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Violences conjugales : un « devoir » au Moyen Age, inacceptables au XXIe siècle

Par Anne Chemin Publié le 25 novembre 2022

 

Enquête Au Moyen Age, la « correction » des femmes par leurs maris est non seulement un droit, mais un devoir. Il faut attendre le siècle des Lumières pour que ce principe tombe en désuétude, et la fin du XIXe siècle pour que la tolérance sociale envers les brutalités, peu à peu, recule.

 

C’est un homme au regard menaçant, le bras levé, qui, sous l’œil indifférent de ses voisins, attrape fermement par les cheveux une femme terrorisée qu’il maintient allongée sur le sol. Extraite d’un manuscrit du Roman de la Rose, de Guillaume de Lorris et Jean de Meung, cette illustration qui date de la fin du XVe siècle fait étrangement écho à un dessin en noir et blanc publié quatre siècles plus tard, en 1899, dans un recueil de chansons de rue – un homme en colère s’apprêtant à jeter une chaise à la tête d’une pauvre femme en chemise de nuit, pieds nus, protégeant craintivement sa tête dans ses bras.

 

Les violences conjugales n’offrent pas toujours le même visage, mais elles semblent traverser les époques avec une grande constance : dans les procédures médiévales de séparation de corps comme dans les plaintes adressées à la justice pénale du XIXe siècle, dans les dossiers soumis au Parlement de Paris sous l’Ancien Régime comme dans les prises de parole des femmes battues des années 1970, les scénarios, souvent, se répètent. Des insultes, des humiliations, des coups…

Si les actes et les mots se ressemblent, le regard que la société porte sur eux s’est cependant profondément transformé. Considérées comme nécessaires, voire légitimes, par les « coutumiers » du Moyen Age – qui recensaient les droits, usages et règles propres à chaque communauté et imposaient aux maris un « devoir de correction » –, les violences conjugales ont été non plus recommandées, mais largement acceptées au XIXe siècle, par une société organisée autour de la figure toute-puissante du chef de famille. Cette tolérance a fait place, un siècle et demi plus tard, à une ferme réprobation : aujourd’hui, les violences au sein du couple suscitent un opprobre moral, social, politique et pénal unanime.

« Le devoir de corriger par les coups »

Comment comprendre que le même geste soit considéré comme une pratique juste et légitime au Moyen Age, comme un comportement répréhensible mais compréhensible au XIXe siècle et comme une conduite inacceptable au XXIe siècle ?

« Ce changement de regard est le fruit d’une lente évolution des mentalités, analyse l’historienne Elisabeth Lusset, chargée de recherche au CNRS. Dans ce processus qui a pris des siècles, trois facteurs ont été décisifs : la contestation de plus en plus forte des violences physiques au sein de la famille, la légitimité croissante de l’intervention de l’Etat dans la sphère privée et, bien sûr, l’émergence très progressive de l’égalité hommes-femmes. »


Les flux et les reflux de ces trois révolutions des mentalités ont, depuis le Moyen Age, façonné le regard sur ce que nous appelons aujourd’hui les « violences conjugales ». En bouleversant la hiérarchie des valeurs communes, elles ont, au fil des siècles, déplacé peu à peu les seuils de tolérance, transformé les discours politiques, modifié les normes judiciaires.

Contrairement à ce que l’on croit souvent, l’idée que les coups infligés à une femme par son compagnon constituent des violences intolérables n’est pas un invariant historique, mais le fruit d’un « long travail collectif de construction », selon l’historienne Victoria Vanneau.

Au Moyen Age, ce travail est évidemment loin d’avoir commencé. « A l’époque, les chefs de famille ont le devoir de corriger, par les coups, tous ceux qui vivent sous leur toit – leurs domestiques, leurs enfants, mais aussi leurs épouses », souligne Elisabeth Lusset, qui a codirigé, avec Isabelle Poutrin, le Dictionnaire du fouet et de la fessée. Corriger et punir(PUF, 816 pages, 28,50 euros). « La brutalité, poursuit-elle, est parfaitement admise : au Moyen Age, on ne conçoit pas d’éducation sans violence – envers les enfants comme envers les femmes, qui sont considérées comme des mineures que leurs maris doivent remettre sur le droit chemin. »

« Rappeler à l’ordre les maris laxistes »

Rédigés au XIIIe et au XIVe siècles, les « coutumiers » autorisent ainsi le maître de maison à frapper, voire à blesser sa femme – à condition, résume en 1908 l’historien André Maillard, de ne pas « trop l’endommager ». Dans les Coutumes de Clermont-en-Beauvaisis (1283), le juriste Philippe de Beaumanoir précise ainsi que si une femme est « en voie de faire folie de son corps, ou quand elle dément son mari, ou maudit, ou quand elle ne veut obéir à ses raisonnables commandements », celui-ci a le droit de la « châtier raisonnablement ».

Parce qu’il dispose d’une pleine juridiction chez lui, le mari violent échappe à la justice du seigneur ou du roi – sauf, précise la coutume de Bergerac, s’il y a eu « mort, mutilation ou fraction de membres », ou s’il a utilisé des « armes émoulües [aiguisées] ». Parce que le sacrement du mariage est indissoluble et le divorce interdit, les femmes ont pour seul recours de demander aux juges la séparation de corps – une procédure qui, soulignent l’historienne Martine Charageat et la juriste Simona Feci dans le Dictionnaire du fouet et de la fessée, aboutit rarement, y compris lorsque les brutalités relèvent, en droit canonique, du domaine des sévices (saevitia).


Au Moyen Age, pour que les hommes se plient à leur devoir de correction maritale, les autorités séculières et religieuses n’hésitent d’ailleurs pas à rappeler fermement à l’ordre les maris laxistes envers leurs épouses indociles ou infidèles, poursuivent les chercheuses Martine Charageat et Simona Feci. « Au Moyen Age, il y a une injonction sociale au “devoir” de correction, renchérit l’historienne Elisabeth Lusset. Le rôle du chef de famille est d’assurer l’ordre au sein de son foyer : s’il ne sanctionne pas l’inconduite de sa femme, il est considéré comme un mari négligent. »

Un seuil de tolérance très élevé

A partir du XIIe siècle, des rituels festifs et punitifs ridiculisent ainsi les maris qui ne savent pas « tenir » leurs femmes. Assis à l’envers sur un âne, les mains sur la queue de l’animal, ces hommes considérés comme trop indulgents sont promenés dans les rues sous les rires, les chansons et les quolibets de la foule. Cette sanction infamante, qui démontre la puissance du contrôle social, écrit l’historienne Diane Roussel dans le Dictionnaire du fouet et de la fessée, est censée donner une leçon aux maris trop complaisants envers leurs femmes, mais aussi aux voisins ayant laissé faire.

Si les chevauchées de l’âne du Moyen Age sont interdites à partir du XVIe siècle, le « devoir de correction » reste, pendant des centaines d’années, puissamment ancré dans les mentalités collectives. Au XVIIe et au XVIIIe siècles, la brutalité des maris est encore considérée comme nécessaire, voire légitime : les épouses, précise en 1620 un auteur anonyme cité par l’historienne Charlotte Solange Fuchs, doivent supporter leurs maris « en leurs calamités, obeyr à leurs commandemens, estre tousjours prestes à laisser [leur] volonté pour, au moindre clin d’œil, [se] rendre souples à exécuter la leur » – et accepter, au moindre écart, les châtiments de leurs époux.

Le seuil de tolérance de la société d’Ancien Régime est très élevé : même lorsque les sévices sont infligés dans un état de « furie », même s’ils ont lieu au vu et au su de tous, l’entourage n’intervient que lorsqu’il craint pour les jours de l’épouse, constate l’historien Gwénael Murphy, auteur de Mauvais ménages. Histoire des désordres conjugaux en France (XVIIe-XVIIIe siècles) (L’Harmattan, 2019). « La réaction la plus courante consiste à laisser les couples régler leurs affaires eux-mêmes, analyse-t-il. Statistiquement, l’intervention publique dans un drame privé reste très minoritaire. »

Au XIXe siècle, le « mariage d’amour »

Au siècle des Lumières, le regard sur le devoir de correction commence cependant, tout doucement, à changer. « Certains écrivains et philosophes défendent alors l’idée que le mariage doit être le lieu d’une inclination choisie, observe Frédéric Chauvaud, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Poitiers. En 1780, le grand juriste Pierre-François Muyart de Vouglans estime ainsi, dans un ouvrage sur les lois criminelles, qu’un mari meurtrier doit expier son geste jusqu’à la fin de son existence. Cette lame de fond qui émerge peu à peu s’exprimera plus largement, au XIXe, avec l’idée du mariage d’amour. »

En modifiant les valeurs de la société d’Ancien Régime, cette nouvelle conception de la conjugalité déplace lentement les frontières de l’inacceptable. « Le XVIIIe siècle est une époque de moralisation des relations matrimoniales, souligne l’historienne Elisabeth Lusset. Le mari doit certes corriger sa femme, mais il doit le faire avec modération ou “charité”, selon l’expression des manuels de confesseurs. Il doit en outre la traiter avec douceur et amitié, comme le prône l’Encyclopédie. Emerge, à cette époque, l’idée d’une plus grande réciprocité des droits et des devoirs entre les deux époux : la violence est de moins en moins admise. »


Le principe de la correction n’est pas encore remis en cause, mais la cruauté et la férocité sont désormais condamnées par la société – voire, parfois, par la justice. « Même si les affaires de violences conjugales restent très rares, de plus en plus de femmes décident de s’adresser aux tribunaux, estime l’historien Frédéric Chauvaud, qui a codirigé avec Lydie Bodiou et Marie-José Grihom Les Violences en famille. Histoire et actualités (Hermann, 2020). Sous l’Ancien Régime, les juges commencent, très timidement, à se préoccuper des châtiments les plus graves – surtout s’ils ont lieu non plus dans le secret de la maisonnée, mais dans les rues des villages et des villes. »

Une éclaircie de courte durée

La jurisprudence se conforme à la nouvelle morale matrimoniale en exigeant peu à peu que les châtiments soient « raisonnables » et « mesurés ». Dans le ressort du Parlement de Paris, qui couvre les deux tiers nord du royaume au XVIIIe siècle, les coups réitérés sans raison valable qui provoquent des plaies ouvertes et sanglantes sur le visage, le ventre, les bras ou les organes sexuels sont désormais proscrits, note l’historienne Julie Doyon dans Le Dictionnaire du fouet et de la fessée. Les « abus » de la correction, tels que les privations alimentaires, la séquestration dans une cave, ainsi que les insultes comme « gueuse » et « salope » sont en outre sanctionnés.


C’est cette conception – un peu – plus égalitaire de la conjugalité qui triomphe, en 1789, lors de la Révolution française. Bien que les révolutionnaires ne s’engagent certes pas dans une politique de répression des violences conjugales, la loi de 1792 institue pour la première fois un mariage civil fondé sur le libre consentement des deux époux, et autorise le divorce ou la séparation de corps en cas d’« excès, de sévices et d’injures graves ». « Les femmes victimes de violences peuvent désormais s’éloigner de leurs époux maltraitants, résume l’historienne Victoria Vanneau. C’est une réelle avancée par rapport à l’ancien droit. »

L’éclaircie est de courte durée : dès 1804, le Code Napoléon consacre la toute-puissance du mari et proclame que son épouse lui doit « obéissance ». « Au nom de la nature, ce texte établit la supériorité absolue du mari dans le ménage et l’incapacité de la femme », écrit l’historienne Michelle Perrot dans La Vie de famille au XIXe siècle (Points, 2015). La femme mariée ne peut être tutrice, siéger dans un conseil de famille, être témoin aux actes ou disposer de ses biens dans la communauté. Le Code Napoléon, résume l’écrivain réactionnaire Léon Daudet au XXe siècle, est un bateau où la femme est « mise aux fers à fond de cale ».

« Les femmes doivent souffrir en silence »

Six ans après l’adoption du code civil, le code pénal renforce encore la suprématie du mari. « Les textes napoléoniens forment un tout, constate l’historien Frédéric Chauvaud. Le code civil de 1804 fait du mari un homme tout-puissant au sein de son foyer, et le code pénal de 1810 l’absout lorsqu’il tue son épouse lors d’un flagrant délit d’adultère au domicile conjugal – c’est ce qu’on appelle “l’article rouge”. Ce mouvement conjoint du code civil et du code pénal donne les pleins pouvoirs au mari. » D’autant que le divorce est supprimé en 1816. « Une porte se ferme pour les femmes », constate l’historienne Victoria Vanneau.

Cette domination du chef de famille l’autorise-t-elle pour autant, en ce début de XIXe siècle, à molester son épouse ? « Le code civil n’instaure pas, à proprement parler, un droit de correction, mais il permet au mari de régir sa famille comme il l’entend, nuance Victoria Vanneau, autrice de La Paix des ménages. Histoire des violences conjugales, XIXe-XXIe siècles (Anamosa, 2016). Dans un monde où les croyances biologiques, le respect des traditions, les codes de la culture populaire et la désinvolture de l’administration autorisent le libre usage du droit de correction, les femmes n’ont guère le choix : elles doivent souffrir en silence. »


Le droit, la philosophie, la politique : tout contribue, selon l’historienne Michelle Perrot, à asseoir l’autorité du mari, cette« figure de proue » qui domine « de toute sa stature » l’histoire de la vie privée au XIXe siècle. « A l’époque, les violences conjugales ne soulèvent pas de réprobation sociale, souligne l’historien Frédéric Chauvaud. Dans la première moitié du XIXe siècle, mettre sa femme à la porte pour une nuit, lui jeter au visage un seau d’eau ou lui donner une claque ne sont pas vraiment perçus comme des mauvais traitements. »

Le lent travail de la justice

Cette omnipotence maritale est d’autant moins contestée que la justice pénale ne peut s’immiscer dans le sanctuaire familial. Les époux forment « une seule et même personne », affirme, en 1802, le commissaire du gouvernement près le tribunal criminel : la police ne saurait donc intervenir dans les querelles entre deux êtres dont « l’existence est confondue ». Si la justice pénale a le droit de sanctionner les coups infligés à une femme par son voisin ou par un inconnu, elle se garde donc de s’intéresser à ceux qui émanent de son mari : pour les magistrats, la vie conjugale relève exclusivement du droit civil.

Cette règle est cependant bousculée en 1825, par la Cour de cassation. Dans l’arrêt Boisboeuf, la haute juridiction applique pour la première fois la norme pénale à un couple marié. « Cette décision qui autorise enfin les femmes maltraitées par leurs maris à se tourner vers les tribunaux correctionnels et les cours d’assises est un tournant décisif, analyse Victoria Vanneau. Elle met du temps à s’imposer, mais elle finit par transformer les pratiques judiciaires : pour beaucoup de magistrats, le pénal est destiné à protéger l’intégrité des corps de la brutalité – dans le mariage comme dans la société tout entière. »

Au cours du XIXe siècle, la justice engage donc un lent travail de qualification qui aboutit, affaire après affaire, à l’« invention juridique » des violences conjugales, selon le mot de Victoria Vanneau. « Malgré la rareté des plaintes et la difficulté des enquêtes, poursuit-elle, les magistrats, dans leur incessante négociation quotidienne des normes, démantèlent très progressivement l’empire du “droit de correction” marital. A travers les dossiers qui leur sont soumis, ils qualifient des “maltraitements”, comme on disait à l’époque, des “coups et blessures” ou des “assassinats” réprimés par la justice pénale. »

Misère sociale

Il faut cependant attendre la fin du XIXe pour que la tolérance sociale envers les violences commence à reculer. Parce que les brutalités familiales, notamment envers les enfants, sont de plus en plus critiquées, parce que l’Etat s’autorise de plus en plus souvent à intervenir dans la sphère de la vie privée, mais aussi parce que la première vague du féminisme, née à la fin des années 1860, commence à remettre en cause les inégalités. Dans le mariage, constate en 1884 Friedrich Engels, dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, la femme se rebelle désormais contre la « domination » de l’homme.

Si la lutte contre les violences conjugales n’est pas, à la fin du XIXe ou au début du XXe siècle, la priorité des féministes, elle n’est pas pour autant absente de leurs préoccupations. « Le premier combat de ces réformatrices qui croient au pouvoir transformateur de la loi, c’est l’égalité des droits civils et politiques – le droit de vote, mais aussi la réforme du code civil, souligne Christine Bard, qui a dirigé avec Sylvie Chaperon le Dictionnaire des féministes (PUF, 2017). Cela ne veut pas dire qu’elles n’évoquent jamais les violences conjugales – d’autant que certaines d’entre elles, comme l’écrivaine et journaliste Séverine, en ont été victimes. »


Pour cette « première vague » féministe, qui s’éteindra au lendemain de la seconde guerre mondiale, la violence est intimement liée non pas tant à la condition féminine qu’à la misère sociale. « Ces militantes qui sont issues des classes moyennes et bourgeoises considèrent que la brutalité envers les enfants et les femmes est un fléau qui touche essentiellement les classes populaires, poursuit l’historienne. Comme elles se situent plutôt à gauche et qu’elles croient aux vertus des politiques sociales, elles font le pari que l’amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière fera peu à peu reculer les violences au sein du foyer. »

« Violence systémique et transclasse »

Pendant des décennies, ces militantes se battent pour l’accès de tous à l’éducation et lancent des campagnes contre l’alcoolisme – elles créent des associations de tempérance, demandent la réduction du nombre de débits de boisson et proposent d’interdire la vente d’alcool aux soldats. « Cette analyse qui paraît désormais dépassée ne permet pas de comprendre la violence systémique et transclasse du patriarcat, souligne Christine Bard. Vu d’aujourd’hui, ce féminisme “bourgeois” fait parfois sourire, mais il faut se souvenir qu’il se déploie sous la IIIe République, dans un monde hiérarchisé et policé où les militantes s’appellent entre elles “Madame”. »


Si le devoir d’obéissance de la femme à son mari est supprimé du code civil en 1938, si le XXe siècle voit émerger une morale conjugale plus égalitaire, si la masculinité « offensive » du XIXe fait place, dans l’entre-deux-guerres, à une masculinité plus « maîtrisée », les violences conjugales ne sortent vraiment de l’ombre qu’après mai 1968, avec la deuxième vague du féminisme. « Dans l’effervescence révolutionnaire des années 1970, le bilan du féminisme libéral de la première vague est jugé très décevant, constate Christine Bard. L’oppression des femmes est donc pensée dans des termes radicalement nouveaux. »


Les féministes des années 1970 se désintéressent du combat pour l’égalité des droits mené par la première vague : elles analysent désormais le patriarcat comme une « aliénation globale qui assujettit toutes les femmes, de la naissance à la mort en passant par l’enfance, la maternité ou la sexualité », explique l’historienne. « Les militantes de la deuxième vague proclament – et c’est nouveau – que le privé est politique. Elles s’intéressent donc à tout ce qui se joue au sein d’un couple, et donc aux violences. Le travail mené au sein des groupes de parole permet de construire collectivement un nouvel état de conscience sur cette question. »

Troisième vague féministe

Dans ces années de militantisme, la politisation de la question des violences conjugales s’accompagne d’une action de terrain : en 1978, SOS Femmes Alternative ouvre à Clichy le premier centre d’hébergement pour femmes battues, qui porte le nom d’une figure du socialisme utopique du XIXe siècle, Flora Tristan. « Le Mouvement de libération des femmes refuse de se substituer aux pouvoirs publics, mais les groupes qui luttent contre les violences conjugales adoptent une démarche à la fois pragmatique et pionnière, constate Christine Bard. Ils se constituent en associations et mettent en place des foyers d’accueil et des lignes téléphoniques qui coexisteront avec les structures publiques. »


Au début du XXIe siècle, la bataille politique et idéologique contre les violences conjugales est gagnée. Ces brutalités qui se révèlent infiniment plus répandues qu’on ne le croyait – l’enquête nationale sur les violences envers les femmes en France, publiée en 2000, montre qu’elles concernent une femme sur dix – sont désormais unanimement condamnées.

« A partir des années 1990, il y a une vraie sensibilité à cette question en France, mais aussi dans les enceintes internationales, comme le montre la Déclaration de l’Assemblée générale de l’ONU sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes, en 1993, ou la conférence mondiale sur les femmes de Pékin, en 1995 », observe l’historien Frédéric Chauvaud.


Cette mobilisation des pouvoirs publics n’a évidemment pas mis fin comme par enchantement aux violences conjugales, mais elle a fait de ces gestes qui avaient pendant des siècles été jugés banals, voire légitimes, une anomalie profondément réprouvée par la société, la justice et les autorités.

Une révolution des mentalités renforcée depuis 2017 par le mouvement #metoo, qui a scellé l’unité de la troisième vague féministe autour de la lutte contre les violences faites aux femmes. « #metoo restera l’un des plus grands événements de l’histoire du féminisme », conclut Christine Bard – et la lutte contre les brutalités au sein du couple est, depuis cinq ans, au cœur du combat de ce puissant mouvement.