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Le lobby agroalimentaire breton, une machine puissante et bien huilée


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Enquête« En Bretagne, main basse sur la terre » (4/5). Depuis la révolte des agriculteurs de Morlaix, en 1961, le complexe agro-industriel est devenu indissociable de la réalité économique, politique, sociale et environnementale de la région. Il n’a jamais cessé, non plus, de bénéficier d’un accès privilégié au cœur de l’Etat.

Morlaix, le 8 juin 1961. Réveillé à l’aube par un tintamarre de tous les diables, le sous-préfet du Finistère doit fuir « sa » sous-préfecture, envahie par plusieurs centaines d’agriculteurs, et se réfugier au commissariat. Voilà des semaines que la colère gronde. La modernisation des exploitations maraîchères a entraîné une hausse de la production, ainsi qu’un endettement massif de certains paysans, contraints de brader leurs légumes à des négociants tout-puissants. Les invendus pourrissent, le gouvernement rechigne à agir. Vu de Paris, cette fronde inquiète, car son écho résonne fort en Vendée, dans la Creuse, dans le Puy-de-Dôme…

Lire notre série de 1961 : Article réservé à nos abonnés Episode 1, une révolte d'hommes du XXe siècle

Tandis que les CRS affluent vers Morlaix, les manifestants quittent la sous-préfecture et improvisent un meeting. Deux syndicalistes sont placés en détention provisoire. L’un d’eux est le jeune Alexis Gourvennec, qui s’affirmera par la suite comme un leader emblématique. Quinze jours plus tard, il comparaît avec son compère devant le tribunal correctionnel. Dehors, environ 10 000 de leurs collègues attendent le jugement. Les prévenus seront relaxés, puis portés en triomphe par la foule.

Le gouvernement, groggy, se résout à changer de braquet : des mesures économiques et sociales sont entérinées, un nouveau ministre de l’agriculture est bientôt nommé, la mise en œuvre de la première loi d’orientation agricole accélérée. Celle-ci prévoit notamment l’élaboration et la mise en application des politiques agricoles « avec la collaboration des organisations professionnelles » concernées. Des organisations au sein desquelles la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et son antichambre, le Centre national des jeunes agriculteurs (devenu par la suite les Jeunes Agriculteurs), règnent sans partage. L’Etat ne reconnaîtra d’autres entités représentatives de la profession que dans les années 1980. La « cogestion » agricole à la française, liant pouvoir politique et organisations professionnelles, voit le jour dans le sillage des événements de Morlaix.

Lire notre série de 1961 : Article réservé à nos abonnés Episode 2, une anémie pernicieuse

Cet épisode préfigure, pour les soixante ans à suivre, les relations entre l’Etat et une partie du monde agricole breton – sa frange libérale, en l’occurrence. A l’époque, celle-ci est incarnée par de jeunes et fougueux paysans, avides de « progrès » et de « réussite », décidés à transformer une ruralité régionale jugée « arriérée ». Il est vrai que les campagnes de la péninsule sont notoirement en retard en matière d’infrastructures. La terre battue ? Ils n’en veulent plus. Les routes défoncées ? Ils ont donné. La mosaïque bocagère et ses milliers de parcelles minuscules ? Basta.

Chantage à l’emploi

Certains de ces meneurs deviendront les chevilles ouvrières d’un complexe agro-industriel bientôt indissociable de la réalité économique, politique, sociale et environnementale de la région. A mesure que s’enchevêtreront intérêts personnels et orientations collectives, aides publiques et capitaux privés, réseaux d’affaires et proximités d’idées, ces chefs de file et leurs héritiers s’affirmeront comme des notables.

Partisans d’une agriculture de volume intégrée dans un tissu industriel dense, susceptible de rivaliser avec la concurrence étrangère, ils disposeront d’atouts majeurs pour imposer leurs vues. La cogestion mise en place après le printemps 1961 leur offrira un accès privilégié au cœur de la machine étatique. Quand les décideurs se montreront récalcitrants, ils pourront s’appuyer sur des troupes mobilisables à souhait, et plus ou moins de colère selon l’intensité des crises.

En 1962, les responsables de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles du Finistère théorisent les ressorts de leur succès de Morlaix, lors de l’assemblée générale du syndicat. Ils soulignent l’efficacité de l’« action directe » par rapport à celle de la « négociation menée patiemment pendant des mois ». « Deux mille agriculteurs qui cassent tout, c’est plus payant que 10 000 manifestants qui défilent dans le calme », confirmera Alexis Gourvennec au Monde en 1974.

Dans les décennies suivantes, on ne compte plus les tonnes de pneus et de palettes brûlées sur la voie publique, les hectolitres de lisier répandus devant les préfectures, les routes bloquées, les installations ferroviaires sabotées, le mobilier urbain saccagé, les véhicules de police ou de gendarmerie détériorés, les portiques écotaxe démontés, les sous-préfectures et les hôtels des impôts mis à sac, sans oublier un mouton mort déposé dans la propriété d’un député-maire et l’attaque d’une prison (Quimper, 1983).

L’Etat a appris à courber l’échine. Pierrick Massiot, président (PS) du conseil régional de Bretagne lors du mouvement des « bonnets rouges », en 2013, confie : « Quand on recevait les ministres de l’agriculture, ils nous disaient à mots couverts : “Attendez, vos demandes, là, on ne peut pas les satisfaire, sinon on met le feu aux poudres !” Il fallait toujours peser le pour et le contre, de façon qu’il n’y ait pas de révolte attisée par le syndicat. » Député (Horizons) du Finistère, Jean-Charles Larsonneur résume la situation : « Le système, finalement, tient sur pas grand-chose : la force de frappe du syndicat majoritaire permet de bloquer des préfectures – quand on a une armée de tracteurs, on est plus fort. Les élus sont tétanisés par le risque de jacquerie. Et rien ne bouge. »

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Autre moyen de pression fréquemment utilisé : le chantage à l’emploi. La modernisation à marche forcée a entraîné, en Bretagne comme ailleurs, une véritable saignée : dans la région, le nombre de paysans est passé de 370 000, en 1970, à environ 55 000, en 2020, selon le ministère de l’agriculture. Ce « plan social » silencieux a été compensé par la création d’emplois dans les secteurs agroalimentaires et para-agricoles : abattoirs, usines de transformation, transport d’animaux et d’aliments, conception et vente de machines, expertise technique et comptable… De nos jours, le complexe agro-industriel représente quelque 300 000 postes dans la région, en incluant l’activité induite, soit, au total, environ 20 % des actifs bretons. Certaines firmes et coopératives constituent localement les principaux employeurs. D’où leur poids économique et symbolique.

Méthodes « rustiques »

La Cooperl, plus importante coopérative porcine française, basée à Lamballe-Armor (Côtes-d’Armor), fait partie de ces mastodontes. En juillet 2020, l’Autorité de la concurrence la condamne à payer une amende de 35,5 millions d’euros, dans le cadre de l’affaire dite du « cartel des jambons ». En cause : l’entente présumée d’industriels, dont la Cooperl, qui « se coordonnaient pour acheter moins cher les pièces de jambon auprès des abatteurs et/ou s’entendaient, par ailleurs, sur les hausses de prix des produits charcutiers qu’ils entendaient pratiquer auprès des enseignes de la grande distribution ».

Dans la foulée, la coopérative fait appel de cette décision. Son directeur, Emmanuel Commault, annonce à la presse avoir demandé un « sursis » pour le versement de l’amende, dans l’attente d’un nouveau jugement, et menace d’engager un « plan de restructuration dur » si l’Etat n’obtempère pas. Moins de vingt-quatre heures plus tard, le ministère de l’économie réagit en assurant que la Cooperl est « un groupe français d’importance pour la filière porcine et le territoire breton » et qu’il peut « compter sur l’engagement » du gouvernement. En mars 2021, la cour d’appel de Paris valide la demande de sursis. Sollicitées par Le Monde, ni la Cooperl ni l’Autorité de la concurrence n’ont indiqué si cet appel avait, depuis, donné lieu à de nouvelles décisions administratives.

A l’évocation de ces faits, Marylise Lebranchu soupire. L’ancienne maire (PS) de Morlaix, élue quatre fois députée du Finistère, nommée trois fois ministre, a connu bien des manifestations d’agriculteurs et moult réunions plus ou moins houleuses avec des acteurs de l’agro-industrie. « Il y a un problème de lobbying et de chantage à l’emploi, affirme-t-elle.Ce chantage fonctionne toujours, parce que le politique a la trouille du chômage. Et il a raison ! Pour engager des transformations en profondeur, il faut vraiment avoir beaucoup de force… et beaucoup d’élus. Il faut être soutenu par les citoyens, les syndicalistes, etc. C’est épuisant. Or, il y a des choses politiquement plus rentables à court terme… »

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Mme Lebranchu confie avoir refusé le poste de ministre de l’agriculture proposé par François Hollande, en 2012, par crainte d’être ciblée dans son fief finistérien : « J’avais de très mauvais souvenirs de la maison de Marie Jacq [députée socialiste du Finistère de 1978 à 1993] arrosée de fioul et entourée de pommes de terre. Je ne voulais pas avoir tout le temps la police autour de ma maison et imposer ça à ma famille. »

Les méthodes « rustiques » éprouvées à partir de 1961 se sont peu à peu doublées d’une stratégie d’influence plus méthodique. De nos jours, huit organisations défendent, plus ou moins activement, les intérêts des principaux acteurs de l’agrobusiness. L’une des plus anciennes se nomme Breiz Europe. Créée en 1987 à l’initiative d’Alexis Gourvennec, domiciliée au siège du Crédit agricole du Finistère, financée par la plupart des grandes firmes et coopératives de la région, ainsi que par des organisations de producteurs, cette association emploie deux personnes à temps plein et dispose d’un bureau à Bruxelles. Son objet ? Agir pour la « représentation permanente des intérêts économiques bretons » auprès des instances européennes.

Un système réinventé

Selon nos informations, les responsables de ce lobby auraient longtemps eu tendance à s’exprimer à Bruxelles… au nom de la Bretagne dans son ensemble. A tel point qu’une « clarification » a été entreprise par divers élus du conseil régional après que celui-ci a été conquis par la gauche, en 2004. Il fallait « remettre les choses à plat, chacun dans son rôle », indique-t‑on au conseil régional. Avant cela, la droite au pouvoir dans l’hémicycle régional avait laissé le champ libre à Breiz Europe et à son directeur, Christophe Hamon. Sollicité, ce dernier reconnaît des « divergences d’approche » et des « accrochages » avec le conseil régional. Il confirme que Breiz Europe est intervenue ponctuellement sur des sujets allant « au-delà du simple marché agricole », parce que cela « concernait indirectement » ses financeurs, mais il dément tout « recadrage ».

Au travail en coulisses s’ajoute une stratégie de communication à destination de la « base » paysanne et du public. Cette démarche a été impulsée à partir des années 2010, quand le lobby agro-industriel a affronté une série de revers. Alors que les impasses sociales, environnementales et économiques du modèle dominant étaient de plus en plus soulignées, les méthodes musclées de la FNSEA avaient perdu de leur « fraîcheur ». A l’heure du soft power, elles pouvaient même s’avérer contre-productives. Le système s’est donc réinventé…

Imagine-t-on un ministre de la santé intervenir sur la scène d’un événement musical dont l’organisateur serait un patron du secteur paramédical, le tout sous l’égide d’un lobby financé notamment par des acteurs de l’industrie pharmaceutique, avec comme invité de marque une vedette de la télévision prête à vanter, dans ses émissions, les mérites de l’industrie en question ? En Bretagne, pareil mélange des genres est possible.

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12 juillet 2021. Comme chaque année depuis 1995, Carhaix (Finistère), « capitale » du centre de la Bretagne, accueille le festival musical des Vieilles Charrues. Entre deux journées de concert, l’association organisatrice loue sa scène à une autre association, Agriculteurs de Bretagne. Cette dernière, créée en 2012, prône une « démarche de communication positive et collective de l’agriculture bretonne » et se revendique « apolitique et asyndicale ».

En cet été 2021, elle investit le temple breton de la musique, privatisé pour l’occasion. Environ 700 personnes sont présentes. Au premier rang se trouvent le préfet du Finistère, le président du conseil régional et le ministre de l’agriculture, Julien Denormandie. A la tribune, celui-ci salue le « collectif soudé » et l’« écosystème performant » des« agriculteurs bretons », étendards d’un « modèle » français « fondé sur la qualité ». Aucun propos polémique à signaler – c’est jour de fête. Jean-Luc Martin, président des Vieilles Charrues, remet les insignes de la Légion d’honneur à Danielle Even, éleveuse de porcs dans les Côtes-d’Armor, présidente d’Agriculteurs de Bretagne. Avant cela, Mac Lesggy, présentateur de l’émission « E = M6 », avait animé une conférence-débat sur le thème « Agriculture et médias, je t’aime moi non plus ».

Capacité à brouiller les cartes

A première vue, rien de choquant : un animateur célèbre parle à des agriculteurs des problèmes qui les concernent, en présence de « leur » ministre, sur la scène d’un festival situé au cœur d’un bassin d’élevage. Les apparences, cependant, sont trompeuses. Contrairement à ce que son nom laisse entendre, Agriculteurs de Bretagne ne représente pas tous les agriculteurs bretons. Fondée par cinq présidents ou administrateurs d’institutions agricoles, l’association est majoritairement financée par des entités agro-industrielles, tout en faisant appel aux collectivités, qui peuvent la soutenir moyennant 10 centimes d’euro par habitant. Mme Even, sa présidente de 2014 à 2022, a dirigé la chambre d’agriculture des Côtes-d’Armor de 2016 à 2019, sous la bannière de la FNSEA. En 2020, elle a été candidate aux élections sénatoriales dans les Côtes-d’Armor, sur une liste de centre-droit.

L’un des administrateurs d’Agriculteurs de Bretagne n’est autre que… Jean-Luc Martin, président des Vieilles Charrues et patron de l’entreprise Tell Elevage, spécialisée dans le diagnostic technique d’installations hors-sol. Mac Lesggy, quant à lui, a vanté les mérites de l’agriculture industrielle dans des émissions accumulant parfois « erreurs » et « omissions », selon l’association de consommateurs UFC-Que choisir. La société de production qu’il préside a conçu des programmes de communication pour diverses entreprises et organisations, parmi lesquelles Coca-Cola, Total, Casino, Picard et Interbev, association interprofessionnelle des acteurs de la viande.

Sollicité pour préciser les circonstances de son intervention lors de l’assemblée générale d’Agriculteurs de Bretagne, M. Lesggy indique avoir répondu « à titre bénévole » à une proposition qui lui a été faite par la direction de l’association, « moyennant un aller-retour Paris-Lamballe en train, un sandwich jambon-fromage et une bière à la buvette ». Il tient à préciser que l’association lui a laissé « toute liberté quant au contenu de [son] intervention ». La direction d’Agriculteurs de Bretagne, quant à elle, n’a pas répondu aux interrogations du Monde.

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Cette capacité à brouiller les cartes – avec de l’argent public et la bénédiction des autorités – témoigne de l’agilité du lobby agro-industriel. Une caractéristique consolidée par la porosité entre ses réseaux et la sphère politique. Car l’ambiguïté de l’Etat vis-à-vis du « système » breton ne s’explique pas uniquement par la crainte des jacqueries, par l’épée de Damoclès des fermetures d’usines et l’efficacité des procédés d’influence. Les amitiés et les convergences de vues jouent aussi un rôle décisif.

L’exemple le plus emblématique est celui de Marc Le Fur, député (LR) à partir de 1993 dans la troisième circonscription des Côtes-d’Armor, l’un des territoires les plus marqués par l’activité agro-industrielle. Surnommé « le député du cochon », pour son soutien au « modèle », M. Le Fur a notamment été à l’origine, en 2010, d’un amendement controversé destiné à faciliter la création et l’extension d’élevages hors-sol. En 2012, il affirmait à Rue89 que les proliférations d’algues vertes étaient un « problème de journalistes parisiens » et appelait à « distinguer l’essentiel de l’accessoire » : « L’essentiel, c’est l’emploi ; l’écologie, c’est accessoire. » L’intéressé a eu pour conseiller parlementaire un certain Jacques Crolais, devenu par la suite directeur de l’Union des groupements de producteurs de viande de Bretagne.

Chantier politiquement périlleux

En Bretagne, pareilles accointances sont légion. L’archipel des soutiens au modèle dominant rassemble des paysans maires et des sénateurs « amis », des hauts fonctionnaires acquis à la cause et des conseillers régionaux conciliants. A l’autre bout du spectre, militants écologistes, représentants des syndicats agricoles minoritaires et partisans d’une autre agriculture s’activent également, mais le rapport de force ne leur a jamais été favorable. En témoignent ces confidences d’élus locaux et de parlementaires, de droite comme de gauche, qui affirment avoir été « torpillés » par leur propre camp après avoir exprimé un avis dissonant concernant l’agro-industrie. En témoignent aussi les crispations que suscite, au sein de la gauche bretonne « traditionnelle », la question de l’alliance avec les écologistes, partisans d’une transformation de fond.

Le temps d’un mandat, entre 2004 et 2010, socialistes et « écolos » ont gouverné ensemble au conseil régional, sous l’égide du président Jean-Yves Le Drian. Nourri par sa propre vision de l’économie (plutôt libérale et productiviste), agacé par l’activisme des Verts, M. Le Drian a choisi, par la suite, de ne plus s’encombrer de ces alliés. Son successeur, Loïg Chesnais-Girard, a fait de même en 2021.

A cette époque, M. Le Drian, alors ministre des affaires étrangères et « ministre officieux » de la Bretagne, avait qualifié une potentielle alliance avec les écologistes de « ligne rouge » à ne pas franchir pour son dauphin. La consigne a été respectée. Elu de justesse, M. Chesnais-Girard évolue sur un fil : il veut faire de la Bretagne « le leader européen du bien-manger » et souhaite accompagner les « changements en cours », le tout « sans casse et crispation majeure ». Ce qui renvoie à une question cruciale : est-il seulement possible d’atteindre cet objectif sans remettre en cause des acquis, sans engendrer des dommages collatéraux ?

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Force est de constater que certaines lignes ont d’ores et déjà bougé depuis les années 1960, notamment en ce qui concerne la prise en compte des conséquences environnementales du productivisme. Mais les évolutions ont, dans l’ensemble, consisté à corriger le modèle, pas à le transformer. Elles ont le plus souvent eu lieu sous la contrainte, à la suite de la mobilisation de la société civile ou des menaces de sanctions européennes, par des instances qui ont elles-mêmes favorisé le modèle en question.

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L’Etat, de son côté, n’a jamais échafaudé de grand plan destiné à modifier en profondeur un système dont ses propres services ont pourtant souligné les limites. Il faut dire qu’un tel chantier, herculéen et politiquement périlleux, nécessiterait un alignement de planètes entre les échelons régionaux, nationaux et européens qui, jusqu’alors, s’est toujours avéré chimérique.

Dans ce contexte, faute de disposer d’une boussole claire, l’administration a louvoyé, multipliant les normes qu’elle a tantôt durcies, tantôt assouplies, proposant un jour des subventions directes, l’autre des aides conditionnées, selon que les vents politiques tournaient dans un sens ou dans l’autre. Cela alors que de nombreux paysans, sur le terrain, se disent prêts à « changer », pour peu qu’on leur en donne les « moyens » et qu’un « horizon clair » soit défini.

Signaux ambivalents

Devoir de réserve oblige, très peu de fonctionnaires se sont exprimés, à ce jour, sur les ressorts de l’attelage « étatico-agricole ». Ceux qui ont accepté de se confier au Monde déplorent les injonctions contradictoires des dirigeants, le manque chronique de moyens consacrés au contrôle des installations agro-industrielles et l’écart entre la parole officielle et les actes.

« Il y a des procédures, pour l’agrandissement d’élevages, par exemple, que l’Etat a rendues plus flexibles, dit un agent, sous couvert d’anonymat. Or, si on s’était penchés sur certains cas, on aurait tout bloqué, pour des raisons environnementales évidentes. Parfois, on émet des avis négatifs circonstanciés, mais les services finissent par accepter le dossier, sans qu’on sache pourquoi. D’où ça vient ? Il y a peut-être des pressions, des accointances, des différences de vision avec nos chefs, qui n’ont pas forcément en tête les dommages écologiques potentiels… D’une manière générale, il y a des obligations de résultat, mais pas de moyens. »

Un magistrat ajoute : « Il faudrait aller plus loin pour régler les problèmes structurels du modèle dominant. Y a-t-il la volonté politique actuellement ? Non. On maintient le dispositif existant parce qu’on ne veut pas avoir de vision alternative. Certains préfets souhaiteraient agir, mais on ne leur donne pas les moyens, notamment pour peser face aux lobbys. »

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Des serviteurs de l’Etat ont appris à leurs dépens la force de ces « lobbys ». Myriam, médecin des services régionaux de santé, affirme avoir été « placardisée » après qu’elle et son équipe ont publié un rapport sur les implications sanitaires de l’élevage hors-sol. Paul, quant à lui, a été chargé d’enquêter sur les pratiques douteuses d’un industriel. Il se souviendra longtemps de son entrevue avec le fraudeur, condamné par la justice quelque temps plus tard : « Mon interlocuteur était très désagréable, à la limite de la provocation. Il disait : “Vous voyez à qui vous vous attaquez ? Foutez-moi la paix, j’ai pas que ça à faire !” A la fin, en me raccompagnant, il m’a dit : “C’est bien vous qui habitez [dans telle commune rurale] ?” Il savait où je vivais ! J’ai alors vu dans son regard à qui j’avais affaire… »

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Gérard, biologiste de formation, commissaire enquêteur pour le compte de l’Etat durant une vingtaine d’années, a examiné la demande d’autorisation d’agrandissement d’élevage d’un « baron » de la filière porcine, également président d’une coopérative. Considérant les impacts environnementaux et la proximité d’habitations et de bâtiments publics, il a rendu un avis négatif. Quelque temps plus tard, la commission chargée de délivrer les agréments aux commissaires enquêteurs n’a pas renouvelé le sien. L’Etat n’a plus jamais fait appel à lui.

« Pour rendre mon avis, j’avais pris en compte la totalité de l’exploitation, soit environ 15 000 cochons en incluant l’extension de 2 900 animaux, explique-t-il. La personne qui représentait le préfet m’a dit que je n’avais pas à me prononcer sur la globalité, mais uniquement sur l’extension. Quand on ne juge qu’un morceau, c’est moins important, donc ça passe. En fait, je n’avais pas fait ce qu’ils attendaient de moi : donner un avis positif. »

Le Monde a répertorié de nombreuses situations, depuis les années 1960, pour lesquelles l’Etat semble avoir fait preuve, au moins, d’une certaine « légèreté » vis-à-vis d’acteurs de l’agro-industrie. Mis bout à bout, ces témoignages nourrissent une interrogation : le complexe agro-industriel breton bénéficie-t-il ou a-t-il bénéficié, de façon permanente ou ponctuelle, d’un régime d’exception ? Officiellement, non. Les gouvernements successifs, cependant, ont multiplié les signaux ambivalents à ce sujet.

L’un des derniers en date est la mise en place de la cellule Demeter. Créée en 2019 au sein de la gendarmerie nationale, en lien étroit avec la FNSEA, cette structure vise à accroître la « coopération » des forces de l’ordre avec le monde agricole. Dans son viseur : les vols de matériel, les intrusions de groupes animalistes dans des élevages hors-sol, mais aussi les « simples actions symboliques de dénigrement du milieu agricole ». Le dispositif, à vocation nationale, revêt une dimension symbolique majeure en Bretagne : c’est ici que la densité d’élevages est la plus forte et, aussi, que les crispations liées au modèle dominant sont les plus exacerbées.

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Durant les mois qui ont suivi l’inauguration du dispositif, de nombreux militants environnementalistes ont fait part d’« intimidations » et de « graves atteintes à la liberté d’expression » à leur encontre. Saisie par plusieurs associations, la justice administrative a estimé, en janvier 2022, que la prévention d’« actions de nature idéologique » effectuée par Demeter ne reposait sur « aucune base légale » et a sommé le gouvernement de faire cesser ces activités. Le gouvernement a fait appel de cette décision.