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StéphaneStéphane Audoin-Rouzeau est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), spécialiste de la Première Guerre mondiale et président du Centre international de recherche de l’Historial de la Grande Guerre à Péronne (Somme). Il a publié l’an dernier aux Belles Lettres La Part d’ombre. Le risque oublié de la guerre.

Mediapart l’avait reçu pour son livre Une initiation. Rwanda (1994-2016), publié aux éditions du Seuil. Nous nous étions aussi entretenu avec lui pendant le premier confinement, pour analyser les parallèles possibles et impossibles entre les temps de guerre et ce moment d’épidémie, puis, un an après, sur l’ampleur du choc moral et politique que vivaient alors nos sociétés. Puis nous lui avions demandé d’analyser, depuis son regard d’historien, le déclenchement de la guerre en Ukraine, avant d’en dresser un premier bilan une année plus tard.

C’est la poursuite de cette réflexion entre passé et présent que nous lui avons proposée alors que l’Ukraine admet être en mauvaise position, que le président Macron considère la possibilité d’y envoyer des troupes occidentales et que s’ajoute à ce moment guerrier à l’est de l’Europe l’anéantissement sous les bombes d’une large partie de Gaza.

 

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Stéphane Audoin-Rouzeau à Paris en 2021. © Sébastien Calvet / Mediapart

Mediapart : Entre Gaza et l’Ukraine, nous avons le sentiment de vivre, comme rarement, dans un monde en guerre, pesant même sur celles et ceux qui n’y participent pas directement. Est-ce une illusion historique ou un sentiment que vous partagez ?

Stéphane Audoin-Rouzeau : C’est un sentiment que je partage tout à fait et qui se manifeste par une forme d’accablement que nous avons ressenti à la manière dont les gens se sont présenté leurs vœux pour la nouvelle année, avec une forme de « réserve » que je n’avais jamais observée auparavant. Ce rituel banal s’est vu subverti par la situation de guerre « englobante », en quelque sorte, et je trouve que c’est assez significatif.

Cette situation, me semble-t-il, pèse sur chacun d’entre nous, d’autant plus que ces deux conflits percutent et pénètrent, même si c’est de façon différente dans l’un et l’autre cas, le champ politique, les familles, les amitiés, les milieux professionnels. Ce sont des guerres qui diriment et fragmentent le social, parce qu’elles nous affectent toutes et tous, au sens propre du terme.

N’est-ce pas davantage vrai pour ce qui se passe à Gaza qu’en Ukraine ?

Sans doute. Mais dans le cas de l’Ukraine, les affects surgiraient de façon plus aiguë si, comme on peut le craindre, l’évolution de la situation montrait que l’Ukraine était en train de perdre la guerre, en impliquant de lourdes décisions à prendre sur le plan international. Tant que le front reste largement gelé, on peut tenir le sujet plus à distance. Mais il en irait probablement différemment si la question de notre aide et de notre présence militaire dans cette guerre était posée à nouveaux frais, du fait d’un basculement stratégique en défaveur de l’Ukraine.

Dans le cadre d’une guerre interétatique, il est vraiment rare qu’un des deux camps reconnaisse être dans un contexte préoccupant : or, c’est le cas de l’Ukraine.

Comment avez-vu lu l’hypothèse faite par le président Macron d’envoyer des troupes occidentales sur le terrain ukrainien ?

J’ai été très surpris, comme beaucoup, et je l’ai interprété comme un signe de la gravité de la situation. Cette déclaration n’était pas une imprudence de langage, mais davantage le signe que nous sommes dans une situation très inquiétante.

Dans le cadre d’une guerre interétatique, il est vraiment rare qu’un des deux camps reconnaisse être dans un contexte préoccupant : or, c’est le cas actuellement de l’Ukraine.

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Comme historien de la Grande Guerre, qui ne peut que constater la proximité « morphologique » de la guerre actuelle avec celle du début du XXe siècle, je ne peux m’empêcher de penser que l’Ukraine est en train de vivre sa crise de 1917 : l’offensive militaire du printemps et de l’été a échoué, l’état-major a été changé, le déficit d’armement est criant, et les premiers doutes ont émergé au sein de la société ukrainienne sur la nécessité, la durée et l’équité de la mobilisation militaire.

Mais après 1917 il y a eu 1918. Pourquoi alors craindre ainsi une défaite presque inévitable de l’Ukraine ?

Rien n’est inévitable à la guerre, et il serait très imprudent de faire des prévisions définitives. Cela étant dit, il faut bien remarquer que les Ukrainiens ne possèdent pas les éléments stratégiques qui ont permis à la France et à ses alliés de renverser la situation à l’été 1918.

La supériorité démographique, permise par l’arrivée des Américains en 1917, est aujourd’hui du côté des Russes. L’économie de guerre, qui fonctionnait alors bien mieux chez les Alliés que chez les Allemands, fonctionne là aussi beaucoup plus efficacement du côté russe : et de plus en plus semble-t-il, d’autant que nos sanctions ont échoué. Surtout, le couple char/avion, que les Allemands ne possédaient pas en 1918 mais que les Alliés maîtrisaient, avait alors permis un renversement stratégique.

Aujourd’hui, on ne voit aucune carte dans les mains de l’Ukraine lui permettant de renverser la situation. Les Russes n’auront peut-être pas les moyens de marcher sur Kyiv (Kiev), mais qui peut dire qu’ils ne seront pas en mesure d’imposer un armistice à leur avantage ? Personnellement, je ne peux m’empêcher de juger la situation désespérante.

Jusqu’à quel point la morphologie de la Grande Guerre et celle de la guerre en Ukraine sont-elles comparables ?

On sait que nous sommes, dans les deux cas, dans une guerre de position. Mais se contenter de dire cela ne suffit pas. Ce qui rapproche la morphologie des deux conflits, c’est la supériorité écrasante de la défensive sur l’offensive. Cela explique pourquoi les Russes s’en sont si bien sortis au printemps et à l’été dernier, face à l’offensive ukrainienne.

Pendant la guerre de 14-18, l’outil défensif principal, d’une efficacité redoutable, était le barbelé ; ce sont aujourd’hui les mines, mais l’efficacité de ces deux armes passives est un peu comparable. Dans les deux cas, seuls de petits groupes de fantassins peuvent éventuellement avancer, localement, mais ce n’est pas ainsi que l’on brise un front.

Il est également frappant de constater qu’en dernière instance, l’arme de domination du champ de bataille soit le canon. En dépit du fait que nous soyons face à une guerre numérique moderne, c’est jusqu’à présent l’infanterie appuyée par l’artillerie qui détermine l’issue des affrontements.

Nous avons bâti une armée certes remarquable de professionnalisme, mais inadaptée à la situation géostratégique nouvelle.

Autrement dit, c’est la quantité de pièces d’artillerie et de munitions qui est fondamentale. Les Franco-Britanniques durent attendre la deuxième moitié de l’année 1916 pour compenser leur retard initial sur l’Allemagne en la matière. Aujourd’hui, l’écart entre Ukrainiens et Russes en ce domaine, estimé parfois de 1 à 10, permet difficilement d’imaginer comment l’Ukraine pourrait s’en sortir.

Sommes-nous, en France, psychologiquement et matériellement prêts à combattre, s’il le fallait ?

C’est la question que pose Jean-Dominique Merchet dans le livre qu’il vient de publier. Je ne pourrais pas répondre pour la dimension psychologique : car comment savoir ? Qui eût pu imaginer, en février 2022, l’incroyable cohésion de la société ukrainienne face à l’invasion ? En revanche, pour la dimension matérielle et militaire, la réponse est non.

Comme historien du fait militaire, je suis frappé de constater que nous avons bâti une armée certes remarquable de professionnalisme, mais inadaptée à la situation géostratégique nouvelle.

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La France est la première armée de l’Otan en Europe. La défense constitue le deuxième poste budgétaire de l’État. Mais on sait à présent que s’il fallait engager des troupes contre la Russie, nous ne pourrions mettre en ligne qu’un corps d’armée de 25 000 hommes, après des efforts de mise en place de plusieurs mois, et à condition d’avoir le renfort d’une division étrangère. Ces forces pourraient tenir un front de 80 kilomètres. C’est tout.

Nous avons une armée dite « échantillonnaire », au sens où nous avons tout ce qui est nécessaire à une armée moderne, mais en petites, voire très petites quantités. Impossible, dans ces conditions, d’assumer durablement un combat de haute intensité. À cela s’ajoute le fait qu’une production de masse n’est pas du tout à la portée de l’industrie de défense française, comme on le constate depuis deux ans.

Curieusement, tout cela n’inquiète pas l’opinion publique. On est aux limites d’un déni de réalité.

 

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Des soldats ukrainiens de la 31e brigade mécanisée tirent vers une position russe près du village de Marïnka, dans le sud-est de l’Ukraine, le 20 février 2024. © Photo Tyler Hicks / The New York Times / REA

La guerre en Ukraine dure depuis maintenant deux ans. Est-ce vraiment du déni de penser qu’elle ne débordera pas ?

Absolument. La faute originelle de n’avoir pas cru à la guerre avant le 24 février 2022 pèse de tout son poids : c’est là l’emprise de la « force des commencements », pour reprendre une expression de l’historien René Rémond, avec toutes les conséquences que cette erreur initiale peut avoir. Ce déni s’est exprimé une fois de plus au printemps dernier, lorsque l’on s’est pris à espérer follement que les 200 chars lourds que l’on avait fini par livrer – péniblement – à l’Ukraine lui permettraient de prendre l’avantage.

Je n’y ai jamais cru, au sens où l’idée que des chars puissent avancer sans couverture aérienne au milieu de champs de mines face à une artillerie puissante, comme l’a toujours été l’artillerie russe, était tout simplement absurde.

Il faudrait se demander : et si les lignes ukrainiennes sont enfoncées au printemps prochain, que se passera-t-il ?

À cet égard, il demeure étrange que les avertissements lancés avant l’offensive de printemps soient passés sous le radar. Le général Desportes disait qu’il faudrait 30 à 40 fois les moyens dont disposait alors l’Ukraine pour briser le front russe.

Dire aujourd’hui que les troupes ukrainiennes sont à la peine, sous pression, etc., c’est se payer d’euphémisation. Il faudrait se demander : et si les lignes ukrainiennes sont enfoncées au printemps prochain, que se passera-t-il ? Que les Ukrainiens ne se posent pas cette question, et qu’on ne puisse pas se la poser devant eux – j’ai pu le constater à plusieurs reprises –, c’est bien compréhensible. Mais qu’on ne se la pose pas en France relève, une fois encore, du déni.

Que pensez-vous de l’affirmation du président Zelensky selon laquelle la guerre aurait causé la mort de 31 000 soldats ukrainiens depuis le début du conflit ?

Depuis le 24 février, nous avons quelques chiffres russes, ukrainiens ou issus des services de renseignement occidentaux et ils ne sont pas cohérents entre eux. Ce qui nous laisse analytiquement très démunis.

La perte en hommes est en effet le critère essentiel pour saisir la dimension d’une guerre. À la fin de l’année 1914, la France, qui compte alors une population comparable à celle de l’Ukraine contemporaine, a enregistré 400 000 tués. Si le chiffre donné par Zelensky est exact, on mesure la disproportion avec la Grande Guerre.

Un deuxième élément nous manque pour espérer faire des sciences sociales sur le fait guerrier actuel : le ratio entre les tués et les blessés. Il semblerait qu’on se situe, côté russe comme côté ukrainien, dans une proportion d’un mort pour trois ou quatre blessés. Ce sont des chiffres comparables à la Première Guerre mondiale.

Cela signifie que la chaîne de soins tend à ressembler à ce qu’elle était il y a un siècle, avec des blessés évacués d’abord sur un brancard, puis par la route, avant d’atteindre un hôpital.

En Ukraine, on a l’impression, extraordinaire pour un historien, d’une “démodernisation” de la guerre.

Un soldat blessé, s’il n’est pas tué sur le coup, a toutes les chances de survivre s’il se trouve dans un bloc opératoire moins d’une heure, et, mieux, vingt minutes après la blessure : de toute évidence, ce n’est pas le cas dans ce conflit.

Cela rappelle que les blessés de cette guerre ne bénéficient pas, comme ce fut le cas à partir de la guerre de Corée, puis au Vietnam, de l’évacuation par hélicoptère, le « dust off », une pratique qui a révolutionné la prise en charge des blessures de guerre, mais qui suppose toute une logistique, avec des hélicoptères de combat pour couvrir les hélicoptères sanitaires, et des blocs opératoires préparés et immédiatement utilisables.

On a de ce fait l’impression, extraordinaire pour un historien, d’une « démodernisation » de la guerre, qui coïncide bien avec le retour des tranchées, la supériorité de la défensive, la dimension décisive de la masse d’hommes et d’obus engagés…

Un autre aspect assez vertigineux est le nombre très élevé d’amputations, qui nous rappelle que ce n’est que dans l’après-coup que l’on pourra véritablement mesurer l’ampleur de la catastrophe et ses effets pour l’avenir des sociétés actuellement en guerre.

Concrètement, ce qui se passe à Gaza et ce qui se déroule en Ukraine ne se ressemblent pas du tout. Est-il même légitime de parler de « guerre » aujourd’hui à Gaza ?

Je serais tenté d’éviter le terme. On le sait : chaque mot posé sur la situation à Gaza est susceptible d’être rejeté et son auteur stigmatisé, je resterais donc très prudent. En l’occurrence, je serais tenté d’adapter le fameux concept d’« état de violence » du philosophe Frédéric Gros. Mais je l’utiliserais au pluriel.

Il me semble en effet pertinent d’évoquer un état de violences multiformes qui se répondent, s’ajoutent, s’additionnent…

Il y a évidemment la violence de combat, qui déborde sur les civils. Mais il y aussi la violence liée à la pénurie de ravitaillement en eau et en produits alimentaires, c’est-à-dire en besoins essentiels. Il y a également une violence sanitaire, par la mise hors jeu des services hospitaliers et l’interruption de l’approvisionnement en médicaments.

 

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Un jeune Palestinien pleure la mort d’un proche tué lors d’une frappe israélienne à l’hôpital Nasser de Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, le 28 décembre 2023. © Photo AFP

Mais il existe aussi des violences symboliques. Je pense en particulier à la destruction des cimetières, qui n’a aucune nécessité militaire mais constitue une atteinte à la filiation, de même que certaines destructions de lieux culturels.

À quoi il faut ajouter des violences d’exaction de l’armée israélienne à l’encontre de la population gazaouie, apparues depuis peu. En ce sens, le terme de « guerre » n’épuise sans doute pas le sens de ce qui se passe aujourd’hui à Gaza : on y observe une palette de violences qui demeurent distinctes dans leurs significations et qui ne peuvent être réduites à de simples violences de combat.

Vous avez écrit que le 7 octobre relevait d’une « violence éliminationniste ». Qu’entendez-vous par-là ?

Après le 7 octobre, L’Arche m’a demandé, à chaud, un article sur la notion de « barbarie », que j’ai récusée dans la mesure où elle ne me paraissait pas opérante du point de vue des sciences sociales.

À mes yeux, ce que le Hamas a mis en œuvre est une violence éliminationniste radicale au sens où, sur les portions de territoires israéliens qui se sont retrouvées entre ses mains pendant quelques heures, ses troupes ont procédé à une élimination totale de la population : hommes, femmes, enfants…

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À cela s’est ajouté le déploiement d’un théâtre de cruauté, marqué notamment par la vivisection des corps ou leur destruction par le feu : en rendant les corps non reconnaissables, et biologiquement « impossibles », on met en scène une atteinte à la filiation, ce qui définit précisément la cruauté. C’est également le cas avec les violences sexuelles. On sait que ce programme de cruauté radicale a profondément traumatisé les Israéliens en leur tenant un discours dont la signification profonde a été parfaitement perçue comme telle.

N’est-ce pas une violence éliminationniste comparable à celle à laquelle nous assistons en ce moment à Gaza ?

Il me semble que la logique est autre. Une des tentations que l’on peut voir à l’œuvre, chez une partie des dirigeants israéliens, c’est ce que l’on appelle l’« épuration ethnique ». C’est atroce, mais ce n’est pas la même chose. La phénoménologie des violences n’est pas la même. Mais sur ce point précis, le débat est terriblement envenimé.

La comparaison entre ce qui se passe depuis cinq mois à Gaza et les bombardements alliés sur Dresde ou Hambourg pendant la Seconde Guerre mondiale vous paraît-elle pertinente ?

Comparons ce qui est comparable. À Dresde ou à Hambourg, il ne s’agit pas d’atteindre le commandement du Reich. Il s’agit de terroriser la population. Et l’on sait maintenant que cela a été contre-productif dans la mesure où ces bombardements massifs ont eu plutôt pour effet de souder cette dernière autour de ceux qui les gouvernaient plutôt que de les en détacher.

Quand on est dans la guerre, la perspective apocalyptique et eschatologique concerne l’ensemble des acteurs sociaux, quel que soit leur degré de religiosité.

Il me paraît en revanche significatif de rapporter à la population française les pertes humaines à Gaza, tout comme on l’a fait avec les massacres du 7 octobre, afin de se rendre compte des seuils de violence franchis. Les morts israéliens du 7 octobre équivalent, en proportion, à 10 000 morts en France, en une seule journée. Un chiffre énorme.

Avec 30 000 morts officiels et un nombre par définition inconnu de disparus à Gaza, sans même parler de la mortalité indirecte liée à la malnutrition et aux maladies, les pertes gazaouies en cinq mois sont équivalentes à la mort d’un million de personnes en France.

Cela a-t-il un sens de différencier des guerres menées au nom de Dieu, d’où la politique serait exclue, et des guerres demeurant fondées sur des motifs territoriaux, stratégiques ou nationalistes ? Autrement formulé, que peut-on face à des acteurs dont la volonté apocalyptique est un moteur, que ce soit du côté du Hamas ou de l’extrême droite israélienne ?

Je suis réticent à séparer ainsi les choses. Quand on est dans la guerre, la perspective apocalyptique et eschatologique concerne l’ensemble des acteurs sociaux, quel que soit leur degré de religiosité, dans la mesure où la guerre crée un temps différent, une attente, une forme de radicalité qui s’exprime le plus souvent en termes de tout ou rien.

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La guerre est souvent vécue comme un accomplissement, une parousie, une sorte de « grande attente » justifiant tous les sacrifices. Pour beaucoup de Français de 1914-1918, une défaite aurait eu des conséquences civilisationnelles d’une telle ampleur que la nécessité de mener la guerre jusqu’au bout dépassait des considérations relevant du religieux.

Il est difficile de sentir cette dimension lorsqu’on est extérieur à la guerre, parce qu’on ne sait pas ce que signifie vivre dans le temps de la guerre, un temps modifié dans lequel la dimension eschatologique prend une ampleur inégalée.

Comment regardez-vous l’inflation dans le débat public du terme de « réarmement », pour parler économie ou démographie ?

Cette dimension incantatoire est passionnante. En dépit de l’intensification de la fabrication de canons Caesar ou de munitions pour l’artillerie, le réarmement réel demeure très relatif, en raison de goulets d’étranglement à plusieurs niveaux. Le président Macron, depuis le début du conflit en Ukraine, prépare l’opinion à une dégradation possible de la situation. Mais un réarmement véritable n’est possible ni industriellement, ni démographiquement, ni financièrement.

Comme au moment du Covid, l’importation croissante du vocabulaire militaire dans le champ politique permet à peu de frais d’imaginer que l’on a prise sur le réel, alors que ce n’est pas le cas. Ce discours martial se veut sans doute performatif, mais je préfère me concentrer sur l’aveu étonnant du président de la République : « Ayons l’humilité de constater qu’on a souvent eu six à douze mois de retard. » N’est-ce pas une constatation inacceptable, pour nous comme pour l’Ukraine ?