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All power to the people ! Une écologie de luttes territoriales

Premières secousses

 

All power to the people !

Une écologie de luttes territoriales

(Position)

 

« Les peuples veulent la chute du régime »

Quand on parle d'écologie, de politique, et plus encore d'écologie politique, il est difficile de se défaire du sentiment que le problème est trop gros pour nous. Devant la complexité de la machinerie socioéconomique contemporaine, l'imagination souvent capitule. Les transformations nécessaires sont structurelles - une réorganisation fondamentale de nos manières de nous nourrir, de nous loger, de nous déplacer, de nous rapporter les un•es aux autres. À cette échelle, on se heurte à l'inertie collective comme aux intérêts des pos-sédants. Des brillants technocrates partisans de la planification écologique(157) aux néo-léninistes verts(158) prônant la prise du pouvoir, tous s'accordent pour ces raisons à dire que l'État est le seul acteur à la hauteur de l'urgence. De notre côté, si nous appelons à des soulèvements, c'est que nous nous méfions de ce que l'État fait de l'urgence. Surtout, nous croyons que le sentiment d'impuissance fait partie du problème. C'est lui, tout autant que nos adversaires, qu'il faut combattre. Le petit sourire de supériorité intellectuelle devant la naïveté de l'auto-organisation populaire, qui traduit le manque de confiance en nos propres capacités: voilà ce que les secousses des mouvements réels peuvent transformer en grimace.

Cette défiance commune envers l'État vient cependant d'histoires politiques très différentes.

Certain es d'entre nous, animé es par un réformisme sin-cère, éprouvent ou ont éprouvé de l'intérieur les limites des possibles institutionnels. Dans un syndicat, un parti politique ou une organisation non gouvernementale, on se bat pour des mesures capables de changer concrètement et massivement le quotidien - l'interdiction des pesticides, l'augmentation des aides à l'installation, la levée des taxes sur les produits de première nécessité, l'interdiction du financement pétrolifère

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par les banques européennes, etc. Mais dans le monde tel qu'il est, et dans l'état actuel du rapport de force, on s'y heurte trop souvent au mur du réalisme politique. Sans un bouleversement du cadre, de telles mesures ne seront jamais « économiquement viables » - aucun État, dont le fonctionnement dépend du marché, ne se risquera à les mettre en place.

D'autres s'inscrivent plutôt dans une tradition révolutionnaire qui refuse de faire de l'État le nom de la puissance collective. Ce refus de la prise du pouvoir s'ancre dans le constat de l'échec historique des communismes d'État, mais il plonge en réalité ses racines dans les nombreuses dissidences du mouvement ouvrier, des conseils de Bavière en 1919 aux communes aragonaises ou aux usines occupées de 1936, en passant par l'autonomie italienne des années 1970. Il se nourrit également d'exemples plus récents qui ont vu les réformateurs au pouvoir vaincus par les mesures de rétorsion économiques, Podemos en Espagne ou Syriza en Grèce pour les plus proches de nous. La vitalité politique contemporaine serait plutôt du côté des soulèvements populaires auto-organisés qui bousculent le champ politique aux quatre coins du globe(159).

Il faut pourtant constater que, dans un contexte d'effondrement de l'horizon révolutionnaire et de mondialisation écono-mique, les mouvements qui réclament des changements par le bas semblent eux aussi échouer à arracher des victoires conséquentes, ou des victoires tout court. Pour ne prendre que les exemples les plus récents, aux Etats-Unis le plus grand soulèvement depuis le mouvement des droits civiques a aissé les structures racistes des forces de police inchangées. en Iran, une révolution nourrie par des aspirations féministes se fait réprimer dans le sang. En France, les mouvements sociaux qui s'enchaînent à un rythme impressionnant ne sont pas parvenus à arracher plus que de minimes concessions au gouvernement depuis la crise des subprimes en 2008(160).

Les luttes écologiques ont bien réussi à faire abandonner quelques projets, mais elles demeurent des gouttes d'eau dans un océan de béton et de profit.

Nous voilà donc pris-es entre les mâchoires d'une tenaille qui piège quiconque s'engage dans la contestation de l'ordre existant. Entre réforme impossible et impuissance des mouvements révolutionnaires, notre rapport à l'État s'énonce sous la forme d'un problème :

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Mâchoire n° 1 : Les États-nation n'organiseront pas la sortie du capitalisme industriel.

Mâchoire n° 2 : Expérimentations, alternatives et luttes dispersées restent marginales ou échouent.

Alors, que faire?

 

Les Soulèvements de la terre ne sont qu'un maillon de la longue chaîne de discussions et d'expérimentations transocéaniques qui se débat avec cette question. Notre question est d'abord stratégique: comment, sur un territoire donné, accroître la capacité d'agir de ses habitant.es? Avant d'y répondre, disons quelques mots des histoires politiques qui ont mené à la formulation de notre problème.

La social-démocratie, Lénine et la ZAD

La force de notre mouvement vient de la cohabitation en son sein d'histoires politiques distinctes. Conscient•es de l'inconséquence d'un réformisme trop sage comme de celle de la pure spontanéité révolutionnaire, nous ne sommes pas convaincu-es par les trois principales options stratégiques que propose actuellement l'écologie politique - le réfor-misme, le léninisme vert et l'hypothèse territoriale. Les deux premières, rejouant l'alternative classique entre réforme et révolution161 qui a agité le mouvement ouvrier au siècle der-nier, répondent aux crises actuelles par la planification écolo-gique. L'une pense y parvenir par voie électorale, l'autre par la voie insurrectionnelle. Toutes deux ont en commun de faire de l'État l'instrument principal de l'action politique. Elles pensent donc pouvoir échapper à la mâchoire n° 1. Quant à la troisième, héritière de la politique extra-institutionnelle, parfois dite gauchiste, de tous les courants qui se tiennent à la gauche des partis communistes, elle croit en la possibilité d'un changement social par floraisons cumulées de points de résistance localisés. C'est plutôt la mâchoire n° 2 qu'elle prétend surmonter. Exposons nos doutes sur ces points avant d'explorer, humblement, une quatrième tentative.

La planification écologique peut-elle nous sauver?

Un certain nombre d'hommes et de femmes politiques, héritier ères du réformisme social-démocrate, présentent comme la seule solution réaliste au changement climatique

 

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la mise en place de re dames globales, à même de réguler les méfaits du capital dans le cadre existant : crédits car-bone, investissements massifs dans les énergies renouvr-lables, taxes des énergies fossiles et des entreprises les plus polluantes, rénovation hermique des bâtiments, et mêmes. pour les plus audacieux, réforme du droit foncier. Il sasi-rait, pour y arriver, d'allier conquête électorale et conversion des élites politiques et économiques à la nouvelle conscience écologique. Conjuguant vertu et sens des réalités, écologie et marchés, les partisans internationaux d'un Green New Deal entendent démontrer sa possibilité à grand renfort d'analyses géopolitiques et de modèles économiques hétérodoxes.

Au-delà des seuls écologistes, c'est l'ensemble des gauches qui considèrent la prise du pouvoir par les urnes comme la seule manière d'imposer aux marchés la raison d'État, qu'elle soit écologique et/ou sociale. Mais suffit-il d'avoir raison pour l'emporter?

« L'État ne doit pas être considéré comme une entité intrinsèque, mais (...] comme un rapport, plus exactement comme la condensation matérielle d'un rapport de forces entre classes et fractions de classe »

Nicos Poulantzas, L'État, le pouvoir, le socialisme, 1978

Une telle vision implique que l'État soit une structure suffisamment neutre pour être disponible à la rationalité des acteurs. Plusieurs expériences historiques nous font cependant douter de la possibilité d'un réformisme par le haut - c'est-à-dire de la possibilité pour des États de contraindre les marchés à des transformations contraires à leurs intérêts.

Le registre de « l'inaction climatique » participe de cette vision selon nous erronée. Il est faux de dire que les gouvernements ne font rien face au changement climatique. Ils accompagnent au contraire activement l'adaptation du capital aux mutations écologiques par la mise en place d'infrastructures techniques et juridiques - méga-bassines, mines de lithium, écoles d'ingénieurs, primes au moteur électrique, etc. - comme ils l'ont toujours fait en mettant en place les chemins de fers, le télégraphe, le code de l'indigénat ou de la famille, indispensables au développement de la première révolution industrielle. De même que le développement. industriel a besoin d'une administration de l'espace social, l'entretien d'une classe toujours croissante d'administrateurs

 

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specialises, indispensable aux Etats-nation modernes, a

besoin du développement industriel.

Cette interdépendance vient contredire le mythe, construit par la philosophie politique et sans cesse entretenu depuis, de l'état souverain agissant au nom de la volonté générale.

Le renoncement de Tsipras à mettre en œuvre les réformes conséquentes de partage des richesses pour lesquelles il avait été élu, cédant face au chantage de l'UE qui le menaçait de ne plus pouvoir payer ses fonctionnaires, en est une triste illustration. La planification écologique que beaucoup appellent de leurs vœux supposerait que les bureaucraties actuelles fassent mentir ce constat, et s'avèrent soudain capables de contraindre des acteurs économiques dont elles dépendent pour exercer leurs fonctions. Permettons-nous d'en douter.

La plus grande réussite de la social-démocratie, que ses actuels partisans ne cessent d'invoquer, est sans doute la mise en place progressive au cours du xxe siècle de ce que l'on a appelé l'État-providence - un ensemble de services publics devenus indispensables pour la quasi-totalité d'entre nous, hôpitaux, écoles, retraites, etc. Mais à quoi est dû ce succès historique? Beaucoup s'accordent y voir la force du mouvement ouvrier organisé, de ses actions directes et de ses potentiels succès électoraux, notamment au sortir de la Seconde Guerre mondiale et tout au long des « trente glorieuses », dans un contexte de guerre froide et de peur du rouge. La mise en place de la Sécurité sociale doit beaucoup aux fusils des résistants communistes  (162), qui firent préférer aux gouvernants des réformes mesurées aux turpitudes d'une révolution. Mais on oublie souvent que le déploiement des services publics est aussi une conséquence de la position dominante des États occidentaux sur le marché international jusqu'aux décolonisations (163).

Le pillage continu des pays du

Sud, l'exploitation sans limite du travail de ses habitant•es et l'absence d'industrie concurrente jusqu'au dernier quart du xx° siècle expliquent en partie les taux de croissance phénoménaux de l'après-guerre, ainsi que la possibilité de concéder ces compromis. Autrement dit, l'État-nation n'est pas le souverain absolu qu'il prétend être. Il n'est pas non plus un simple suppôt du capital. Il serait plutôt une sorte de nœud de pouvoir, qui matérialise les antagonismes sociaux en même temps qu'il s'en fait l'arbitre et les stabilise, et dont le fonctionnement dépend des marchés comme ces derniers

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dépendent de lui. La fabrique de l'État-providence n'est pas due à la victoire électorale de la gauche. Il nous parait moins idéaliste de considérer qu'il a été, à un moment donné du rapport de force, dans l'intérêt des capitalistes occidentaux de financer un ensemble de fonctions nécessaires à la reproduction de la vie sociale et de la force de travail. Ce moment est révolu. Pour différentes raisons, qui vont de la mondialisation de l'économie à l'ubérisation du travail en passant par la montée en puissance de pays du Sud et la faillite du communisme, ce rapport de force et ce qu'il a permis d'arracher ne cessent dorénavant de se dégrader.

Il est grand temps que le réalisme politique change de camp. L'idéalisme ou la naïveté nous semblent être plutôt du côté de ceux qui croient pouvoir sortir d'une économie d'accumulation sans en briser le cadre. Même en imaginant de profonds changements dans l'opinion publique, les structures de l'État-nation, construites au cours des quatre siècles de l'âge industriel, sont plus puissantes que les bonnes volontés politiques. Malgré les tentatives de la gauche institutionnelle pour concilier fin du monde et fin du mois, une planification écologique imposée d'en haut ne peut se faire que sur le dos des pauvres, éternelles variables d'ajustement de l'économie.

Des blocages en gilets jaunes aux tracteurs de 2024, ces derniers ne s'y sont pas trompés.

Léninisme vert

Cependant, nous ne croyons pas non plus que le coup de marteau qui ferait éclater le cadre en question revienne à une sorte de Léviathan (164) écologique. À ceux qui prophétisent publiquement ou qui espèrent secrètement qu'un jour viendra où la police républicaine braquera ses armes sur la tête des dirigeants de Shell ou de Monsanto, nous répondons que nous préférons croire dans une hypothèse plus souterraine qui n'a pas dit son dernier mot, celle de l'auto-organisation populaire. La proposition léniniste est portée par une frange aujourd'hui très minoritaire du champ politique, mais elle continue d'exercer sur les imaginaires une attraction non négligeable (165). Elle s'appuie en effet sur l'exemple massif de la révolution de 1917, qui constitue un des rares cas d'une révolution socialiste victorieuse. Le léninisme vert consiste à imaginer une prise du pouvoir d'État par la force, combinée à la pression générale de la rue, pour mettre en place de

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