Sylvie Laurent, historienne : « Le maccarthysme était une version mineure de ce qui se joue aujourd’hui aux Etats-Unis »
Tribune
Dans une tribune au « Monde », la spécialiste de l’Amérique s’inquiète du climat de suspicion et de répression qui, au nom d’une lutte contre « l’ennemi de l’intérieur », s’installe durablement au pays de Donald Trump.
« N’avez-vous donc aucun sens de la décence, Monsieur ? » Cette question indignée, posée en pleine audition parlementaire par l’avocat de l’armée américaine Joseph N. Welch au sénateur Joseph McCarthy [le 9 juin 1954], sonna la mort politique de celui qui, cinq années durant, avait persécuté simples citoyens, artistes et intellectuels, élus et grandes institutions de son pays, au nom d’une infiltration communiste à conjurer.
En cette fin d’année 1954, le président Dwight D. Eisenhower et le Congrès désavouent alors la croisade d’un homme qui, à la faveur d’un anticommunisme virulent dans l’Amérique des années 1950, présida une commission sénatoriale chargée de traquer, interroger et condamner quiconque est soupçonné de sympathies de gauche. Sénateur républicain du Wisconsin, Joseph McCarthy avait déclaré dès 1950 la guerre aux « ennemis de l’intérieur » – titre de son discours le plus célèbre –, en avait fait le slogan de sa campagne et, plus encore, une raison d’Etat. Il affirmait posséder une liste noire, contenant les noms de milliers d’agents subversifs ayant, prétendait-il, infiltré ministères et agences publiques.
En réalité, McCarthy est loin d’être hérétique. La « chasse aux sorcières » menée par l’Etat américain, faite de fabrication de preuves, d’aveux arrachés, de procédures expéditives et d’intimidations policières, avait débuté dès 1919. Après que des anarchistes italiens avaient menacé des élus, le FBI de J. Edgar Hoover et un procureur avaient en effet orchestré une série de raids punitifs dans 11 villes américaines, ciblant les immigrants italiens et juifs d’Europe de l’Est. Cette opération se solda par plus de 6 000 arrestations. Dans le même esprit, le Congrès se dota en 1938 d’une commission sur les activités antiaméricaines, destinée à réprimer militants noirs, pacifistes ou socialistes.
« Terreur lavande »
McCarthy, s’il n’est pas l’instigateur de cette paranoïa politique, franchit pourtant un cran. Il est l’Etat contre lui-même. Sa cible privilégiée, ce sont les fonctionnaires de tout rang : plus de 1 500 d’entre eux sont révoqués, des centaines démissionnent, et McCarthy s’acharne à accuser les départements d’Etat et de la défense d’abriter sciemment de dangereux conspirateurs à la solde de Moscou.
La « terreur rouge » se double d’une « terreur lavande » : les agents publics homosexuels sont persécutés au nom d’une « déviance » pas moins toxique pour McCarthy que la subversion bolchevique. L’épisode le plus célèbre fut l’exécution en 1953 d’Ethel et Julius Rosenberg, militants juifs et communistes new-yorkais, condamnés pour intelligence avec l’ennemi. Sans preuve, McCarthy obtint dans la foulée le licenciement de 42 ingénieurs civils du laboratoire militaire où travaillait Julius Rosenberg. Incidemment, 39 d’entre eux étaient juifs.
Le mélange de démagogie, de violence politique, de haine de la gauche et de conspirationnisme d’extrême droite qui présida à ce que l’on a rapidement nommé le « maccarthysme » est certainement un épisode fondateur de l’histoire contemporaine des Etats-Unis. Cette période a laissé plus que des traces, le FBI reprenant le flambeau pour justifier jusqu’aux années 1970 l’infiltration, les campagnes de dénigrement et les arrestations sommaires des associations noires et socialistes – souvent confondues – et le harcèlement de militants influents, parmi lesquels Martin Luther King. La paranoïa antigauchiste, lorsqu’elle vise les universités, est par ailleurs devenue un lieu commun républicain.
La chasse aux « terroristes »
Pourtant, on se trompe en qualifiant de « nouveau maccarthysme » l’entreprise actuelle de dénonciation, de répression et de punition qui s’étend aux Etats-Unis. Certes, il est tentant de rappeler que le mentor du jeune Donald Trump, le juriste Roy Cohn, fut un très proche de McCarthy et qu’en tant que procureur, c’est lui qui obtint qu’Ethel Rosenberg fut envoyée à la chaise électrique. La filiation est établie.
Mais en réalité, le maccarthysme fut une version mineure de ce qui se joue aujourd’hui aux Etats-Unis. En pleine guerre froide et alors qu’il y avait bel et bien des sympathisants communistes dans le pays, il n’était pas complètement insensé de relier leur militantisme à la situation internationale. Aujourd’hui, « ennemis de l’intérieur » désigne une vaste nébuleuse fantasmatique : groupes antifas qu’aucune agence de renseignement n’a jamais identifiés, « ultragauche » subversive regroupant militants environnementaux, féministes ou LGBT+, non violents et protégés par le premier amendement, universités et associations libérales caricaturées en lieux de perdition morale, villes « en proie à la sédition », uniquement car elles sont dirigées par un ou une démocrate.
Si l’administration Trump convoquait une commission parlementaire pour prouver le bien-fondé de telles accusations, celles-ci s’effondreraient d’elles-mêmes. La différence principale réside surtout dans la nature et l’amplitude du pouvoir maccarthyste à l’époque : simple sénateur soumis aux règles procédurales du Parlement, McCarthy fut critiqué par les autres hauts fonctionnaires, entravé par le département de la justice, sommé de se justifier et finalement censuré par ses collègues. Les institutions ont été éprouvées, ont parfois cédé aux menaces, mais elles ont tenu.
Aujourd’hui, l’ensemble des pouvoirs exécutif et législatif, ainsi que l’échelon suprême du judiciaire, les représentants les plus importants du capitalisme américain et les grands groupes médiatiques participent à une purge du corps social. Des listes de professeurs et d’étudiants sont remises au gouvernement, des visas sont révoqués, des journalistes [notamment lors des manifestations à Los Angeles, en juin] et des élus violentés.
La raison d’Etat invoquée par Donald Trump pour justifier cette répression évoque, davantage que le maccarthysme, la politique répressive du début des années 2000 lorsque le Patriot Act, voté par le Congrès, légalisa la chasse aux « terroristes » et légitima la rétraction des libertés et des protections civiles. Par ailleurs, c’est à la faveur de la guerre en Irak que l’on redécouvrit les travaux d’un autre anticommuniste de la guerre froide, l’ancien d’Algérie David Galula, invité aux Etats-Unis au début des années 1960, pour théoriser la contre-insurrection.
Pourtant, même face à de telles comparaisons, la politique actuelle est inédite. Loin du légalisme de George W. Bush, Trump discipline la société civile en brandissant l’acte d’insurrection de 1807, instituant l’état d’urgence permanent. Au nom d’un risque imminent à la sécurité nationale, il peut punir, licencier, déporter, embastiller. Surtout, il applique la stratégie contre-insurrectionnelle à sa propre nation.
Ce n’est pas une idéologie étrangère qu’il prétend extirper mais la vieille tradition libérale américaine. Les persécutions du maccarthysme relevaient d’une « politique » policière. Nous sommes aujourd’hui témoins d’un « régime » policier. Aucun appel à la décence ne pourra réparer la démocratie américaine ce coup-ci.
Sylvie Laurent est historienne et américaniste, maîtresse de conférences à Sciences Po. Elle est l’autrice de « La Contre-révolution californienne », Seuil, 72 p., 5,50 €.