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Julia Cagé et Thomas Piketty livrent une vision inédite de l’histoire politique française, Alain Beuve-Méry

Dans « Une histoire du conflit politique », les économistes publient une somme sur l’histoire électorale de la France. En fonction des revenus, du milieu social et du lieu d’habitation des votants, ils analysent les rapports de force – bipartition ou tripartition – qui dominent le champ politique et leurs liens avec les inégalités sociales.


L’entreprise est hardie. Julia Cagé et Thomas Piketty se sont lancés dans Une histoire du conflit politique, sous-titrée Elections et inégalités sociales en France, 1789-2022. Une somme de 864 pages éditée au Seuil qui va, à n’en pas douter, nourrir les réflexions politiques et sociales de la rentrée. Cet ouvrage ambitieux, qui paraît vendredi 8 septembre, tombe à point nommé, étant donné les débats lancés concernant la « cohésion de la nation » ou la modification des institutions de la Ve République.

Spécialiste des inégalités économiques, sujet qu’il a contribué à placer au cœur des agendas politiques en France comme à l’international, l’économiste Thomas Piketty, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, professeur à l’Ecole d’économie de Paris et chroniqueur au Monde, a déjà écrit trois sommes qui font autorité : Les Hauts Revenus en France au XXe siècle(Grasset, 2001), Le Capital au XXIe siècle (Seuil, 2013) et Capital et Idéologie (Seuil, 2019). Quant à Julia Cagé, lauréate 2023 du Prix du meilleur jeune économiste (décerné par le Cercle des économistes et par Le Monde), elle est une spécialiste d’économie politique et notamment des médias, un des rouages fondamentaux des démocraties. Elle préside par ailleurs la Société des lecteurs du Monde depuis janvier 2020.

Pour « écrire une histoire des comportements électoraux et des inégalités sociales parcourant plus de deux siècles », les auteurs se sont fait aider par un grand nombre de collaborateurs qui ont recensé toutes les données électorales collectées au niveau des 36 000 communes de France. Démocratie ancienne et pays de droit écrit, la France a, en effet, conservé des archives des différents scrutins sur plus de deux cent trente ans, ce qui constitue un palimpseste démocratique d’une incroyable richesse. Les résultats de 41 élections législatives, 12 présidentielles et 5 référendums sont ainsi collationnés. Ont en revanche été mises de côté, dans le cadre de cet ouvrage, les élections législatives sous les monarchies censitaires (1815-1848) et les résultats électoraux de la France d’outre- mer.

 

La classe géosociale

Mais comment fait-on pour savoir qui vote pour qui ? A cette question centrale, les auteurs ne peuvent s’appuyer que sur des informations électorales à l’échelon des communes – ce qui implique un niveau territorial et non individuel. Ils ne bénéficient pas, en effet, d’études d’opinions avant les années 1950. D’où la nécessité, de l’aveu même des auteurs, de redoubler de prudence quant aux interprétations, mais aussi de trouver une autre base de référence : la classe géosociale.

Il s’agit d’un concept-clé mis en avant comme principal déterminant du vote. La classe géosociale est définie par les auteurs comme un « concept souple et multidimensionnel qui comprend à la fois la catégorie de territoire (définie par la taille d’agglomération et de commune : villages, bourgs, banlieues, métropoles), la richesse économique (revenu, capital immobilier, structure foncière...) et l’insertion dans la structure productive (profession, diplôme, statut d’activité) ». Autrement dit un croisement entre données socio-économiques et localisation sur le territoire.

 

Grâce à l’usage systématique de cette notion, les deux économistes arrivent à des conclusions fortes qui viennent contredire les débats politiques actuels. Ils expliquent notamment que les variables liées à la religion et aux origines étrangères ont beaucoup moins d’importance que celles liées à la classe géosociale. « Autrement dit, ce sont bien les enjeux socio-économiques – et non les questions identitaires ou la proportion d’étrangers – qui déterminent les clivages électoraux. » Ces résultats sont valables pour les scrutins présidentiels de 1848, mais aussi de 1965 à 2022, malgré l’omniprésence de ces thèmes dans le débat public.

 

 

Les auteurs proposent aussi une chronologie originale de deux cent trente ans de vie politique française. Celle-ci a connu, expliquent-ils, des périodes de « bipolarisation » et de « tripartition ». Ainsi, de 1848 à 1910, on assiste à une première tripartition, avec des socialistes et radicaux-socialistes à gauche ; des républicains modérés et opportunistes au centre, et, à droite, des conservateurs catholiques et des monarchistes, permettant aux partis du centre de gouverner.

La tripartition renvoie aux trois principales familles idéologiques qui ont structuré la vie politique française depuis le XIXe siècle – socialisme, libéralisme, nationalisme. Celle-ci s’installe dans le paysage politique quand le vote des classes populaires se divise entre banlieues et métropoles pour le bloc de gauche, et villages et bourgs pour le bloc de droite. Cette dispersion des voix populaires, observent les deux auteurs, « fait le plus souvent le jeu des élites » qui peuvent se maintenir au pouvoir.

 

Unir les deux classes populaires

A partir de 1910 et jusqu’en 1992 domine, en revanche, une bipolarisation forte entre droite et gauche. Celle-ci est le système de gouvernement qui apporte le plus de gains aux classes moyennes et populaires, tant du point de vue du fonctionnement démocratique que du développement socio-économique, car le vote populaire ne se disperse pas.

Au milieu des années 1990 émerge une nouvelle tripartition. Elle apparaît clairement lors des élections de 2022, qui voient la séparation en trois blocs de même taille, gauche sociale-écologique, centre libéral et droite nationale-patriote, selon la classification retenue par les auteurs. Même s’ils notent aussi l’émergence d’un quatrième bloc, formé par les abstentionnistes.

Julia Cagé et Thomas Piketty, qui revendiquent leur appartenance au camp de la gauche progressiste, affirment la nécessité d’« aller toujours plus loin dans la voie de l’égalité sociale et politique ». Or, d’après eux, le monde rural n’est pas structurellement conservateur, mais il a en revanche été déçu, de la Révolution française à aujourd’hui (de la vente des biens nationaux au profit quasi exclusif de la bourgeoisie à la disparition des services publics sur l’ensemble de l’Hexagone), par une offre politique de gauche, essentiellement urbaine et peu attentive à ses préoccupations. Un des buts de cet ouvrage est par conséquent de rassembler et unir les deux classes populaires « sur une base programmatique de réduction des inégalités sociales ».

Au moment de conclure cette somme dense, riche et originale, les auteurs, s’adressant aux « spécialistes de sociologie électorale, de science politique, d’histoire politique et parlementaire et d’histoire des idées » qu’ils ont lus, estiment « le résultat forcément imparfait ». Mais cette touche de modestie ne doit pas masquer ce que cette présentation inédite de l’histoire politique française apporte, car le but de cet ouvrage est manifestement d’ouvrir le débat et de susciter de nouveaux travaux.

 

Une base de données originale en accès libre

Il s’agit de l’autre apport majeur lié à la publication de l’ouvrage de Julia Cagé et Thomas Piketty : l’ouverture de manière concomitante d’une base de données électorales et socio-économiques, allant de 1789 à 2022. Sur le site unehistoireduconflitpolitique.fr, toutes les données collectées au niveau des
36 0000 communes de France, depuis les documents bruts (procès-verbaux électoraux conservés aux Archives nationales, sous forme manuscrite) jusqu’aux
fichiers homogénéisés et finalisés sont dès maintenant disponibles en ligne en accès libre. Le site comprend des centaines de cartes, graphiques ou tableaux non présents dans l’ouvrage. Il permet aussi de générer les cartes et graphiques de son choix. L’actualisation du site pour intégrer les prochaines élections législatives et présidentielles est prévue, avec une mise en ligne dans les jours qui suivent l’élection, non seulement des cartes mais surtout l’analyse « à jour » de la partie « qui a le vote le plus populaire / le plus bourgeois ». Pour les concepteurs du site, l’ambition est d’apporter ainsi un nouveau regard sur l’analyse des résultats électoraux.