mercredi 8 octobre 2025
L’autre radicalisation : décrypter l’ultradroite à l’aune du djihadisme
Par Elyamine Settoul
Sociologue
La condamnation, par le tribunal correctionnel de Paris, de six membres du groupe d’ultradroite AFO à une peine d’emprisonnement pour association de malfaiteurs terroriste anti-musulmans devrait inciter à faire la lumière, scientifiquement et politiquement, sur les mécanismes inexplorés de cette « autre radicalisation » dont procède la violence des militants d’ultradroite.
À la fin du mois de septembre, les seize membres du groupuscule Action des forces opérationnelles (AFO) ont comparu devant la justice pour avoir préparé des attaques et des projets d’empoisonnement visant des citoyens de confession musulmane.
Après l’assassinat en 2025 d’Aboubakar Cissé, en plein cœur de la mosquée de la Grande Combe dans le Gard, et celui d’Hichem, un Tunisien tué à Puget-sur-Argens, ce procès vient rappeler qu’à l’inverse de la violence à référentiel djihadiste, les trajectoires similaires au sein de l’ultradroite demeurent largement inexplorées.
Pourtant, les chiffres sont sans appel : selon le Global Terrorism Database, les violences attribuées à ces mouvances ont augmenté de près de 320 % dans les sociétés occidentales entre 2015 et 2019. En dépit de cette expansion internationale plus que significative, la recherche française consacrée à ces nébuleuses peine encore à investir ce sujet. Alors que les structures partisanes d’extrême droite sont l’objet d’une littérature scientifique abondante, les trajectoires sociales de leurs militants les plus violents restent dans l’ombre. Plusieurs raisons expliquent cette carence : le faible nombre de condamnations et, par conséquent, de détenus observables ; les obstacles institutionnels qui compliquent l’accès au terrain carcéral ; la priorité accordée aux profils islamistes jugés plus menaçants ; et parfois la réticence de ces acteurs à témoigner de leurs parcours. Cette asymétrie analytique est aisément quantifiable.
Depuis les années 2000 des centaines de thèses francophones ont été consacrées à l’islamisme radical quand celles relatives à l’ultradroite peinent à atteindre la dizaine. Résultat : alors que la recherche sur le djihadisme s’est considérablement enrichie et affinée – en explorant les trajectoires d’engagement, l’influence des outils numériques, le rôle des émotions ou encore les processus de désengagement – l’extrême droite continue d’être principalement étudiée sous le prisme de sa sociologie électorale[1] ou sous l’angle de ses nuances idéologiques internes[2]. Cette focalisation laisse dans l’ombre l’exploration des mécanismes sociologiques qui conduisent certains individus à franchir le seuil de la violence.
Kylian : anatomie d’un engagement suprémaciste
C’est dans ce contexte de sous-exploration empirique de cet objet que j’ai mené une enquête en milieu carcéral. Elle repose sur l’étude biographique et prosopographique des membres du groupuscule OAS (Organisation des armées sociales), condamnés en 2021 pour avoir projeté des attentats contre des dizaines de mosquées et des personnalités politiques. L’analyse comparée des trajectoires de ces militants d’ultradroite et des djihadistes met en évidence de frappantes convergences : la nostalgie d’un glorieux passé ; la conviction d’être engagé dans une guerre civilisationnelle ; la quête d’une pureté absolue, qu’elle soit ethnique ou religieuse ; le désir de mort héroïque et de martyre mais également la prégnance de nombreuses vulnérabilités psychosociales.
On retrouve également des visions du monde fondées sur une mythification du passé. Les djihadistes tournent leur regard vers un califat historique idéalisé et l’authenticité religieuse des « vertueux prédécesseurs », tandis que l’imaginaire des militants identitaires puise massivement dans les épopées chevaleresques et l’héroïsme des croisades. Ces dénominateurs communs donnent parfois lieu à de surprenantes proximités. Le leader de cette OAS racontait ainsi avoir passé plusieurs mois en isolement à côté de Sid Ahmed Ghlam, djihadiste condamné à perpétuité pour le meurtre d’Aurélie Châtelain. « Neuf mois à l’isolement, ça laisse le temps de parler », expliquait-il, avant de préciser : « Ce n’étaient pas les mêmes idées, c’est sûr, mais on échangeait beaucoup, on se respectait. »
Deux militants que tout semblait opposer en apparence, mais qui partageaient le même sentiment d’être des combattants et de défendre une communauté ou une civilisation perçue comme agressée. La tentative d’évasion en bande organisée survenue en juillet dernier à la prison de Strasbourg, impliquant Mohammed Mogouchkov, l’assassin du professeur Dominique Bernard à Arras, et Valentin Linder, issu du groupuscule d’ultradroite Bastion Social dissous en 2019, illustre d’une autre manière les connivences contre-intuitives qui peuvent s’établir entre de tels profils. De même, lors de notre enquête, Kylian nous a avoué qu’il avait envisagé de mettre sur pied un National Media Center, organe de propagande soigneusement calqué sur le Hayat Media Center de l’État Islamique. Il vouait également une véritable admiration pour les techniques de marketing numérique mises en place par Omar Diaby, le principal recruteur de djihadistes français.
Une radicalisation « émo-numérique »
Ces logiques trouvent aujourd’hui un terreau particulièrement fertile dans l’univers numérique. La radicalisation contemporaine est de plus en plus affective et technologique : elle combine vulnérabilités personnelles, expériences émotionnelles intenses et fréquentation massive des réseaux sociaux. Ces dernières années, le profil des personnes radicalisées s’est simultanément caractérisé par un rajeunissement et des engrenages ayant fréquemment comme point de départ des problématiques psychosociales (violences intrafamiliales, troubles abandonniques, harcèlement scolaire).
Pour les jeunes générations, Internet apparaît de plus en plus comme un espace de refuge et d’extimité, c’est-à-dire un lieu où l’intimité est paradoxalement livrée au regard d’autrui, permettant à la fois de soulager des tensions internes, de chercher une validation affective et de transformer des fragilités psychiques en éléments de reconnaissance sociale. La toile numérique agit désormais comme un amplificateur qui diffuse et recycle les imaginaires violents. Les écrits d’Anders Breivik ou les vidéos de Brenton Tarrant, auteur des attentats de Christchurch, circulent sur les mêmes canaux que celles de propagandistes djihadistes tels que Fabien Clain ou Omar Diaby. Elles se répondent, s’imitent, produisant des formes de mimétisme trans-idéologique. Les services de renseignement découvrent des réseaux improbables, mêlant de jeunes apprentis néonazis et djihadistes. Certains militants d’ultradroite vont jusqu’à emprunter des codes djihadistes, qu’ils considèrent comme des modèles de propagande. Le signe du tawhid, repris par des activistes du GUD en est une illustration déroutante[3].
Les technologies conversationnelles toujours plus élaborées favorisent la création de communautés virtuelles qui agissent tel des « bulles cognitives ». Ces dernières créent un climat où l’entre-soi idéologique devient la norme, où l’horizon d’information se rétrécit jusqu’à ne plus laisser place qu’à une seule narration du monde. L’ultradroite, comme le djihadisme, prospère dans ces espaces clos où la logique de recommandation automatise la radicalisation progressive. Les récits complotistes, les vidéos de martyrs, les appels à la violence s’imbriquent dans une grammaire émotionnelle qui accentue la résonance affective des discours. Dans ce contexte, la radicalisation ne procède plus seulement d’une organisation structurée ou d’un recrutement actif, mais d’un processus de captation algorithmique, où les affects et les algorithmes se renforcent mutuellement pour enfermer l’individu dans une trajectoire de plus en plus exclusive. Mais la menace ne réside pas seulement dans cette insularité cognitive. Elle prend une dimension particulièrement préoccupante lorsqu’elle trouve des relais au sein même des institutions censées garantir la sécurité.
Des porosités avec les institutions sécuritaires
Les inquiétudes suscitées par ces nébuleuses sont en effet d’autant plus grandes que les investigations dévoilent fréquemment des connexions avec certaines institutions sécuritaires, notamment les armées et la police. Comme le montrent plusieurs rapports internationaux, le constat est perceptible dans la plupart des démocraties occidentales[4]. Aux États-Unis, l’invasion du Capitole le 6 janvier 2021 a constitué un électrochoc. L’événement a révélé la présence massive de vétérans et de militaires réservistes parmi les assaillants : selon le FBI et le Pentagone, entre 12 et 20 % d’entre eux avaient un passé de soldat, contre environ 7 % dans la population générale. Cette surreprésentation a alarmé les autorités, en raison de la capacité de ces individus – parfois dotés de solides compétences tactiques – à structurer des actions violentes.
Les milices antigouvernementales telles que les Oath Keepers ou les Three Percenters recrutent d’ailleurs activement dans les rangs des anciens militaires et policiers, en valorisant leur expertise et leur expérience au service de projets de « défense patriotique » voire de « guerre raciale ». En Allemagne, le mouvement des Reichsbürger (« citoyens du Reich ») incarne une menace comparable. Longtemps considéré comme folklorique, ce courant conspirationniste regroupe aujourd’hui plus de 20 000 sympathisants, selon les services de renseignement. Il se caractérise par le rejet de la légitimité de la République fédérale et par la croyance que l’Empire allemand subsisterait encore juridiquement. Plus récemment, en décembre 2022, une vaste opération de police a conduit à l’arrestation de vingt-cinq personnes soupçonnées de préparer une attaque contre le Bundestag. Parmi elles figuraient des ex-militaires, des policiers, ainsi qu’un ancien officier du KSK (Kommando Spezialkräfte), l’unité d’élite de l’armée allemande.
Au Canada, l’infiltration du groupe néonazi The Base par un journaliste d’investigation a révélé l’implication de Patrik Mathews, réserviste des Forces armées canadiennes. Au Royaume-Uni, en septembre 2017, quatre soldats en activité et un civil ont été arrêtés pour appartenance à National Action, un groupe néonazi interdit depuis 2016. La France n’est pas en épargnée par cette tendance. Les démantèlements d’AFO et de l’OAS (Organisation des armées sociales) ont montré la présence de nombreux réservistes, d’anciens militaires ou policiers, ainsi que de candidats aux métiers militaires. Le responsable d’AFO était lui-même un ancien policier, tandis que la majorité des membres du collectif OAS sur lequel nous avons enquêté avaient tenté d’intégrer les armées ou appartenaient à sa réserve. Ces porosités avec l’appareil sécuritaire illustrent à quel point l’ultradroite violente ne peut être reléguée à la marge. Elle appelle une prise en compte scientifique et politique à la hauteur des enjeux.
Un défi scientifique et politique
Les enseignements de notre enquête démontrent tout l’intérêt de décloisonner l’étude des radicalisations. Traiter séparément le djihadisme et l’ultradroite empêche de comprendre leurs dynamiques communes et leurs effets d’entraînement mutuels. En réduisant l’ultradroite à un phénomène secondaire, on risque par ailleurs de sous-estimer une menace qui, ailleurs, a déjà produit des massacres de masse. L’enjeu est d’autant plus crucial que la sociologie de ces groupuscules met en lumière leurs porosités avec des sphères sensibles tels que les armées ou la police. Mais il est aussi démocratique : leur discours prospère sur la défiance, les fractures sociales et le ressentiment identitaire.
Pour la recherche, il s’agit désormais de dépasser la focalisation sur l’islamisme radical et de développer une approche comparée, attentive aux affects, aux technologies et aux phénomènes de circulation transidéologiques. Comprendre l’ultradroite violente avec les outils conceptuels fournis par les nombreuses enquêtes consacrées au djihadisme ne relève pas seulement de l’exercice intellectuel. C’est une nécessité politique. Car nos démocraties ne pourront affronter cette « autre radicalisation » qu’en la nommant, en l’étudiant et en reconnaissant qu’elle constitue l’un des défis sécuritaires et sociaux majeurs du XXIe siècle.
NDLR : Elyamine Settoul a récemment publié Suprémaciste. Anatomie d’un parcours d’ultradroite, Université Paris Cité Éditions, septembre 2025, 196 pages.
Sociologue , Maître de conférences des universités