Nicolas Mathieu : la macronie s’en délecte, elle le débecte
Emmanuel Macron et Nicolas Mathieu. (Albert Facelly. Marie Rouge/Libération)
Depuis l’été, Nicolas Mathieu nourrit le projet d’ensevelir Gérald Darmanin «sous un déluge de nos histoires de cul». L’averse, 176 pages d’émois adolescents, souvenirs enfiévrés et corps hésitants, est prévue mercredi avec la sortie de Lire et dire le désir (éditions Thierry Magnier). Qui d’autre que le Prix Goncourt 2018, ennemi public de la macronie, pour mener cette croisade contre un ministre de l’Intérieur accusé de censure ?
Quand, le 17 juillet, le livre pour adolescents Bien trop petit de Manu Causse est interdit de vente aux mineurs sur arrêté du ministère de l’Intérieur, l’éditeur Thierry Magnier est d’abord abasourdi. La décision, rarissime, est motivée par «la description complaisante de nombreuses scènes de sexe très explicites» dans le récit des aventures de Grégoire, un ado complexé par la taille de son sexe. Chez Darmanin, on se défend de toute responsabilité en se retranchant derrière l’avis d’une «commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à la jeunesse», composée de hauts fonctionnaires, de professionnels de l’édition et de représentants d’associations… Mais c’est bien sa signature à lui que l’on retrouve en bas de l’arrêté. «Envoie ça à Nicolas, tu vas voir, il va réagir», glisse à Magnier l’une de ses collaboratrices.
Il y a dans cette affaire tous les ingrédients pour appâter l’auteur de Leurs enfants après eux (Actes Sud) : la liberté d’expression attaquée, un regard moralisateur sur la sexualité et, surtout, l’un des représentants les plus éminents de ce pouvoir macroniste qu’il dénonce depuis des mois à coups de tribunes et de posts Instagram. «Puritanisme imbécile et opportuniste»,dénonce illico Mathieu sur Insta. Il invite ses plus de 100 000 abonnés à se rappeler comment «à 15 ans, on aime et on désire comme des dingues». Sous le hashtag #WhenIWas15 («quand j’avais 15 ans»), les souvenirs pleuvent par centaines. L’idée de les rassembler dans un livre collectif s’impose vite. «Tu vas évidemment me faire une préface, et je veux que tout l’argent que l’on va récupérer aille au Planning familial», lui propose Magnier, qui passera un week-end de septembre à farfouiller avec ses collaborateurs dans les quelque 500 contributions pour les rassembler dans Lire et dire le désir. «Si ce bouquin pétait les scores, je serais tellement content. D’abord pour le Planning familial, et pour montrer à Gérald Darmanin que nous ne sommes pas seuls»,espère l’éditeur.
«Braconnage de concept»
Un épisode de plus dans la drôle de relation de fascination-répulsion qui s’est nouée entre Emmanuel Macron, ses proches et Nicolas Mathieu. Dans les allées du pouvoir, on continue à lire et complimenter les romans de cet opposant acharné. «Il décrit une grande partie de la France telle qu’elle est. C’est important que les politiques se plongent dans les textes littéraires qui, parfois, décrivent mieux la société que des études scientifiques ou des récits journalistiques», vante le député Renaissance et ex-conseiller du Président David Amiel. «Trop souvent le politique – je mets Emmanuel Macron à part – a cessé de parler avec les mots de la vie des gens, observe l’ex-plume du chef de l’Etat Jonathan Guémas. Nicolas Mathieu parle avec les mots de la vie des gens. C’est pour ça qu’il a du succès.»
Grande lectrice, la députée et cofondatrice d’En marche Astrid Panosyan a suivi sur Instagram le mois que Mathieu vient de passer aux Etats-Unis. «Il a cette force à la Bruce Springsteen de redonner de la grandeur et de la dignité aux existences de ceux que l’on appelle en anglais les ordinary people, sans esprit larmoyant ou pathos», apprécie-t-elle. Dès 2019, le Monde avait repéré le succès de Leurs enfants après eux dans les ministères. «C’est le livre macronien par excellence, il faut le lire !» s’enthousiasmait Julien Denormandie, alors ministre chargé de la Ville et du Logement. Arrivés au pouvoir sur la promesse de lutter contre «les assignations à résidence», ils retrouvaient dans les personnages du roman le sentiment de relégation de la France des ronds-points, les pesanteurs de la reproduction sociale. «Il y a eu un effet de récupération, se souvient Nicolas Mathieu. Après les gilets jaunes, c’était sans doute une façon de dire qu’ils comprenaient cette France-là. Le livre leur servait de preuve.» A l’époque, il décline les sollicitations de conseillers ministériels qui souhaitaient le rencontrer par curiosité personnelle. «Je me méfie des invitations du pouvoir, car une fois qu’on a rencontré les gens qui y œuvrent, qu’ils s’avèrent sympathiques, intelligents, et drôles, comment on fait pour s’opposer ? On a forcément tendance à retenir ses coups.»
Emmanuel Macron a-t-il lu le Goncourt ? «Ça m’étonnerait qu’il ne l’ait pas feuilleté», répond un de ses proches. L’ouvrage s’est en tout cas frayé un chemin jusqu’à son bureau par l’entremise de Jonathan Guémas. La plume l’a dévoré un an après sa parution et l’a immédiatement conseillé au chef de l’Etat. Une dizaine de jours plus tard, le conseiller mémoire Bruno Roger-Petit en fait également la retape auprès du patron : ce livre mérite d’être lu. Le 31 décembre 2019, Nicolas Mathieu manque de tomber de sa chaise en écoutant les vœux présidentiels. Les mots choisis par le Président pour expliquer pourquoi sa réforme des retraites ne sera pas retirée ne sont pas choisis au hasard. «Ce serait trahir nos enfants, leurs enfants après eux, qui alors auraient à payer le prix de nos renoncements», argue Macron. «Quand même, ils osent tout !» se dit Mathieu, mi-stupéfait, mi-flatté. On voit la patte de Guémas derrière cette citation. Le Président raffole de ses «braconnages de concepts», de la «planification écologique» piquée à Jean-Luc Mélenchon, ou du «nos vies valent plus que leurs profits» que Macron a osé entonner à son grand meeting de la Défense en avril 2022. Et tant mieux si la gauche enrage ! Bruno Roger-Petit rit encore du tour qu’il a joué à Edouard Louis en confiant à l’Opinion en 2018 que Qui a tué mon père était un «diagnostic très macronien», très lu à l’Elysée. Les hauts cris et le «j’écris pour vous faire honte» proférés en réponse par l’écrivain l’ont beaucoup amusé.
«Quand j’écris sur la politique, j’essaye de contrarier des mouvements dominants»
Nicolas Mathieu était antimacroniste bien avant la naissance du macronisme. En 2014, son premier roman, Aux animaux la guerre (Actes Sud), décrit la fermeture d’une usine dans les Vosges. Il fait un sort à ces «consultants parisiens» aux «chaussures pointues» qui viennent réciter leur doctrine néolibérale face à des salariés promis au chômage et au déclassement. Trois ans plus tard, ce sont leurs traits qu’il reconnaît derrière les visages souriants et le «en même temps» désidéologisé d’Emmanuel Macron et de ses troupes. «Ce sont les mêmes, juge l’auteur. Macron et le macronisme, c’est l’assomption au plus haut niveau politique de l’idéologie managériale.» Le voilà pris entre la franche rigolade face au jargon de députés sélectionnés sur dossiers, avec leur «burex» (bureau exécutif) et leurs «co-pil» (comités politiques), et la fureur face à ce que le ni-droite-ni-gauche fait au débat public. «La démocratie, c’est la conflictualité. Or, il y a chez eux une volonté de dépasser la conflictualité en considérant qu’il ne peut pas y avoir d’altérité rationnelle. Ils ne combattent pas un adversaire, ils le disqualifient dans sa possibilité d’exister, s’agace-t-il. Comme dans une entreprise : on sait ce que l’on doit faire, on gère.»
Et, «en même temps», quelle fabuleuse source d’inspiration pour lui. Connemara, son troisième roman, aurait-il existé sans Macron ? Aurait-il eu l’idée, sans l’affaire Griveaux, d’un patron forcé de renoncer aux élections législatives après avoir envoyé des photos intimes à une jeune femme ? Aurait-il été animé de la même rage pour dénoncer la «France Macron» d’Hélène, la consultante embarquée dans un amour improbable avec Christophe, le prolo malmené par la vie ? «Il ne faut pas tomber dans les caricatures, regrette Astrid Panosyan. L’assise électorale d’Emmanuel Macron au premier tour en 2017 est beaucoup plus large que les jeunes qui font des PowerPoint et pour qui la vie va bien. Le personnage de Christophe qui vend ses croquettes pour chiens aurait aussi pu voter pour lui.» La sortie de Connemara, en pleine campagne présidentielle de 2022, est servie par une sacrée collision d’agenda : pile au moment où l’affaire McKinsey épingle la macronie et son addiction aux cabinets de conseil.
Voilà Nicolas Mathieu propulsé à la tête des intellos anti-Macron. Il s’y attelle sans prendre de gants ni craindre la caricature : il y a le «nous», le peuple, et le «eux», les macronistes et le néolibéralisme. Le disciple de Jean Renoir, hanté par une réplique de la Règle du jeu – «ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons» – se fout de la complexité du monde quand il s’aventure en politique. «Ce n’est pas du tout le même travail, dissocie-t-il. Dans un roman, je restitue un monde tramé d’individualités, d’intérêts différents, je dois rendre cet entrelacs dans sa complexité. Quand j’écris sur la politique, j’essaye de contrarier des mouvements dominants. Il faut taper comme un sourd.» Son père, électromécanicien, a commencé sa carrière à 14 ans. Sa mère, à 16 ans. Pendant les mois que dure la réforme des retraites, il met des mots, simples, tranchants, sur une colère diffuse.«Savez-vous quelle réserve de rage vous venez de libérer ?» écrit-il dans un long texte publié par Mediapart après le passage en force du gouvernement avec l’article 49.3. Bruno Le Maire s’en agace et lui répond sur BFM TV. Il trouve «injuste et insultant» le «procès en méconnaissance du peuple» que leur intente Mathieu.
«Tant mieux si ça pique leur orgueil»
Ah, Bruno Le Maire… Un écrivain, lui aussi. Quand Mathieu le voit se lancer au printemps dans sa tournée de promotion de Fugue américaine(Gallimard), il s’indigne : «Ils s’étaient conduits avec une brutalité folle avec la réforme des retraites, et deux semaines après, alors qu’on sortait d’un mouvement social majeur et que l’inflation faisait rage, Bruno Le Maire sortait son bouquin. Il endossait les habits, et la légitimité qui va avec, de l’écrivain. Rien ne les arrête.» Sur Instagram, Mathieu se pique de réécrire, en mieux, un passage érotique de Le Maire copieusement moqué sur les réseaux sociaux : le très commenté «renflement brun de son anus» est corrigé en «sombre froncement qui était l’intimité à sa limite». C’est plus chic. Six mois plus tard, il s’en excuserait presque : «Avec le recul, je trouve que c’était un peu un coup bas, un peu facile. C’est un extrait sorti d’une page, on pourrait me faire la même chose.» Un proche du ministre hausse les épaules face aux milliers de likes de l’auteur : «C’est médiatique. Ça n’a aucune portée sur les Français, qui ne connaissent pas Nicolas Mathieu. Regardez le nombre de personnes qui achètent des livres !»
Le Prix Goncourt ne se fait guère d’illusion sur l’impact de ses critiques. Mais il s’amuse quand on lui dit que Gérald Darmanin trouve injuste le procès en censure qu’il lui intente et que l’équipe du ministre nous précise qu’une bibliothèque est la première chose qu’il a construite dans sa maison de Tourcoing, qu’il a toujours un livre sous la main en déplacement, et que son propre père tenait une boutique de livres, Chez Fager, rue Mansart, dans le IXe arrondissement de Paris : «Ce qui est bien, en France, c’est que l’on a encore une petite capacité de nuisance dans le champ intellectuel. Tant mieux si ça pique leur orgueil.»
Reste que l’activisme politique du romancier est «chronophage à mort» et lui bouffe son temps d’écriture. Il reconnaît volontiers être accro aux likes et aux compliments qui accompagnent ses posts, perd des heures et des heures à surveiller les réactions et à y répondre. Il y a quelques jours, il a été sollicité pour réagir à la censure du récit de Neige Sinno, Triste Tigre, retiré du CDI d’un lycée privé en Bretagne. Il a commencé à écrire un texte pour défendre la liberté d’expression bafouée… avant de renoncer. «J’allais en avoir pour trois jours.»