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« Les supporteurs de Kamala Harris devraient garder la tête froide : les jeux ne sont pas faits »

Tribune

Françoise Coste

Professeure d’études américaines

Aucune règle habituelle de la politique américaine ne s’applique au candidat Donald Trump, qui survit aux échecs et aux scandales, rappelle, dans une tribune au « Monde », l’enseignante-chercheuse en études américaines Françoise Coste.

 

A la suite du débat du 10 septembre, dans lequel Kamala Harris a bien tiré son épingle du jeu face à Donald Trump, on a senti un emballement au sein de la gauche américaine, dans la presse ou sur les réseaux sociaux : « Kamala avait écrabouillé Trump », « c’était un triomphe », « un tournant de la campagne », « cela allait être difficile pour Trump de s’en remettre », etc.

Les supporteurs de Harris devraient toutefois garder la tête froide, les jeux ne sont pas faits. Les élections de 2016 nous l’ont appris : aucune règle habituelle de la politique américaine ne s’applique à Trump, d’autant plus que nul ne peut prédire l’impact qu’aura sur l’opinion la deuxième tentative d’assassinat dont il aurait été victime, le 15 septembre. Le retour tragique de la violence politique dans le débat aux Etats-Unis (on pense évidemment aussi à l’attaque du Capitole en janvier 2021) peut en effet amener à une mutation du système que l’on a du mal à appréhender.

​Dans l’immédiat, à cinquante jours de l’élection, reconnaissons tout d’abord que Trump est un animal politique, qu’on le veuille ou non. Si l’on pouvait se gausser de son manque total d’expérience politique et électorale quand, en juin 2015, dans une scène désormais mythique, il a descendu l’Escalator de la Trump Tower et a annoncé sa candidature aux primaires républicaines, on peut le considérer maintenant comme le leader américain le plus capé. Personne d’autre dans le paysage politique contemporain n’a participé à autant de débats présidentiels (celui du 10 septembre était son septième) ou n’est parvenu à être candidat trois fois de suite, record inégalé depuis près d’un siècle et les quatre candidatures de Franklin D. Roosevelt dans les années 1930 et 1940.

Scandales en série

​Cette longévité nous paraît d’autant plus incompréhensible que les casseroles de Trump se sont accumulées depuis sa première campagne. Une liste loin d’être exhaustive suffit à donner une impression vertigineuse : la fuite de l’enregistrement où il explique qu’il ne peut s’empêcher d’« attraper les femmes par la chatte », les insultes répétées aux soldats américains morts au combat (des « losers »), l’ingérence russe dans la campagne de 2016, ses deux impeachments (pour avoir essayé de faire chanter le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, puis pour son rôle dans l’insurrection du 6 janvier 2021), la condamnation dans l’affaire de la star du porno Stormy Daniels, la gestion catastrophique de l’épidémie due au Covid-19 (symbolisée par sa suggestion d’avaler de l’eau de Javel pour guérir du virus) ou encore le vol de documents classés secret-défense…

 

Aucun homme politique normal n’aurait survécu à un seul de ces scandales. Et pourtant, voici Trump, vainqueur triomphant des primaires républicaines du printemps dernier et au coude-à-coude avec Harris dans les sondages.

 

​Il est vrai que certains sondages donnent une légère avance à Harris. Mais il s’agit essentiellement de sondages nationaux, qui ne signifient pas grand-chose. On le sait, comme on l’a vu avec Al Gore en 2000 et Hillary Clinton en 2016, gagner la majorité des voix des électeurs ne signifie pas remporter la présidence, à cause du système des grands électeurs et du collège électoral − système qui perdure, malgré ses défauts, car aucun responsable politique de premier plan n’ose le remettre en cause. C’est donc au niveau des Etats, surtout les fameux Etats clés, qui attirent tous les regards lors de chaque élection, qu’il faut regarder les chiffres. Et là, la situation est plutôt serrée, avec une avance pour Harris d’environ 1 % à peine (en Pennsylvanie ou dans le Michigan, par exemple), voire une quasi-égalité entre les deux candidats (comme en Caroline du Nord).

Un peuple en crise

​L’apparente insubmersibilité de Trump est le grand mystère de la politique américaine aujourd’hui. Plutôt que d’y voir un système en crise, on pourrait peut-être changer de perspective et parler plutôt d’un électorat, voire d’un peuple, en crise. Car, dans l’absolu, le système américain fonctionne plutôt bien. Après tout, les contre-pouvoirs ont fait leur travail pendant les années Trump : la Chambre des représentants a lancé deux procédures d’impeachment contre lui et la justice l’a condamné (la question des actions de la Cour suprême est plus problématique, c’est vrai). Quant à l’économie, elle a rebondi de manière spectaculaire depuis le Covid-19 et le bilan de Biden est objectivement excellent sur la croissance, le chômage et la santé ; les derniers chiffres montrent ainsi que le nombre d’Américains sans assurance santé (7,9 % de la population) n’a jamais été aussi bas dans l’histoire du pays. Même la course folle de l’inflation semble enfin commencer à ralentir.

Mais, à l’évidence, l’électorat est hermétique à cette réalité, ce qu’a bien illustré le débat de la semaine dernière, où Harris n’a quasiment pas évoqué les détails de son programme économique, à l’exception de vagues promesses sur le logement et l’aide aux petites entreprises. Par contre, les fake news lancées par J. D. Vance puis reprises par Trump sur les immigrés haïtiens accusés de manger des chats dans l’Ohio suscitent les plus vives passions… On est bien loin du célèbre slogan de Bill Clinton, dans les années 1990, « It’s the economy, stupid ! »

 

Que se passe-t-il alors ? Le peuple de ce pays si prospère et si puissant s’ennuie-t-il tellement qu’il a choisi de s’abîmer dans les turpitudes et les mensonges du showman Trump, en sachant qu’il n’aura pas à en payer le prix ? Ou bien la transition démographique née de la grande vague migratoire contemporaine (plus de la moitié des enfants nés aujourd’hui aux Etats-Unis appartiennent à des minorités ethniques) a-t-elle provoqué une si grande panique ontologique dans une partie de la population blanche qu’elle a fini par placer ses espoirs en Trump et ses promesses irréalistes ? Le fossé, en réalité plus culturel que financier, entre les élites médiatico-politiques et les Américains « normaux » est-il devenu si béant qu’il amène ces derniers à soutenir le candidat le plus choquant et démagogique, juste pour le plaisir de voir les belles âmes s’offusquer ?

Trump lui-même n’a évidemment pas les réponses à ces questions. Mais il a assez de flair pour sentir le malaise de ses supporteurs et le transformer en un combustible politique quasi inextinguible jusqu’à aujourd’hui.

 

Françoise Coste est professeure d’études américaines à l’université Toulouse-Jean-Jaurès