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Denis Salas, magistrat : « Nicolas Sarkozy en appelle à une vertu qu’il veut encore incarner, sans mesurer que son talisman magique a disparu »

Le jugement qui condamne Nicolas Sarkozy à une peine de cinq ans d’emprisonnement pour l’affaire du financement de sa campagne électorale de 2007 a résonné comme un coup de tonnerre. Il est vrai que c’est la première fois qu’un président de la République française sera incarcéré, même s’il bénéficie toujours, ayant fait appel, de la présomption d’innocence.

 

Que dit ce jugement, au-delà de sa formulation et des innombrables commentaires qui ont suivi ? Pour en prendre la mesure, il faut sonder notre culture démocratique où deux histoires se croisent : celle de l’éthique des responsables politiques et celle de la loi qui a porté le juge sur le devant de la scène publique.

 

L’exemplarité qui fonde l’éthique politique a longtemps été incarnée par la vertu au sens que Montesquieu donnait à ce terme, c’est-à-dire le dévouement à l’intérêt du pays. Dans la République romaine [de – 509 à – 27 avant notre ère], c’est la vertu qui définit les citoyens appelés aux charges suprêmes : à la fois la bonne conduite publique – respect de l’intérêt général, de ses obligations religieuses, de sa conduite à la guerre – mais aussi privée, comme paterfamilias, par exemple. En cas de défaillance de leur probité, on constatait la perte de la fides, c’est-à-dire de la possibilité de leur faire confiance. Plus le grade était élevé, plus les règles de contrôle étaient rigoureuses et l’excellence exigée.

 

Notre République, dès l’origine, a érigé la Rome républicaine en modèle, notamment dans la lecture qu’en donnait Montesquieu dans De l’esprit des lois (1748). Pour lui, la vertu publique, au sens du désintéressement, de l’amour de la patrie, des lois et de l’égalité, est le ressort de la République : « Ce ne sont pas les crimes qui détruisent la vertu mais encore les négligences, les fautes, une certaine tiédeur dans l’amour de la patrie, des exemples dangereux, des semences de corruption ; ce qui ne choque point les lois mais les élude, ce qui ne les détruit pas mais les affaiblit. »

L’hétéronomie de la loi

C’est ainsi que nous proclamons, dès 1789, « l’inviolabilité » des députés, en sorte que leur liberté de parole est absolue dans l’Hémicycle afin de protéger l’indépendance du législatif vis-à-vis de l’exécutif. C’est avant tout le désintéressement ou le dévouement au bien public qui explique cette protection. Le territoire du législateur est investi par le culte de la « volonté générale », qui sanctuarise le représentant élu.

Face aux scandales politico-financiers de la IIIe République, le Parlement demeure juge et partie. Il finit par autoabsoudre les députés, dont certains perdent leurs sièges. C’est le règne de l’autorégulation, soit des règles internes qui définissent ce qui ne s’appelait désormais plus « la vertu », mais pas encore « la probité ». Les juges restent en dehors de ce schéma, d’autant qu’ils observent une culture de déférence envers des élus du suffrage universel.

 

Sous la Constitution de la Ve République, aucune règle ne définit le régime de l’argent en politique. L’autorégulation prévaut toujours. Il faut attendre les années 1980 pour voir, à la faveur de scandales, les atteintes à la probité se multiplier. L’exemplarité, qui était jadis « incarnée » par la vertu d’un élu, va être de plus en plus « codifiée » par des normes qui s’imposent à la profession politique.

C’est au terme de ce basculement que le besoin de légiférer se fait jour, dès lors que le doute s’installe sur l’éthique politique. Désormais, l’exigence d’exemplarité proportionnelle aux fonctions exercées résulte de normes législatives : ce sont la peine d’inéligibilité aggravée de dix ans pour les élus nationaux (cinq ans pour les élus locaux), les déclarations de patrimoine et d’intérêts pour les ministres, l’obligation de tenir des comptes de campagne, les contrôles de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique…

 

Ces exigences viennent non de l’éthique politique, au sens d’une autorégulation, mais du dehors, dès lors qu’elles sont légiférées et sanctionnées par les tribunaux. C’est donc moins l’activisme du juge qui est en cause que les lois qui ont fait des politiques de nouveaux justiciables. L’éthique politique, définie notamment par la jurisprudence dite « Bérégovoy-Balladur », qui voulait qu’un ministre mis en examen démissionne de lui-même, tend à s’effacer, comme si elle était réduite à un vestige devant l’avancée des normes. L’hétéronomie de la loi s’impose : un responsable politique est désormais exemplaire dès lors qu’il se plie aux lois.

Dialectique de l’honneur et de l’infamie

La portée de cette mutation anthropologique – au sens où elle touche les institutions et leurs représentations – n’est guère perçue. Les réactions de Nicolas Sarkozy peuvent se lire dans le registre d’une dialectique de l’honneur et de l’infamie. « Cette peine qui m’est infligée est une infamie ! C’est une ignominie. Je veux défendre mon honneur », a-t-il déclaré lors d’un précédent jugement qui lui fut défavorable.

 

Dès ses premières mises en examen, le thème du déshonneur est présent. L’appel à l’honneur – autre formulation de la vertu – fait référence à l’injure faite à un homme qui fut président de la République, élu au suffrage universel et dépositaire de la confiance des Français. Il en appelle à une vertu qu’il veut encore incarner sans mesurer que son talisman magique a disparu. Entre ses actes et ses intentions, la loi a posé des infractions dont il doit rendre compte, comme tout citoyen.

Nous ne sommes plus dans la dialectique de l’honneur et de l’infamie, mais dans celle de l’infraction et de la peine. La loi qui a fait du juge le garant de l’intégrité politique a supplanté la vertu et l’honneur. C’est le sens du débat sur le retrait de la Légion d’honneur de Nicolas Sarkozy : d’un côté, il est de droit pour les condamnés à une peine d’au moins un an ; de l’autre, le président Emmanuel Macron n’a pas caché sa réticence à l’accepter par respect pour les fonctions exercées et l’honorabilité qui s’y attache, comme si ce retrait était une infamie infligée à un ancien président.

 

Tout sépare le monde de l’honneur invoqué par l’ancien chef de l’Etat et l’exigence légale de probité. Cela ne résulte pas de juges animés par une haine « sans aucune limite » ou un esprit de vengeance, mais de réformes voulues par les élus. L’honneur et le statut d’exception qui s’y attache cèdent devant des lois démocratiquement votées. Nos dirigeants ne peuvent plus désormais prétendre être les seuls juges de leur éthique. Ce ne sont pas les juges qui les persécutent. C’est la démocratie qui a avancé sans qu’ils le voient.

Denis Salas est magistrat et essayiste. Il a codirigé l’ouvrage « L’Infamie, histoire et métamorphoses » (La Documentation française, 2024).