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Naufrage de migrants dans la Manche en 2021 : comment la marine nationale a tenté d’interférer dans l’enquête judiciaire

Des écoutes téléphoniques montrent que le ministère des armées a soutenu en coulisses les militaires mis en cause par la justice après la mort d’au moins vingt-sept personnes en novembre 2021. Une enquête est ouverte pour violation du secret de l’instruction.

Par Abdelhak El Idrissi et Julia Pascual

Publié le 11 octobre 2023

Le bâtiment du Cross de Gris-Nez (Pas-de-Calais), face aux côtes anglaises, le 3 avril 2022.

Le bâtiment du Cross de Gris-Nez (Pas-de-Calais), face aux côtes anglaises, le 3 avril 2022. JOHAN BEN AZZOUZ / PHOTOPQR / VOIX DU NORD / MAXPPP

 

« Sincèrement les deux mecs… heu… j’aurais préféré qu’ils soient morts. » Ce 31 mai 2023, Marc Bonnafous se confie à un proche. Voilà un an et demi qu’une enquête a été ouverte sur le naufrage d’un bateau de migrants dans la Manche, en novembre 2021. Même s’il n’est plus directeur du centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (Cross) de Gris-Nez (Pas-de-Calais) depuis plusieurs mois déjà, Marc Bonnafous s’inquiète des développements de cette affaire qui menace les services de secours en mer.

Une semaine auparavant, neuf de ses anciens subordonnés ont été placés en garde à vue par des gendarmes pour des soupçons de non-assistance à personne en danger. Dans les jours qui avaient suivi ce drame ayant coûté la vie à au moins vingt-sept personnes, les deux survivants qu’évoque Marc Bonnafous avaient notamment expliqué dans la presse avoir appelé les secours français et anglais à de nombreuses reprises pour prévenir que leur bateau était en train de couler. En vain. « Quand j’ai vu que les deux naufragés avaient commencé à dire à la police qu’il y avait eu des soucis sur l’opération [de secours] j’ai dit : “houla, ça pue” », raconte-t-il au téléphone. Il ne se doute pas qu’il est alors écouté par les enquêteurs.

 

Au total, une dizaine de personnes, travaillant au Cross ou sur le patrouilleur de service public Flamant, en mer la nuit du naufrage, ont fait l’objet d’interceptions téléphoniques. Le contenu des enregistrements, dont Le Monde a pris connaissance, montre à quel point l’affaire embarrasse la hiérarchie militaire et révèle les manœuvres de la marine nationale pour suivre de près les évolutions de l’enquête afin de préparer les mis en cause, quitte à s’affranchir du secret de l’enquête.

Grande tension

D’après les informations du Monde, confirmées par le parquet de Paris, une enquête pour violation du secret de l’instruction a été ouverte, à la suite d’un signalement des juges d’instruction dans cette affaire et du dépôt d’une plainte par des parties civiles.

Les soupçons de violation du secret se concentrent sur une période courte, au printemps 2023, quelques jours avant les gardes à vue des militaires du Cross et du Flamant – à l’issue desquelles sept d’entre eux seront mis en examen pour non-assistance à personne en danger. Un moment de très grande tension pour la marine.

 

Le 11 mai 2023, les personnels du Flamant ne savent pas encore qu’ils vont être convoqués à la fin du mois par les enquêteurs de la section de recherches de la gendarmerie maritime de Cherbourg (Manche). La marine nationale, elle, est déjà au courant. Et décide d’aviser ses troupes. Le rôle de messager est assuré par un très haut gradé, le vice-amiral d’escadre François-Xavier Blin, alors inspecteur de la marine nationale. « Il va y avoir huit personnes de votre équipage(…) qui vont être convoquées (…). Bon normalement la date n’est pas censée être connue », confie, prudent, le vice-amiral d’escadre Blin à Audrey M., la commandante du patrouilleur Flamant. Il détient cette information depuis la veille grâce, assure-t-il, au commandant Marc Woodcock, à l’époque numéro deux de la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord.

 

D’autres écoutes confirment que M. Woodcock – qui n’a pas répondu aux sollicitations du Monde – est au fait des convocations des militaires du Flamant alors même qu’elles n’ont pas été envoyées. « Je ne suis pas sûr que je sois censé communiquer cette information d’ailleurs, garde-la pour toi », préconise-t-il ainsi au lieutenant de vaisseau Frédéric J., l’un des militaires du Cross mis en cause.

 

Tout à sa volonté d’aborder au mieux les auditions des militaires, le vice-amiral d’escadre Blin confie à la commandante du Flamant son souhait d’organiser un briefing en amont des convocations, car, souligne-t-il, il faut « un minimum de prudence et de préparation sur ce qu’est une garde à vue ». Mais, il insiste : « L’idée n’est pas d’organiser une version commune des faits, ça serait contraire à l’esprit de la justice. »

« Ne pas dire n’importe quoi »

Quelques jours auparavant, le 24 avril, il prenait des précautions similaires. Après avoir fait relire et annoter un projet de réponse aux enquêteurs rédigé par la commandante du Flamant concernant la nuit du naufrage, François-Xavier Blin lui demande de rester discrète : « Ne transmettez pas le fichier avec marqué (…) “vu IMN [inspection de la marine nationale]” (…). Scannez-le, comme ça vous êtes sûre qu’il n’y a pas de métadonnées là-dedans. » Il se veut rassurant : « Ce qui est important, c’est que ce soit bien vous et vous seule qui, sur le fond, choisissiez ce que vous voulez dire. »

Sur le fond, cependant, le vice-amiral partage avec Audrey M. l’objet des auditions à venir. D’après lui, les enquêteurs s’intéressent aux raisons pour lesquelles le navire Flamant n’a pas répondu au signal d’alerte radio envoyé par les secours britanniques la nuit du naufrage pour aller porter assistance aux migrants en détresse. « Si on peut faire un petit peu de “off” sur le fond, ce que j’ai compris c’est que c’est essentiellement la question du “mayday” (…), ça va être au cœur du truc, révèle-t-il le 11 mai à Audrey M. Il faut préparer les gens non pas sur ce qu’ils vont dire, mais sur le fait de ne pas dire n’importe quoi. »

 

Ce signal « mayday » concentre toutes les inquiétudes. Le Cross aurait-il dû engager le navire français dessus ? Le Flamant aurait-il dû interrompre ses opérations en cours sans attendre de consigne du Cross ? C’est « la seule fragilité », confie un militaire du Cross à l’un de ses collègues au téléphone.

Toujours dans l’idée de se préparer aux auditions, François-Xavier Blin propose à Audrey M. de s’entretenir au téléphone, le 12 mai, avec Thomas Bride, un magistrat détaché auprès du ministère des armées où il dirige la division des affaires pénales militaires. Un fait « très rare », souligne le vice-amiral, de sorte que ce magistrat « aimerait qu’il n’y ait pas de publicité » sur l’échange car « il ne veut pas que quelqu’un puisse dire qu’il y a eu collusion (…), vous voyez ? Il est juge, quand même. »

Interrogé sur son intervention, le magistrat Thomas Bride réfute catégoriquement toute transmission « d’éléments issus d’une procédure pénale ​​à qui que ce soit ». Il explique au Monde sa proposition d’un entretien à Audrey M., par la nécessité d’apporter aux militaires des explications sur le fonctionnement de la procédure pénale. « Aucun autre message que celui d’être le plus exhaustif possible, complet et sincère n’est porté dans ce type d’entretien », ajoute-t-il. C’est pourtant son service qui a reçu des éléments de l’enquête transmis par le parquet de Paris, comme le prévoit le code de procédure pénale, afin d’obtenir un avis consultatif du ministère des armées sur l’opportunité d’élargir l’enquête à des faits de non-assistance à personne en danger.

Juge et partie ? Thomas Bride argue une parfaite étanchéité entre ses deux fonctions. « Les quelques pièces de procédure de l’enquête préliminaire transmises par le parquet ne sont pas sorties de la direction des affaires juridiques, ni même à l’attention d’un quelconque état-major », explique-t-il. Sollicités, ni le vice-amiral Blin ni la marine n’ont donné suite.

Les écoutes téléphoniques montrent en tout état de cause que certains militaires du Cross et du Flamant sont conscients que leurs nombreux échanges sur l’enquête peuvent « fragiliser la procédure ». Ils prennent d’ailleurs soin de supprimer des SMS entre eux et décident de ne plus communiquer que sur la messagerie sécurisée Olvid.

« On a merdé »

Inquiets de la gravité des accusations portées contre eux, ils entendent faire bloc et bénéficient en coulisses du soutien de leur hiérarchie. Lors d’une conversation, Audrey M. confie que le mois précédant son audition, elle a eu « tous les amiraux » au téléphone. A l’issue de sa garde à vue, un vice-amiral d’escadre lui aurait même confié : « En fait, c’est simple, on a merdé, on aurait dû faire une enquête interne pour dire : “Nous, on est confiant, ils ont fait leur taff [travail]”. »

En lieu et place de quoi, le directeur du Cross à l’époque, Marc Bonnafous, s’est contenté de produire un « Retex » (retour d’expérience) sommaire pour lequel, reconnaît-il au téléphone, il n’a pas « eu le temps d’aller écouter les bandes sonores des appels passés par les migrants au Cross cette nuit-là ». Le secrétaire d’Etat à la mer, Hervé Berville, sommé de s’expliquer sur les défaillances des secours, a, lui, promis devant l’Assemblée nationale le 17 novembre 2022 que des sanctions seraient prises en cas de manquements avérés. « Comme soutien, on peut espérer mieux », déplore au téléphone Marc Bonnafous.

 

Conscient du manque d’appui officiel de la marine, le vice-amiral Blin tente de se justifier auprès d’Audrey M., en lui expliquant que le ministère des armées a laissé, à contrecœur, la main au secrétariat d’Etat à la mer. « C’est ce qui a été arbitré au niveau politique, explique-t-il. Le ministère des armées ne peut pas être énormément sur la photo, c’est pour ça qu’il n’y a pas eu de déclaration pour dire que les gens faisaient bien leur travail, qu’il n’y avait pas de problème (…).C’est regrettable, mais c’est comme ça. »

Le commandant Stéphane M., de l’inspection de la marine, fait, lui aussi, ce travail auprès de l’opératrice du Cross Fanny R., dont il s’enquiert de l’état d’esprit en vue de son audition. « Vous avez tous le sentiment, et c’est logique, d’avoir été “abandonnés” par l’institution mais vous avez été suivis [au niveau du cabinet du chef d’état-major des armées]. » Il insiste : « Maintenant, il y a une action un peu plus directe par mon intermédiaire. »

Lors de leurs conversations téléphoniques, les militaires du Cross et du Flamant font état d’un soutien plus manifeste de leur hiérarchie. Ils croient notamment savoir que les conditions de leur garde à vue ont été dénoncées en haut lieu. « C’est déjà remonté au cabinet du ministre de la défense », a appris Frédéric J. auprès d’un lieutenant de vaisseau de la marine, alors que lui et ses collègues estiment avoir été soumis à rude épreuve, ne comprenant pas notamment pourquoi ils ont été placés en cellule la nuit. Ils ne seraient pas les seuls à s’en offusquer. Frédéric J. croit savoir que le chef d’état-major de la marine, Pierre Vandier – aujourd’hui numéro deux des armées – « veut la peau de la section de recherches [de la gendarmerie maritime] (…). Il est fou furieux. » Un mois après les mises en examen, le commandant de la gendarmerie maritime dont dépend la section de recherches a quitté ses fonctions, alors qu’il occupait le poste depuis deux ans à peine. Questionnées sur ce départ, ni la marine nationale ni la gendarmerie n’ont souhaité répondre.

 

L’organisation même de la gendarmerie maritime au sein de la marine nationale permet de comprendre la situation délicate dans laquelle se trouvent les gendarmes chargés du dossier. Si la justice les a désignés pour enquêter sur les conditions du naufrage, les magistrats instructeurs ont préféré confier à un service de police les écoutes téléphoniques des secouristes militaires. Et pour cause : la gendarmerie maritime est une « composante organique et opérationnelle de la marine nationale (…) placée pour emploi auprès du chef d’état-major », c’est-à-dire Pierre Vandier (qui occupait le poste jusqu’en septembre). « Il ne nous appartient pas de commenter une enquête judiciaire en cours », se contente aujourd’hui de répondre au Monde le ministère des armées.