Évincé du Conseil des sages de la laïcité, Alain Policar réagit : « L’illusion du pluralisme est écornée »
Le politiste a été démis de ses fonctions au Conseil des sages de la laïcité à cause de ses critiques sur la loi de 2004 interdisant le voile à l’école. Il déplore cette décision qu’il attribue à « des idéologues, partisans d’une laïcité intransigeante ».
Par Mathieu Dejean, Mediapart
25 avril 2024 à 07h45
Alain Policar, auteur en 2022 de L’Universalisme en procès (Le Bord de l’eau), appelle les républicains autoproclamés à s’ouvrir aux critiques post-coloniales et décoloniales. Dans un ouvrage plus récent, La Haine de l’antiracisme (Textuel), il prend à revers la critique du « wokisme » répandue jusque dans les rangs de la majorité présidentielle. Reçu par Mediapart peu après sa nomination, il se disait optimiste sur sa possibilité de s’exprimer dans cette instance : « Le débat est possible », affirmait-il.
Moins d’un an plus tard, le voilà pourtant démis de ses fonctions par la ministre de l’éducation nationale, Nicole Belloubet (il quittera son mandat d’ici au 30 juin). Sa faute a consisté à avoir exprimé des critiques sur l’application de la loi sur la laïcité en milieu scolaire après l’affaire du lycée Maurice-Ravel (à Paris).
Dans une interview à RFI, il déclarait le 5 avril : « Le voile n’est pas le plus souvent un signe de prosélytisme – les enquêtes sociologiques montrent qu’il s’agit même souvent d’un vecteur d’émancipation pour les jeunes filles par rapport à leurs milieux –, et le port du voile devrait donc être analysé chaque fois au cas par cas. »
Après de multiples pressions, un courrier de la présidente de l’institution, Dominique Schnapper, le 15 avril et un entretien avec Nicole Belloubet le 22 avril lui ont signifié que les conditions de son maintien au Conseil des sages de la laïcité n’étaient « plus réunies ».
Mediapart : Nicole Belloubet vous a démis de vos fonctions au Conseil des sages de la laïcité. Elle vous reproche d’être « sorti de votre devoir de réserve ». Comment réagissez-vous ?
Alain Policar : Je conteste l’interprétation qu’elle fait du rôle des membres du Conseil des sages. Nous sommes des experts et non pas des fonctionnaires d’autorité. De plus, les membres qui représentent la position majoritaire s’expriment extrêmement souvent pour donner leur opinion dans divers médias sans jamais que personne ne les rappelle à l’ordre.
Il y a donc un deux poids et deux mesures : j’ai une position qui est très minoritaire, et je n’ai pas le droit de dire que l’application de la loi de 2004 pose quelques problèmes et que la catégorie « atteintes à la laïcité » me semble épistémologiquement fragile. Autrement dit, je perds une partie de ma liberté d’expression. La ministre m’a assuré qu’en tant qu’intellectuel j’avais le droit de m’exprimer, mais pas en tant que membre du Conseil des sages. C’est un argument qui a sa cohérence, mais qui ne me semble pas refléter l’état du droit : les experts ne sont pas tenus à cette réserve-là à mon sens.
Quelle analyse politique faites-vous de votre éviction ? L’attribuez-vous directement aux pressions externes à la suite de l’affaire du voile au lycée Maurice-Ravel ?
Oui. L’interview que j’ai donnée à RFI le 5 avril sur l’affaire du lycée Maurice-Ravel, qui hélas n’était pas le reflet très exact de ce que j’ai dit, a suscité des attaques des collectifs Vigilance universités et Vigilance collèges lycées, dans lequel deux membres du Conseil des sages siègent – Iannis Roder et Delphine Girard. Ce sont ceux avec lesquels je n’avais pratiquement pas réussi à nouer la moindre relation.
Ce sont des idéologues, partisans d’une laïcité intransigeante, qui considèrent qu’il faut la brandir à tout-va pour éloigner le danger islamiste. Ce n’est pas mon avis. En séance du Conseil j’avais dit en début d’année que si nous voulions célébrer l’anniversaire de la loi de 2004, il faudrait s’interroger sur les raisons pour lesquelles des familles et élèves en majorité musulmans ne comprennent pas cette loi et la jugent discriminatoire. On m’a répondu que ce n’était pas le problème.
Il n’y a pas si longtemps, Frédérique Vidal faisait la chasse aux islamo-gauchistes à l’université, catégorie à laquelle, en dépit de l’évidence, tout esprit critique est censé appartenir.
On me reproche de ne pas respecter le droit positif, car je me réclame de la jurisprudence du Conseil d’État de novembre 1989 qui ne voulait pas de loi. Mais un droit en vigueur est pour moi questionnable et éventuellement destiné à changer selon les circonstances. La loi pouvait être bonne en 2004, mais ses conditions d’application ne sont pas totalement satisfaisantes. Si on s’intéressait plutôt aux manquements à l’obligation scolaire, on ne mettrait pas l’accent sur l’appartenance à une communauté religieuse quelconque. Ce n’est pas ce qui est fait.
Je pars du principe que la chasse au voile est contre-productive car elle est instrumentalisée par l’islamisme politique. On a, au fond, une alliance objective entre islamisme politique et laïcs intransigeants. Et cette alliance a comme conséquence que certains musulmans ne se considèrent pas comme bienvenus en France.
Une récente tribune de Vigilance collèges lycées vous a reproché d’avoir recours à « des arguments utilisés par l’entrisme islamiste » sur la loi de 2004, dont vous dites qu’elle « apparaît, à tort ou à raison, comme discriminatoire à l’égard des musulmans ». Qu’en dites-vous ?
Je répète que des enquêtes sociologiques montrent que le voile n’a pas une signification univoque. Si les jeunes filles qui le portent peuvent servir implicitement ou explicitement la cause islamiste, il existe d’autres motivations avancées par les jeunes filles voilées, celle d’échapper à la pression de leurs milieux, autrement dit, par la conformité avec les prescriptions implicites, de gagner un espace de liberté.
Il y a eu énormément d’enquêtes à ce sujet, depuis longtemps, à commencer par Le Foulard et la République, de Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar en 1995. Mais pour mes détracteurs, le voile est sans contestation le signe de l’infériorisation de la femme et/ou du militantisme islamiste.
Ce qui me semble d’une extrême gravité est le sentiment éprouvé par de nombreux musulmans d’être discriminés. Je pense que ce n’est pas seulement un sentiment. Un récent article du Monde, à partir d’une enquête, montre l’importance de la logique du soupçon dans le rapport à la nation française.
La laïcité est pourtant le meilleur moyen d’organiser la coexistence des libertés, mais elle apparaît comme coercitive dans l’esprit de nombreux jeunes. Il faut que les raisons soient accessibles à tous. Malheureusement, la position majoritaire considère que la laïcité à la française n’est pas contestable.
Qu’est-ce que votre éviction dit plus généralement du rapport du gouvernement aux sciences sociales ?
Depuis toujours, les sciences sociales critiques sont l’adversaire du pouvoir politique, et pas simplement du pouvoir macroniste. La querelle sur le wokisme, sur lequel j’ai écrit récemment, est la suite de la querelle du politiquement correct et de l’islamo-gauchisme. Il n’y a pas si longtemps, Frédérique Vidal faisait la chasse aux islamo-gauchistes à l’université, catégorie à laquelle, en dépit de l’évidence, tout esprit critique est censé appartenir.
De manière générale, il existe un biais majoritaire qui met en cause l’égalité civique en France. C’est ce qu’a développé Cécile Laborde [autrice de Français, encore un effort pour être républicains !, Seuil, 2010 – ndlr], mais ce sont des arguments que les nationaux-républicains comme Dominique Schnapper, la présidente du Conseil des sages de la laïcité, ont du mal à admettre. Et puis il y a l’histoire coloniale, dont on n’a pas fait le bilan de façon sérieuse en France. Nous n’avons pas suffisamment de recul sur la « mission civilisatrice » que l’universalisme à la française était censé accomplir. Ça viendra peut-être. Quoi qu’il en soit, avec mon exclusion, l’illusion du pluralisme au sein du CSL est écornée.