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Au Brésil, les géants du sucre responsables d’une pluie toxique

Les multinationales du sucre, parmi lesquelles le groupe coopératif français Tereos, organisent l’épandage aérien de pesticides hautement toxiques interdits par l’Union européenne sur leurs champs de canne à sucre, selon des documents obtenus par Mediapart en collaboration avec le média à but non lucratif Lighthouse Reports, le « Guardian », « Die Zeit », et Repórter Brasil.

Karl Laske, Ana Aranha, Aïda Delpuech, Helen Freitas et Beatriz Ramalho da Silva (Lighthouse Reports)

 

 

C’estC’est un empoisonnement sur plan. Hectare par hectare. Sur des parcelles alambiquées qui s’emboîtent le long des routes. Les avions épandeurs survolent les champs de canne à sucre pour y déverser les pesticides sur des surfaces de 100 à 400 hectares, parfois plus. Et ces épandages catastrophiques pour la santé et l’environnement ont été numérotés et consignés par les avionneurs, pour être remis au ministère brésilien de l’agriculture par les multinationales du sucre. C’est ainsi que des archives méconnues de l’agriculture intensive viennent d’être mises au jour par un consortium de médias composé du Guardian, Die Zeit, Repórter Brasil et Mediapart, sous la coordination du media à but non lucratif Lighthouse Reports.

 

Les déclarations des compagnies d’épandage révèlent l’ampleur industrielle du déversement de pesticides hautement toxiques sur les plantations brésiliennes de canne à sucre et d’orangers, mais aussi la nature précise des produits pulvérisés, majoritairement interdits dans l’Union européenne.

 

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La fiche d’un épandage d’Actara 750 effectué à la demande de Tereos Brazil sur des plantations de canne à sucre à Barretos, le 30 décembre 2020. © Document Mediapart

Ainsi, les exploitations sucrières qui approvisionnent le groupe Nestlé, São Martinho SA et Usina Pitangueiras, ont fait épandre le pesticide Opera, commercialisé par le groupe chimique allemand BASF, dont le principe actif, l’époxiconazole, est interdit par l’UE. Les exploitations agricoles du groupe brésilien Cutrale, propriété du « roi de l’orange » Jose Luis Cutrale et partenaire de Coca-cola, et Citrosuco, premier producteur mondial de concentré de jus d’orange, et fournisseur de PepsiCo et Coca-Cola, ont ainsi épandu sur leurs parcelles le pesticide Talstar 100 EC produit par le géant américain de la chimie FMC. Nocif par inhalation et ingestion, dangereux pour l’environnement, son produit actif, la bifenthrine, est considéré comme possiblement cancérogène.

D’abord, vous sentez cette bruine sur votre peau, puis la dermatite commence. Lorsque l’exploitation pulvérise un herbicide puissant, elle finit par tout brûler – notre herbe, nos fruits, nos animaux, nous-mêmes.

Bianca Lopes, responsable communautaire à Rancharia (São Paulo)

Dans les listes remises par les épandeurs, le nom d’un groupe français et non des moindres apparaît : le géant coopératif Tereos et sa filiale brésilienne – Tereos Açúcar & Energia Brasil – devenue numéro deux du secteur au Brésil. Forte de sept unités industrielles, et de 300 000 hectares de canne à sucre – sur 750 000 hectares exploités –, la filiale a affiché une production de 1,6 million de tonnes de sucre et de 480 millions de litres d’éthanol, à l’occasion de la récolte 2022-2023.

 

Selon les données obtenues par Mediapart et ses partenaires, Tereos a fait épandre de l’Actara 750 SG, un insecticide produit par le suisse Syngenta, à base de thiaméthoxame, un principe actif interdit depuis 2019.

Sur nos documents figurent, exploitation par exploitation, les périmètres d’épandage, et la quantité de pesticides pulvérisée : par exemple à la Fazenda Lagoinha, située à Barretos, sur 143,13 hectares, il apparaît que 20 litres d’Actara 750 (thiaméthoxame) – mélangé à un autre insecticide, Altacor – ont été épandus par Tereos le 30 décembre 2020.

 

« Extrêmement toxique »

Le comité des risques de l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA) a classifié le thiaméthoxame comme « extrêmement toxique », « très toxique pour la vie aquatique avec effets à long terme », « susceptible de nuire à la fertilité et à l’enfant à naître ». L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) l’a interdit en 2018, en soulignant ses effets possibles sur le développement neurologique.

 

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La page dédiée au thiaméthoxame sur le site de l’Agence nationale de sécurité alimentaire (Anses). © DR

Jeroen van der Sluijs, professeur au département de chimie de l’Université de Bergen, et spécialiste des pesticides, juge l’épandage des sucriers mis au jour au Brésil « très préoccupant ». « Certaines de ces substances sont non seulement cancérigènes, mais se sont également avérées neurotoxiques – cela signifie qu’elles ont un impact sur le système nerveux central et peuvent entraîner des maladies neurodégénératives, relève-t-il. Des substances comme la bifenthrine et l’époxiconazole sont également liées comme pouvant entraîner une réduction de la fertilité et augmenter le risque de cancer des testicules et de cancer du sein. »

Il relève aussi que la bifenthrine, par exemple, est un insecticide particulier, classé comme polluant organique persistant, car il reste très longtemps dans l’environnement. Il s’y accumule aussi, dans le sol et les sédiments, à des niveaux de plus en plus élevés chaque année, à chaque nouvelle application de pesticides, relève le scientifique. Ces polluants organiques persistants affectent donc l’eau, la vie animale, l’écosystème, sur le long terme.

 

Contacté, le groupe Tereos, qui utilise au Brésil différents pesticides associés ou pas à l’Actara 750 SG, et dont certains autorisés en Europe (Revolux, Altacor, Ampligo), a précisé qu’il avait « cessé d’utiliser » la bifenthrine « pour [ses] cultures de canne à sucre il y a quatre ans, alors que ce produit reste autorisé par les autorités brésiliennes ».

 

Au Brésil, les effets de l’épandage massif de pesticides sur la santé humaine sont palpables. Récemment, une étude publiée par l’Université fédérale de Santa Catarina (UFSC) sur 63 villes concernées par les campagnes d’épandage en 2019 a établi que sept substances potentiellement cancérigènes ont été identifiées dans douze produits pulvérisés dans les champs de canne à sucre. L’étude a relevé une corrélation possible entre l’épandage de ces pesticides, notamment à proximité de logements, et une forte incidence de cancers dans l’État de São Paulo. Car l’épandage par voie aérienne met la population à la merci d’un contact avec les produits chimiques. Ce mode de dispersion a été interdit par une directive européenne de 2009, et en France depuis 2010, bien que des dérogations l’aient rendu possible jusqu’en 2015.

 

La micro-région de Barretos (État de São Paulo), l’une des zones où Tereos a procédé à des épandages aériens selon nos documents, est celle qui a enregistré le plus de décès par cancer. Plus préoccupant : de 2010 à 2019, on y a relevé une augmentation de 63 % des cas chez les hommes et de 28 % chez les femmes.

 

La réponse de Tereos

Dans sa réponse, le groupe Tereos a souligné qu’il se conforme « à toutes les réglementations en vigueur dans chaque pays où [il] opère ». Ainsi les produits épandus sont-ils « tous autorisés par les autorités brésiliennes ». « Tereos respecte les recommandations d’application des intrants, y compris par voie aérienne, a poursuivi le groupe. Cette pratique est autorisée au Brésil et fait l’objet d’un encadrement précis. »

Les survols des avions sont suivis et contrôlés par des GPS qui garantissent une traçabilité, a précisé encore Tereos, ainsi que par des contrôles réalisés au sol. « Pour le ministère de l’agriculture brésilien, la pratique de dispersion par voie aérienne ne présente pas de risque sanitaire ou environnemental dès lors que les recommandations d’application sont respectées », ajoute aussi Tereos.

 

Pourtant, la coopérative sucrière française, forte de 11 000 adhérents, dispose d’une charte éthique, dans laquelle figure même un rappel du « devoir du lancement d’alerte ». « Chaque personne ayant connaissance d’une violation de cette charte a un devoir d’alerte, peut-on lire. Partagez avec votre responsable conformité le dilemme auquel vous faites face en ayant recours à l’adresse mail dédiée : signal@tereos.com. »

 

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Un avion d'épandage de la compagnie Pachu Aviação Agrícola Ltda qui a travaillé pour Tereos. © DR

Or cette charte de Tereos déclare que « toute acquisition ou exploitation de terre de la part de Tereos, d’un fournisseur ou d’un partenaire d’affaires, doit se faire dans le respect des populations locales, de leurs traditions et coutumes, dans le respect de l’environnement et de la biodiversité ». Respect de l’environnement ? Tereos se félicite d’avoir reçu la certification Bonsucro qui « garantit un réel engagement pour une culture responsable et durable ». La filiale brésilienne de la coopérative a aussi obtenu un soutien financier de l’Agence française de développement (AFD) pour la « réduction de son empreinte carbone ».

Respect des populations locales ? L’épandage de produits à forte toxicité sur des champs proches de zones habitées les expose au contraire à une pollution lourde de conséquences pour leur santé et l’environnement.

Dans la municipalité de Rancharia, à São Paulo, les habitant·es s’inquiètent dès qu’ils entendent le ronronnement des avions d’épandage. Les produits toxiques font planer une odeur particulière. Certains ressentent épisodiquement des symptômes dans les heures qui suivent : maux de tête ou d’estomac, manque d’appétit. Une organisatrice communautaire locale, Bianca Lopes, rapporte qu’il est courant que les gens sentent les produits pulvérisés par les avions agricoles sur leur peau. « D’abord, vous sentez cette bruine sur votre peau, puis la dermatite commence, dit-elle. Lorsque l’exploitation pulvérise un herbicide puissant, elle finit par tout brûler – notre herbe, nos fruits, nos animaux, nous-mêmes. »

 

L’exploitation agricole incriminée, Usina Atena, fournit l’industrie chinoise du sucre Shandong Starlight. Lors d’une enquête, des fonctionnaires du Département de la justice y ont relevé la présence de plusieurs pesticides interdits dans l’Union européenne : le Priori Xtra (cyproconazole) commercialisé par Syngenta, ainsi que le Regent 800 WG et le Certero (fipronil et triflumuron) fabriqués par les sociétés allemandes BASF et Bayer.

Questionné par notre consortium, le rapporteur spécial de l’ONU sur les substances toxiques et les droits de l’homme, Marcos Orellana, a indiqué que « les entreprises de pesticides et les industries sucrières » devraient « s’assurer que leurs chaînes d’approvisionnement soient exemptes de violations des droits de l’homme, y compris celles liées à l’exposition aux pesticides dangereux des personnes dans les champs des pays du Sud ». Le droit de vivre dans un environnement non toxique est « un droit fondamental », a-t-il jugé.

 

La question de la poursuite de la commercialisation de ces pesticides interdits est aussi posée, comme l’a relevé l’ONG Public Eye. En 2018, la loi Egalim a interdit l’exportation des produits phytosanitaires contenant des substances prohibées par l’UE dès 2022, mais les industriels du secteur tentent de soutenir que l’interdiction ne s’appliquerait pas aux « principes actifs ».

 

Un récent rapport de l’Inspection générale des finances sur la filière sucrière a signalé que l’ambassade de France au Brésil avait « recensé 21 molécules utilisées dans ce pays pour la culture de la canne et interdites dans l’Union européenne ».

 

Interrogé, le groupe Coca-Cola a souligné, côté consommation, que « tous les ingrédients utilisés dans [ses] produits, y compris le sucre et l’orange, sont soumis à des protocoles d’inspection stricts pour évaluer les normes de qualité et de sécurité ». S’agissant des « intrants » agricoles utilisés, le groupe a simplement précisé qu’il s’assurait qu’ils répondent « aux critères établis par les organismes de réglementation au Brésil et les autorités compétentes de chaque pays où [il] opère ».

 

Soulignant qu’il « s’approvisionne en canne à sucre et en betterave à sucre auprès de plus de 160 fournisseurs dans 60 pays », le groupe Nestlé, lui, a indiqué « prendre au sérieux tout cas potentiel de non-conformité » et promet « d’examiner de près les préoccupations soulevées » par l’enquête. Nestlé affirme « surveiller de près les niveaux minimaux-maximaux de résidus à l’échelle mondiale (connus sous le nom de LMR) » dans ses ingrédients, pour garantir la sécurité et la qualité de ses produits. « Nestlé ne fait pas campagne contre une interdiction d’exporter des pesticides et des ingrédients actifs interdits dans l’UE » a souligné le groupe. PepsiCo n’a pas répondu.

 

Karl Laske, Ana Aranha, Aïda Delpuech, Helen Freitas et Beatriz Ramalho da Silva (Lighthouse Reports)