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Enfants en danger : l’embolie des services chargés de leur protection provoque des situations dramatiques

La mise en œuvre des décisions de justice censées protéger les mineurs maltraités ou délaissés intervient avec des retards croissants, provoquant des situations dramatiques.

Par Solène Cordier et Jean-Baptiste Jacquin

Publié le 11 mai 2022 à 02h36, modifié le 20 mai 2022

AUREL

 

Mercredi 20 avril, lors du débat qui l’opposait à Marine Le Pen, à quatre jours du second tour de l’élection présidentielle, Emmanuel Macron a choisi de parler de la jeunesse. « La protection de l’enfance sera au cœur des cinq années qui viennent », a-t-il déclaré dans les deux minutes de « carte blanche » dont il disposait en fin d’émission. Chiche, a-t-on envie de dire, tant la situation de la protection de l’enfance est dégradée.

Comment objectiver ce constat ? Au secrétariat d’Etat de l’enfance et des familles, on ne dispose d’aucun chiffre sur l’évolution des conditions de prise en charge des mineurs en souffrance ou en danger. Au ministère de la justice, on reconnaît en revanche que la situation s’est détériorée en 2021. « L’augmentation des délais moyens de prise en charge des mesures judiciaires civiles décidées en protection de l’enfance est réelle », reconnaît-on Place Vendôme. Tous les acteurs sont touchés, Protection judiciaire de la jeunesse, services départementaux de l’aide sociale à l’enfance (ASE) et secteur associatif habilité.

 

Loin des statistiques, sur le terrain, les conséquences concrètes sont parfois terribles. Gisèle Delcambre, juge des enfants à Lille, relate le cas de cette mère de famille et de sa fille de cinq ans et demi qui sortent tout juste de son cabinet ce 22 avril. Il s’agissait d’une audience pour renouveler la mesure d’action éducative en milieu ouvert (AEMO) renforcée décidée il y a un an tandis qu’un placement avait été ordonné pour les trois garçons plus âgés de la fratrie. « Le service chargé de la mesure n’a pas pu l’attribuer à un éducateur. Rien n’a été mis en œuvre. Je me retrouve ce matin en audience sans aucun regard extérieur ni information nouvelle sur les conditions de vie de cette fillette par rapport à ce que je savais il y a un an », constate la magistrate.

 

Ces enfants, déscolarisés, étaient livrés à eux-mêmes, rivés à des écrans sans limite en matière de violence ou de pornographie, avec une mère qui fuyait et un père absent. L’AEMO, décidée afin d’épargner à la petite dernière une rupture avec sa maman, était assortie d’obligations : la scolariser, lui installer un couchage indépendant alors qu’elle dormait avec sa mère, etc. Rien, en dehors de la parole de la mère, ne permet aujourd’hui à la juge de faire le point. Mme Delcambre, également présidente de l’Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille, a renouvelé l’AEMO renforcée pour un an, en espérant que, cette fois, un éducateur pourra passer régulièrement au domicile.

Les enfants, premières victimes

La crédibilité des juges et leur légitimité à décider de mesures intrusives dans les familles se trouvent fragilisées. « J’ai été confronté à une audience assez violente en raison de droits de visite médiatisée [en présence de professionnels] qui n’ont pas pu être mis en place, raconte Antoine Trocello, juge à Montargis (Loiret). Une seule visite du père à son fils de 12 ans placé en foyer a été organisée en huit mois, en raison d’un service débordé, alors que les deux étaient demandeurs. »

 

Juge des enfants depuis dix-huit mois, il dit avoir déjà constaté une dégradation dans la mise en œuvre des décisions en assistance éducative, ces mesures civiles de protection de l’enfance. « Des mesures de placement attendent parfois plusieurs mois, voire plus de six mois, or, c’est la décision la plus lourde prise pour des enfants en danger, en tout cas en situation de maltraitance dans leur famille », précise M. Trocello.

 

Lorsqu’un éducateur arrive dans une famille six ou huit mois après la décision du juge, c’est au mieux un étonnement, parfois une incompréhension ou une colère, alors que la situation s’est dégradée. Le constat des magistrats est partagé par les acteurs de la protection de l’enfance. « Ce sont des situations qui ne datent pas d’aujourd’hui, qui sont assez anciennes, mais elles se sont fortement dégradées ces dernières années », reconnaît ainsi Fabienne Quiriau, directrice générale de la Convention nationale des associations de protection de l’enfant, qui regroupe plus de 140 associations.

Les enfants sont les premières victimes de cette dérive. Même dans des départements mieux lotis, comme les Alpes-Maritimes. Selon Chloé Sallée, juge à Nice, et membre du Syndicat de la magistrature, « le conseil départemental met les moyens pour éviter l’apparition de délais et on ne constate pas de hausse des décisions non exécutées. Mais il y a une vraie hausse des décisions judiciaires mal exécutées, en raison du manque de places adaptées aux besoins des jeunes ».

 

Dans les derniers jours d’avril, Mme Sallée recevait dans son cabinet une femme et son petit-fils de 2 ans au parcours déjà bien cabossé. Il a été placé en pouponnière dès ses 18 mois, après que sa mère, confrontée à de gros problèmes d’alcool, a sauté du balcon avec lui. Une solution positive s’est dessinée ensuite avec la grand-mère, volontaire pour le prendre chez elle. « Mais elle a rapidement été débordée ; j’ai demandé le placement en pouponnière, de préférence celle où il avait été, pour qu’il retrouve un environnement sécurisant », raconte la juge. Mais il n’y a plus de place, le garçonnet est donc confié à une famille d’accueil relais. « Une solution que l’on sait provisoire et qui crée une nouvelle rupture pour un enfant qui en a déjà eu beaucoup, se désole la magistrate. On sait que ces ruptures multiples sont des facteurs de déséquilibres et de troubles ultérieurs. »

C’est aussi le manque de places disponibles qui a mis en colère ce médecin de l’unité de médecine légale du CHU de Lille. Le garçon de 6 ans qu’il vient d’examiner a été victime d’une agression sexuelle dans le foyer de l’ASE où la justice l’a placé. Mais, faute de solution alternative, l’ASE le renvoie dans la même structure d’accueil. Là où il pourra croiser son agresseur de nouveau.

Manque de personnel

Dans le département riche des Hauts-de-Seine, le manque de structures pour les enfants placés est criant. La création de deux maisons d’enfants à caractère social (MECS) nouvelles a bien été décidée, mais elles n’ouvriront qu’en 2024, tandis qu’un centre éducatif renforcé, dernier stade avant le centre éducatif fermé, a réduit ses capacités d’accueil.

« Le conseil départemental est censé nous prévenir quand un placement n’est pas exécuté. Mais ce n’est pas le cas », déplore Christine Blanc, juge coordinatrice du tribunal pour enfants de Nanterre. Sa préoccupation du moment est « la dégradation depuis un an, devenue spectaculaire depuis six mois, de la prise en charge des AEMO et des mesures judiciaires d’investigation éducative », ces enquêtes socio-éducatives demandées par le juge des enfants pour évaluer une situation familiale avant de décider d’éventuels accompagnements ou placements.

Comme ailleurs, le manque d’éducateurs et de travailleurs sociaux est invoqué. L’Association Olga-Spitzer, une des plus importantes financées par le département pour prendre en charge les AEMO, compte aujourd’hui 26 % de postes vacants parmi ses éducateurs. « On est passés de deux mois d’attente pour qu’une telle mesure commence à être exécutée, à trois-quatre mois en moyenne sur le département, parfois six, constate Mme Blanc. On voit à l’audience des mesures en cours dont l’éducateur en charge est parti entre-temps. »

 

Ces difficultés de recrutement se rencontrent dans toute la France. Au tribunal d’Angers, les délais de prise en charge des mesures d’assistance éducative par l’ASE « ont explosé », affirme Marie Limousin, juge des enfants. La présidente du conseil départemental a bien annoncé, en octobre 2021, un plan de 3 millions d’euros pour augmenter d’une soixantaine l’offre de places de repli pour des mesures de placement éducatif à domicile ou créer un accueil d’urgence pour les 14-18 ans. Dans la réalité, les placements se font encore avec des retards pouvant dépasser les six mois.

Un « effet crise sanitaire »

En Seine-Saint-Denis, où les juges des enfants avaient lancé en 2018 un cri d’alarme dans Le Monde, affirmant être devenus « les juges des mesures fictives », la situation s’était nettement améliorée… jusqu’à la crise sanitaire. Fin 2019, le délai moyen d’attente pour une AEMO était tombé à quatre mois. Il est aujourd’hui de treize mois. « Il est de six mois pour les mesures judiciaires d’investigation éducative, nous sommes donc désarmés pour agir », affirme une juge des enfants de Bobigny.

 

Selon Marie-Claude Plottu, présidente d’Idée 93, qui regroupe trente associations de protection de l’enfance du département, 639 mesures d’AEMO sont aujourd’hui en attente, et 65 AEMO intensives. « Toutes les associations de Seine-Saint-Denis ont des postes vacants, la situation devient critique. Les recrutements sont très difficiles, pas seulement pour les postes d’éducateurs, affirme-t-elle. Même les services du département qui offrent pourtant un salaire plus élevé que ce que notre convention collective permet ont du mal à recruter. »

« Un éducateur qui débute est payé aux alentours de 1 300 euros net malgré la responsabilité que requièrent ses interventions auprès d’enfants dans des situations parfois complexes. Or, certains n’ont peut-être pas la fibre pour ce métier et s’en vont », constate Magali Mouchel, directrice adjointe du pôle AEMO de Sauvegarde 93, la plus grosse association habilitée du département. Depuis l’intégration des instituts régionaux du travail social sur la plate-forme d’orientation Parcoursup, de nombreux bacheliers s’y retrouvent « sans avoir réfléchi en amont à un engagement dans un travail d’éducateur », observe-t-elle.

Dans le même temps, les conditions d’intervention des éducateurs au domicile des familles sont plus difficiles. A Lille, Nanterre, Nice ou Bobigny, juges et associations disent faire face à de plus en plus de parents atteints de troubles psychologiques, voire psychiatriques. « On est confrontés à des conflits conjugaux violents, avec des enfants plongés dans un conflit de loyauté qui risque de les rendre fous. Or, la médiation familiale n’étant plus financée par le département, les éducateurs se retrouvent à jouer les médiateurs, ce qui n’est pas leur rôle », constate Mme Mouchel.

« Il y a certainement un effet postconfinement et crise sanitaire dans des familles psychologiquement fragiles que la situation a déstabilisées, avec une recrudescence des violences et de parents dépassés », analyse Pascale Bruston, présidente du tribunal pour enfants de Paris. Dans la capitale, privilégiée en matière de services sociaux, la magistrate n’avait jamais connu de délai d’attente dans la prise en charge des mesures d’assistance éducative. Une époque révolue. Ils sont aujourd’hui de trois à six mois pour les AEMO.

 

Dans le Gard, on s’est organisé pour limiter l’impact de ces délais d’attente structurels. Jean-Philippe Itier, directeur des services AEMO du Comité de protection de l’enfance et de l’adolescence Gard-Lozère, a créé un « dispositif d’accompagnement immédiat ». « On reçoit la famille avec l’enfant dans un délai de quinze jours après la réception de la décision du juge. L’objectif est de se connaître, de faire une lecture du jugement avec la famille et d’évaluer ce qui est urgent en termes de scolarisation et de soins notamment », explique-t-il. « C’est un pis-aller », reconnaît le responsable associatif, « mais cela crédibilise la décision de justice qui interviendra plus tard ». Car les délais persistent. Il faut compter plus d’une année d’attente pour une AEMO renforcée.

Le dispositif d’accompagnement immédiat, financé par le département depuis 2019, « permet d’être connu de l’environnement de l’enfant, ce qui sécurise sa situation », affirme M. Itier. Et de citer le cas de cette maman d’un garçon autiste Asperger de 12 ans qui a fait une tentative de suicide sur son lieu de travail : « Les pompiers, à qui elle a dit qu’un éducateur suivait son fils, nous ont prévenus. On a envoyé un professionnel au domicile avant que l’enfant ne rentre de l’école, un autre à l’hôpital pour voir si la mère avait de la famille pour accueillir l’enfant. » Des associations d’autres départements ont approché M. Itier pour s’inspirer de ce dispositif.

Défaillances généralisées

Autre maillon fragilisé de la protection de l’enfance, le métier de famille d’accueil connaît, lui aussi, une crise des vocations. La pénurie actuelle, qui touche tous les départements, risque de s’accentuer dans les prochaines années en raison du départ à la retraite de nombre d’entre elles. Le système est « embolisé », relèvent de nombreux acteurs, même s’il existe des disparités territoriales.

 

Face à cela, « des palliatifs sont recherchés : on essaie a minima de rencontrer les familles, de faire passer un professionnel au domicile, pour ne pas laisser penser à l’enfant concerné que rien n’est fait », explique Fabienne Quiriau, qui reconnaît qu’il s’agit d’« une sorte de cataplasme », guère satisfaisant.

Des dispositifs innovants voient le jour. A Colmar, les services éducatifs Louis-et-Zélie-Martin, de la fondation des Apprentis d’Auteuil, suivent des enfants de 3 à 18 ans « placés » à domicile. Ils vivent chez eux, mais bénéficient d’un accompagnement renforcé, à raison de quatre visites par semaine. Des lits sont en permanence disponibles en cas d’urgence. « On fait de la dentelle, au plus près des situations », sourit Matthieu Gruner, le directeur. Mais il faut compter sept à neuf mois entre la décision du juge et l’entrée dans le dispositif. Actuellement, dix-huit enfants sont sur liste d’attente, pour un service de vingt-cinq places.

La justice doit aussi faire face à la défaillance d’autres dispositifs sociaux, comme la prise en charge du handicap. Le 28 avril, Chloé Sallée a renouvelé une AEMO pour « soulager » les parents d’un jeune de 15 ans en attente depuis deux ans d’une place dans un institut médico-éducatif. Il est pris une heure par jour dans une unité localisée d’inclusion scolaire (classe ULIS). « Il a des troubles du spectre autistique qui s’aggravent, les parents craquent, ils sont au bord de l’expulsion à cause du bruit dont se plaignent les voisins, l’enfant est en très grande souffrance, c’est insoutenable, dit la juge. Le mettre dans un foyer d’urgence ne résoudrait rien. » Ces mineurs aux confins de plusieurs prises en charge, judiciaire, sanitaire, scolaire et pédopsychiatrique, sont sans doute ceux qui ont le plus besoin que la promesse d’Emmanuel Macron soit tenue.