Non, les banlieues ne croulent pas sous l’argent public
Dans le contexte des révoltes urbaines de ces derniers jours, l’extrême droite dénonce un supposé traitement de faveur dont bénéficieraient les banlieues. Un discours qui ne résiste pas à l’analyse.
« Ces gens-là sont gorgés – je dis bien gorgés – d’allocations sociales et de privilèges de toutes sortes. » Interrogé sur les révoltes dans les banlieues, Eric Zemmour a profité d’un passage sur Cnews pour enquiller des contre-vérités.
Le président du parti Reconquête et ex-candidat à l’élection présidentielle a ainsi détaillé les supposés privilèges dont bénéficieraient les habitants des quartiers prioritaires :
« [Ces gens-là ont] des privilèges géographiques car ils vivent à côté des métropoles, là où passent tous les flux financiers et économiques de la mondialisation. Ils ont aussi des privilèges sociaux (allocations familiales, HLM et allocations diverses et variées), des privilèges scolaires (c’est dans ces quartiers qu’on dédouble les classes) et des privilèges judiciaires parce que la justice est plus laxiste avec eux. »
Ce discours surfe sur un petit refrain qui monte selon lequel la France aurait, suite aux émeutes de 2005, largement « arrosé » les banlieues d’argent public, et que leurs habitants, au lieu de remercier le pays, auraient l’indécence de le détruire. Un manque de reconnaissance d’autant plus insupportable que cet arrosage se serait fait, selon l’extrême droite, au détriment des campagnes.
Jordan Bardella, président du Rassemblement national, a ainsi assuré sur RTL que :
« La jeunesse de la banlieue a été privilégiée par rapport à celle de la ruralité. C’est une jeunesse à qui on a tout donné. Mieux vaut avoir 20 ans à Saint-Denis et Nanterre que dans la Creuse. »
Les banlieues bénéficient-elles vraiment d’un traitement de faveur ? Incontestablement, certaines mesures et programmes leur sont spécifiquement consacrés. A commencer par les crédits directs de la politique de la ville.
En 2022, ils s’élevaient à 558 millions d’euros, soit 31 % de plus qu’en 2018. Cet argent est distribué notamment sous la forme de « 20 000 subventions allouées majoritairement aux associations qui conduisent des actions tournées vers les publics prioritaires », rappelle la Direction générale des collectivités locales (DGCL) dans un rapport de l’Observatoire national de la politique de la ville (ONPV).
A cette ligne budgétaire spécifique, s’ajoutent des mesures fiscales, comme l’exonération de la cotisation foncière des entreprises (CFE) et de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) pour les petits commerces dans les quartiers prioritaires de la ville (QPV). Coût total de toutes les exonérations pour l’Etat : 235 millions d’euros en 2022.
Autre coup de pouce : l’évolution des transferts de l’Etat aux communes, via la montée en puissance de la dotation de solidarité urbaine (DSU). Pilier de la politique de péréquation financière – système dans lequel les communes pauvres sont favorisées par rapport aux communes plus aisées –, elle a permis aux communes fragiles de se partager près de 2,6 milliards d’euros en 2022, contre seulement 1,7 milliard en 2015.
A cette DSU, s’ajoute la dotation politique de la ville (DPV), versée par l’Etat aux communes particulièrement précaires. Elles ont pu se partager 150 millions d’euros supplémentaires en 2022.
Des « milliards » qui n’en sont pas
Au-delà de ces dispositifs, qui se chiffrent en millions d’euros, Eric Zemmour et consorts dénoncent régulièrement les « milliards » qu’auraient reçus les banlieues. L’ordre de grandeur ne sort pas de nulle part : il concerne le programme national de rénovation urbaine (PNRU) et le nouveau programme de renouvellement urbain (NPNRU).
Ces deux plans visent à reconfigurer l’urbanisme dans les grands ensembles, et notamment le logement. Le premier programme a eu lieu essentiellement entre 2003 et 2020, le second a pris le relais depuis.
Quand le leader de Reconquête! s’indigne, cette fois sur Europe 1, du fait qu’« on a dépensé 40 milliards d’euros pour reconstruire ces quartiers », il fait référence aux 45,2 milliards d’euros de travaux et d’interventions qui ont eu lieu dans le cadre du PNRU.
Mais ce chiffre ne dit absolument rien de l’effort public qui a été fourni pour les banlieues. Si l’on décompose les 45,2 milliards, l’essentiel (20,5 milliards) a été apporté par les organismes HLM, donc essentiellement par les locataires du parc social, via leurs loyers.
Le deuxième gros morceau (11,7 milliards) a été financé par l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru), dont les fonds proviennent du 1 % logement, une taxe qui pèse sur la masse salariale et que les entreprises sont tenues de verser pour participer à l’effort de construction. 9,6 milliards d’euros sont issus des collectivités territoriales (communes, intercommunalités, départements, régions) et 3,6 milliards d’euros ont été versés par d’autres organismes comme l’Etat, l’Europe, ou d’autres institutions publiques.
Même en comptant large, la puissance publique ou parapublique a versé directement une grosse vingtaine de milliards d’euros pour un plan qui s’est étalé sur près de 20 ans, soit un peu plus d’un milliard d’euros par an. A titre de comparaison, le plan de relance post-Covid a débloqué 5 milliards d’euros pour les territoires ruraux.
Des mesures spécifiques à la campagne aussi
Cette dernière remarque est l’occasion de rappeler que les banlieues sont loin d’être les seuls territoires à bénéficier de mesures spécifiques. Ainsi, presque chaque catégorie de territoire dispose désormais d’un plan dédié, Emmanuel Macron les ayant multipliés ces dernières années, à l’image d’« Action cœur de ville » pour les villes moyennes (2018), de « Petites villes de demain » (2020), de « villages d’avenir » (2023), sans parler de l’Agenda rural, vaste plan à destination des campagnes lancé en 2019.
Au passage, il convient aussi de rappeler que la réforme de la géographie prioritaire de 2014 a fait basculer plusieurs quartiers de petites villes rurales en Quartiers prioritaires de la ville (QPV). La politique de la ville concerne ainsi désormais l’hypercentre de la petite ville de Guéret, dans la Creuse. Jordan Bardella aurait bien fait de choisir un autre département rural lors de son passage sur RTL, car les jeunes du centre-ville de la préfecture de la Creuse bénéficient de la même attention que ceux des quartiers difficiles de Nanterre au titre de cette politique si critiquée…
Les banlieues sont loin d’être les seuls territoires à bénéficier de mesures spécifiques
Après avoir passé en revue les supposés avantages des banlieues, voyons maintenant quels sont leurs désavantages. Et ils sont nombreux.
Un rapport parlementaire datant de 2018 et portant sur l’action de l’Etat dans le département de la Seine-Saint-Denis (93) est particulièrement instructif à cet égard. Dans le département métropolitain le plus pauvre de France, plusieurs services publics y sont très dégradés, montrent les deux co-rapporteurs.
A commencer par l’éducation. Si, comme l’évoque Eric Zemmour, nombre de classes de CP et de CE1 ont été dédoublées dans les quartiers les plus difficiles, ces derniers partaient de loin. En 2016 par exemple, on comptait en moyenne 23 élèves par classe en primaire en Seine-Saint-Denis, contre 17 dans le Cantal. Depuis, le dédoublement des classes en REP (Réseau d’éducation prioritaire) et REP+ a probablement corrigé en partie cet écart.
Mais tous les territoires pauvres du 93 ne sont pas en REP, et les autres niveaux (petite section, grande section, CE2 et CM) ne sont pas concernés par la mesure. Illustration sur les tout-petits : le taux de scolarisation des enfants de deux ans atteignait 4,95 % à la rentrée 2017 en Seine-Saint-Denis, et seulement 11,60 % en REP+. A l’inverse, il culminait à 49 % en 2011 en Lozère, département hyper-rural du Massif central.
Des services publics très dégradés
Au-delà du nombre, les QPV peinent à attirer des professeurs expérimentés. Ainsi, en 2016-2017, 26,1 % des enseignants en Seine-Saint-Denis avaient moins de 30 ans, contre 9,5 % en France en moyenne.
A ce manque d’expérience, vient s’agréger une instabilité des enseignants particulièrement importante : 35,7 % des professeurs exerçant dans le 93 restent moins de deux ans dans leur établissement, contre 26,5 % en moyenne en France.
Au-delà du primaire, la situation est également difficile dans le secondaire. Une étude de France Stratégie constate ainsi que les taux d’encadrement au collège sont meilleurs à la campagne que dans les autres types de territoires français. Et là encore, au-delà de la taille des effectifs, la nature des professeurs joue : à la rentrée 2016, 64,4 % des néo-titulaires1 en Seine-Saint-Denis étaient affectés à des établissements difficiles2, contre 21,1 % en France métropolitaine en moyenne.
La situation de la justice n’est pas meilleure. Ainsi, dans le rapport parlementaire sur la Seine-Saint-Denis, les députés observent qu’« au tribunal d’instance d’Aubervilliers, le délai d’audiencement est de douze mois, contre deux mois à Paris […] et 5,7 mois en moyenne au niveau national. » Comme à l’école, la justice peine à convaincre les professionnels de venir exercer dans le 93, le turn-over et les absences y étant fréquentes, ce qui allonge les délais de traitement des affaires.
Un coup d’œil à la police n’est pas plus encourageant. Le rapport parlementaire de 2018 observe ainsi que « la ville de Saint-Denis compte un policier pour 464 habitants alors que le 18e arrondissement de Paris, moins criminogène, bénéficie d’un policier pour 315 habitants ! ».Et on pourrait multiplier ainsi les exemples sur les autres services publics.
Venons-en maintenant au dernier argument d’Eric Zemmour : les quartiers prioritaires seraient « gorgés d’allocations ». Certes, dans les QPV, les transferts sociaux représentent une part plus importante des revenus des habitants que dans la moyenne française. Mais il s’agit d’un effet mécanique de la concentration de la pauvreté dans ces quartiers. Les économistes appellent cela « un effet de composition » : ce n’est pas l’attitude des gens qui explique la surreprésentation des aides, mais leur répartition géographique.
Les quartiers pauvres contribuent plus qu’ils ne coûtent
Si l’on poursuit la logique d’Eric Zemmour, il est particulièrement intéressant de se pencher sur l’ensemble des volumes de transferts sociaux dont bénéficie chaque département. Le département métropolitain qui en touche le moins est… la Seine-Saint-Denis !
Un passionnant rapport du Haut conseil du financement de la protection sociale datant de 2015 montrait ainsi qu’en moyenne, les habitants du 93 recevaient 8 403 euros de transferts de la protection sociale par an, contre 12 144 euros en moyenne dans le Var, le record national.
Surprise ? Pas vraiment. Il s’agit là aussi d’un effet de composition. Le poids des retraites est très important dans le total des prestations sociales, et le Var accueille beaucoup plus de retraités que la Seine-Saint-Denis.
Les quartiers ne sont pas gorgés d’allocations et financent largement les prestations sociales
L’extrême droite répondrait probablement à cet argument que les prestations retraites ne sont pas une aide, mais une prestation que l’on touche parce que l’on a cotisé. C’est exact, mais cela sous-entend que le 93 contribue peu aux recettes de la protection sociale. Or, le rapport précédemment cité pointe exactement le contraire.
Ainsi, en moyenne, un habitant de Seine-Saint-Denis apporte 9 343 euros de recettes par an à la protection sociale. Seuls six départements font plus en France métropolitaine (Paris, Hauts-de-Seine, Yvelines, Rhône, Haute-Garonne et Alpes-Maritimes) ! Là encore, cela s’explique par un effet de composition : la population de Seine-Saint-Denis étant très jeune, une grande partie de sa population est active, et cotise donc.
Au total, la Seine-Saint-Denis contribue beaucoup à la protection sociale (top 7 en France), et reçoit peu. C’est le département qui touche le moins de transferts sociaux. Non seulement les quartiers ne sont pas gorgés d’allocations, mais ils financent largement les prestations sociales dans des départements ruraux vieillissants.