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La protestation des policiers s’étend au-delà de Marseille, le risque de « la crise de trop » pour Gérald Darmanin

Les déclarations du directeur de la police nationale, qui a dénoncé l’incarcération d’un membre de la BAC de Marseille mis en cause pour des violences sur un jeune homme, n’ont pas calmé le mouvement, qui s’étend à Toulon, Avignon et Nice et gagne Paris.

Par Antoine Albertini

 

AUREL

 

En quelques heures, le groupe WhatsApp intitulé « Solidarité Collègue », créé en soutien au policier marseillais placé en détention le 21 juillet, a rassemblé près de 4 000 fonctionnaires. « Du jamais-vu, le signe que l’on atteint un point de rupture totale », selon Rudy Manna, porte-parole national du syndicat Alliance. L’incarcération de ce fonctionnaire d’une brigade anticriminalité, mis en cause avec trois de ses collègues pour des violences sur un jeune homme de 21 ans dans la nuit du 1er au 2 juillet, est à l’origine d’un nouvel accès de colère dans la police.

D’abord circonscrit à Marseille, le mouvement de protestation s’étend désormais à Toulon, Avignon et Nice, où pas moins de 274 policiers étaient hors service lundi 24 juillet. Et il gagne Paris et sa région. Services de jour, de nuit, brigades territoriales de contact ou anticriminalité, les unités spécifiquement affectées à la lutte de terrain contre la délinquance comptent parfois 100 % d’absents en raison de dizaines de dépôts d’arrêt-maladie pour surmenage ou « chocs post-traumatiques » à la suite des émeutes, ou de placements en « code 562 », c’est-à-dire en service minimum « d’attente-pause » dans les commissariats. Dans ce cas, seuls les appels d’urgence au 17, le numéro de police-secours, sont pris en compte. Combien de policiers concernés au total ? Les services de communication du ministère se réfugient dans le silence.

 

A Marseille, l’ensemble des fonctionnaires des brigades anti-criminalité nord, centre et sud – les policiers mis en cause sont issus de ces deux dernières brigades – sont indisponibles, tandis que dans certains arrondissements comme le 3e, dans les quartiers nord de la ville, l’intégralité des effectifs de police-secours ont également débrayé. Fait plutôt rare, les enquêteurs de la police judiciaire commencent à rejoindre le mouvement, ainsi que les CRS à Versailles (Yvelines), Cenon (Gironde) ou Deuil-la-Barre (Val-d’Oise), dont les images dos tournés, casques au pied, tournent en boucle sur les réseaux sociaux. Pour le moment, le mouvement ne connaît pas, cependant, de mobilisation massive.

« Un policier n’a pas sa place en prison »

Dépêché en urgence à Marseille samedi 22 juillet pour déminer une situation devenue explosive, Frédéric Veaux, le directeur général de la police nationale, a suscité de vives critiques d’une partie de l’opposition et des syndicats de magistrats après une interview accordée au Parisien et mise en ligne dimanche 23 juillet. Il s’y garde de porter « toute appréciation » sur le fond du dossier mais estime que : « De façon générale (…) avant un éventuel procès, un policier n’a pas sa place en prison, même s’il a pu commettre des fautes ou des erreurs graves dans le cadre de son travail. »

 

Des propos « gravissimes » selon les syndicats de magistrats et l’opposition de gauche, tandis que la droite et l’extrême droite demeurent muettes, à la notable exception d’Eric Zemmour : « Laurent Nuñez [le préfet de police, qui dit partager les propos de M. Veaux] et Frédéric Veaux, le directeur général de la police nationale, ont raison », a tweeté le responsable de Reconquête !, lundi matin. Prudemment, Marine Le Pen n’a pas évoqué le cas du policier marseillais, se bornant à dénoncer « une crise institutionnelle sans précédent (…), justice contre police et police contre justice ».

 

« Veaux est d’une sincérité inattaquable, il espère que ça suffira à calmer la grogne, estime Grégory Joron, secrétaire général du syndicat Unité SGP-Police FO, qui revendique un « statut spécifique du policier mis en cause ou en examen », sans toutefois « se prononcer sur le fond du dossier ». Mais il interroge : « Est-ce que ça suffira à calmer la grogne ? »

Les policiers sont d’autant plus remontés que leur collègue marseillais est le deuxième fonctionnaire de police à se retrouver derrière les barreaux en moins d’un mois. Le 29 juin, un brigadier motocycliste de la préfecture de police avait également été placé en détention après un tir à bout portant sur Nahel M., 17 ans, lors d’un refus d’obtempérer à Nanterre. La séquence vidéo filmée par une passante et diffusée sur les réseaux sociaux avait fourni le détonateur d’une semaine de violences à travers le pays, marquée par des dégradations de milliers de bâtiments et de commerces, des incendies, des affrontements entre émeutiers et forces de l’ordre qui ont donné lieu à plus de 3 000 interpellations.

Fatigue explosive

Depuis plusieurs semaines, les « remontées » des organisations professionnelles au cabinet du ministre de l’intérieur Gérald Darmanin faisaient état d’un moral au plus bas après la crise des retraites, et d’une fatigue explosive, accrue par les nuits d’émeutes ponctuées d’ordres parfois contradictoires. A Marseille notamment, « sur les ondes, les chefs nous disaient de “traiter” les délinquants sur place parce que les geôles des commissariats étaient pleines, que les OPJ [officiers de police judiciaire] craquaient. On a dû amener des interpellés au commissariat de La Ciotat et revenir dans le centre-ville où tout flambait », avance un fonctionnaire. En plusieurs endroits de la ville, comme aux abords d’un centre commercial Carrefour dans le 14e arrondissement, des pillards interpellés et menottés ont dû être relâchés, faute de pouvoir être placés en garde à vue.

« On a demandé à des flics de faire le job dans des conditions totalement dégradées et lorsqu’il y a un problème, on les lâche », estime Denis Jacob, secrétaire général d’Alternative-Police CFDT, selon lequel « la détention provisoire doit rester une mesure exceptionnelle, en particulier lorsqu’un agent de l’Etat est en cause puisque toutes les garanties de représentation sont assurées ».

 

Face à la colère, quel est le poids de tels arguments juridiques ? Ou d’une simple réflexion apaisée sur le cours normal de la justice, qui doit examiner des faits particulièrement graves ? Dans la boucle Whatsapp « Solidarité Collègue », les communiqués de presse des organisations professionnelles ont même été promptement effacés sitôt postés. « C’est bien qu’ils soient à nos côtés, mais notre exaspération dépasse le cadre social », estime un fonctionnaire de police en poste dans le sud de la France. Cette fois, les syndicats ne mènent pas la contestation et le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin se retrouve privé de sa courroie de transmission habituelle avec la base, encartée à plus de 90 %.

En déplacement aux côtés du président de la République en Nouvelle-Calédonie, M. Darmanin observe un silence aussi prudent qu’inhabituel. D’abord, pour s’éviter tout reproche de fouler aux pieds le principe de séparation des pouvoirs en commentant une décision de justice dans un moment aussi difficile. Mais aussi, et surtout, parce que l’acte II de son bail renouvelé Place Beauvau commence sous de bien mauvais auspices. « Il s’en est très bien sorti jusque-là, n’a essuyé aucune fronde syndicale et a fait le boulot, analyse M. Joron. Cette histoire risque de laisser une trace sur son CV et d’effacer les avancées réalisées. » Ce danger, le ministre l’avait anticipé, avisé lors de plusieurs centaines de déplacements et par les alertes des syndicats de policiers.

Gérald Darmanin, rempart indispensable

Deux blessés graves, un mort, des allégations d’éborgnement ont été éclipsés dans l’opinion par l’envergure inédite des émeutes. Mais le récit d’une crise sécuritaire sans précédent et gérée au millimètre, sans bavure ni mort, est écorné. Signe de fatigue après des jours et des nuits de tensions, le ministre, qui veille d’ordinaire à ne jamais froisser les policiers, a provoqué une fameuse bronca après une sortie de route devant la commission des lois du Sénat le 5 juillet : « Je suis à la tête d’un ministère, avait-il alors expliqué, où à part les commissaires de police, ceux que nous recrutons ce sont souvent des enfants de 18, 19, de 20 ans, qui n’ont pas fait de très grandes études. »

Un faux pas, pour un ministre qui surjoue d’ordinaire la proximité avec la base policière, désormais froissée par cette saillie. Il a dû aller s’expliquer sur le site d’informations Actu17, sorte d’agence de presse en ligne du fait divers, peu connue du grand public mais très prisée des policiers. « Si des propos ont blessé et été mal interprétés, je les regrette », s’est-il excusé à cette occasion.

 

Sa confirmation à un poste où, selon lui, « les années comptent double », n’a pas seulement douché ses espoirs de se voir nommé à Matignon ou, en guise de lot de consolation, au ministère des affaires étrangères, un temps envisagé comme une solution de repli. Elle l’a aussi confirmé dans le rôle ingrat de rempart d’Emmanuel Macron, qui passe mal auprès des policiers. Au lendemain de la mort de Nahel M., le chef de l’Etat avait qualifié d’« inexcusable » et d’« injustifiable » le geste du policier qui avait ouvert le feu. Une déclaration inacceptable pour les collègues du fonctionnaire dont nombre estiment encore qu’elle a pesé lourd dans la décision de le placer en détention provisoire. « Gérald Darmanin sauve le président de la République à chaque fois, estime M. Manna au nom du syndicat Alliance. Macron n’a pas le choix : il doit le garder et nous aussi. C’est l’un des rares ministres de l’intérieur qui nous ait défendus depuis longtemps. »

Dans une Macronie désertée par les experts en sécurité, à force d’omniprésence, M. Darmanin a fini par se rendre indispensable au président de la République et incontournable aux yeux des organisations professionnelles de policiers, comblées par sa loi d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur dotée de quinze milliards d’euros. Le voici désormais condamné à occuper un poste où, lui-même en convenait au lendemain des émeutes, le risque est « d’être confronté à la crise de trop ».