemment, la préfète est rigoureuse, mais comme on le dit d’un hiver, grommellent quelques élus. Elle est pointilleuse sur le contrôle de légalité, s’est un peu frottée aux élus à propos des gens du voyage et a entretenu des rapports houleux avec ceux de Tours Métropole-Val de Loire. Quand Wilfried Schwartz, le président (socialiste) de la métropole a dû démissionner après avoir giflé son directeur de cabinet et été condamné, en septembre, à six mois d’inéligibilité, il a convaincu la collectivité de prendre en charge ses frais d’avocat : la préfète l’a déféré illico au tribunal administratif. Elle a aussi envoyé devant le tribunal les maires qui ne respectaient pas la loi sur le temps de travail dans la fonction publique. Et quelques grands élus de droite estimaient qu’elle ne leur réservait pas les égards qui leur étaient dus.

Le 8 décembre, au lendemain du conseil des ministres où le président de la République a validé le départ de la préfète d’Indre-et-Loire, la préfète de région a réuni, comme tous les jeudis, les six préfets de département, en visioconférence, avec leurs collaborateurs. Marie Lajus a demandé, en fin de réunion, un aparté avec ses collègues et leur a expliqué qu’après mûre réflexion, elle pensait devoir sa mutation à l’affaire du Da Vinci Labs. Ce futur laboratoire est un incubateur de projets de recherche, destiné à croiser les technologies quantiques, l’intelligence artificielle et la biologie synthétique. Son promoteur (qui possède un hôtel dans le coin) entendait bien s’installer dans le parc du somptueux château Louise de La Vallière, à Reugny.

Le dossier n’en est qu’à l’étude, mais l’architecte des bâtiments de France a signalé que le château était classé et qu’on pourrait difficilement construire un bâtiment futuriste dans le parc ; la préfète a, elle, fait observer que le plan local d’urbanisme ne le permettait pas et qu’une dérogation serait juridiquement difficile à obtenir. Mais tout le monde a bien senti que le dossier tournait à l’aigre.

« Vive la presse libre ! »

Difficile pourtant de croire que l’affaire du Da Vinci Labs soit à elle seule à l’origine de la mutation brutale de Marie Lajus. D’abord parce que l’affaire est encore à l’étude, et qu’un simple veto des bâtiments de France suffirait à écarter le projet du château. Ensuite parce que les conflits entre élus et préfets sur l’urbanisme sont monnaie courante, et les préfets ne valsent pas pour autant. Enfin, il n’y a pas de poids lourds politiques dans le département susceptibles de faire plier Gérald Darmanin.

Daniel Labaronne, député Renaissance, est fortement soupçonné d’avoir agité ses réseaux pour écarter la préfète. Il s’en défend hautement, au milieu d’une partie de chasse au sanglier : « Je n’ai jamais eu à me plaindre de la préfète, elle est dans son rôle, assure le parlementaire, je ne vois pas en quoi le projet du Labs peut être à l’origine de son éviction. D’autres endroits sont possibles. Moi, j’ai juste insisté pour qu’il reste dans ma circonscription. »

La raideur des relations de Marie Lajus avec les élus semble ainsi la cause de l’éviction de la préfète. L’association des maires ruraux s’était plainte, en novembre, de n’avoir pas été reçue « depuis quinze mois », ce que la préfecture conteste discrètement. La préfète a été prévenue à plusieurs reprises qu’il lui fallait arrondir les angles, mais sans l’entendre semble-t-il. Un haut fonctionnaire proche du dossier explique de façon assez sibylline que « les élus portent des projets de territoire, le travail des préfets est de les accompagner, en faisant naturellement respecter la loi ». Le gouvernement a estimé que ce n’était pas suffisamment le cas pour Marie Lajus, mais on ne peut cependant pas en déduire qu’elle a été limogée pour avoir fait respecter la loi.

Des amis bien placés au pouvoir, notamment à Matignon, n’ont pas jugé bon de lui téléphoner. Une vidéo, publiée à l’insu de l’intéressée et abondamment relayée sur les réseaux sociaux, a d’ailleurs fait grincer les dents du ministère de l’intérieur, conforté dans l’idée qu’il avait pris la bonne décision. Lors de son pot de départ, à la préfecture, Marie Lajus a brandi l’article du Canard enchaîné offert et joliment encadré par ses collaborateurs, et a lancé : « Vive la presse, vive la presse libre ! » Il n’est pas certain que ce moment d’émotion soit très porteur pour la suite de sa carrière.

 

 

« Nous affirmons notre soutien à la préfète Marie Lajus et, à travers elle, à celles et ceux qui œuvrent au respect de la loi »

Tribune

Collectif

Dans une tribune au « Monde », une cinquantaine d’acteurs de la société civile, fonctionnaires et élus des territoires où a exercé la préfète, s’insurgent contre la décision de l’évincer. Elle n’aurait voulu que faire primer le droit de l’urbanisme dans une affaire immobilière en Indre-et-Loire, gênant des élus locaux.

 

Le 7 décembre, en conseil des ministres, un décret démettant de ses fonctions la préfète d’Indre-et-Loire, Marie Lajus, a été signé.

La stupéfaction provoquée par cette nouvelle s’est doublée d’une incompréhension totale lorsque, dans Le Canard enchaîné du 14 décembre puis dans La Charente libre, nous avons pris connaissance des premiers éléments qui auraient motivé cette décision. La préfète Marie Lajus aurait été limogée pour avoir fait respecter le droit de l’urbanisme dans une affaire de projet immobilier. C’est ainsi une profonde injustice que nous, citoyens attachés au respect de la loi, avons découverte : la volonté de faire primer des intérêts particuliers sur l’intérêt général, même lorsqu’il a force de loi.

De quoi parlons-nous concrètement ? D’un projet d’incubateur visant à réunir start-up et chercheurs, que son promoteur souhaiterait construire dans le parc du château Louise de La Vallière, à Reugny (Indre-et-Loire). Or, la zone d’installation projetée étant boisée et proche d’un monument historique, elle n’est pas constructible, tant aux termes du code de l’urbanisme qu’au regard des principes de la loi Climat et résilience de 2021. Entendant privilégier des retombées économiques à la protection de l’environnement, quelques élus envisageaient d’ignorer la loi en tentant de rendre le terrain constructible.

 

Face à cette situation, qu’a fait la préfète d’Indre-et-Loire ? Ce que toutes les préfètes et les préfets de France auraient fait : exercer leur rôle de garant du respect de la loi. La préfète Marie Lajus aurait ainsi avisé les élus concernés que, s’ils parvenaient à rendre ce terrain constructible, la légalité de cette décision serait attaquée par les services de l’Etat. Le mécontentement d’élus prêts à passer outre le respect de la loi aurait donc conduit, par des voies qui nous échappent, au débarquement sans préavis ni nouvelle affectation de la préfète Marie Lajus.

Impartialité et humanité

Marie Lajus est une préfète dont le professionnalisme est unanimement salué dans les territoires où elle a eu à exercer. A travers son impartialité, sa probité et son humanité, elle incarne ce que la société attend de l’Etat.


Nous affirmons notre soutien plein et entier à Marie Lajus et, à travers elle, à celles et ceux qui œuvrent au quotidien au respect de la loi. Car assurer le respect de la loi, c’est la condition de notre liberté, c’est permettre l’égalité et la protection de tous, c’est garantir l’effectivité de notre démocratie.

 

Acteurs de la société civile, fonctionnaires et élus des territoires où a exercé Marie Lajus, nous ne pouvons croire que, interpellé sur cette injustice, le président de la République n’entreprenne pas de rétablir l’honneur et la cohérence de l’Etat en prenant les mesures nécessaires.

Premiers signataires : Farida Belkhir, ancienne stagiaire de l’Ecole nationale d’administration auprès de la préfète d’Indre-et-Loire, haut fonctionnaire ; Nicole Bonnefoy, sénatrice (PS) de la Charente ; Catherine Champrenault, présidente de France Victimes 37, ancienne procureure générale de Paris ; Xavier Gabillaud, directeur départemental de l’emploi, du travail et des solidarités d’Indre-et-Loire ; David Jouquand, président de l’association des architectes conseils de l’Etat (ACE) ; Norbert Meler, maire de Foix (Union de la gauche) et président de l’Association des maires et des élus de l’Ariège ; Christophe Monteiro, directeur de centres socioculturels et sportifs dans la Charente.