De l’inégale géonumérisation du Monde
Par Matthieu Noucher
Géographe
Une nouvelle géonumérisation du Monde est en marche, opérée par des systèmes opaques qui ignorent l’absence de données et réactualisent ainsi la notion de blanc des cartes, dans une nouvelle logique d’omission. Rediffusion d’un article du 2 octobre 2023
Horror vacui : une expression latine qui signifie littéralement terreur du vide. Dans les Arts visuels, ce concept définit l’acte de remplir complètement toute la surface d’une œuvre avec une multitude de détails. L’horror vacui s’apparente, par exemple, à certains styles de graphisme postmoderne comme les travaux du designer David Ray Carson ou les dessins de comics de Mark Beyer.
Alors qu’en physique, l’horror vacui reflète l’idée d’Aristote selon laquelle « la nature a horreur du vide », en géographie, longtemps, les géographes-explorateurs ont été fascinés par les blancs des cartes qui étaient sources de motivation pour aller découvrir des terres lointaines. Ils ont pu servir aussi le pouvoir politique en étant source de légitimation de la conquête coloniale. Longtemps aussi, les blancs des cartes ont été assumés par une cartographie dite « moderne » qui s’est servie du vide comme d’un support d’affirmation de ce qui était plein.
À l’ère du big data, la cartographie semble progressivement basculée dans une forme d’horror vacui. Face à un monde numérique qui déborde de données, une phobie des blancs de la carte s’empare des cartographes qui s’appuient sur les progrès technologiques pour les invisibiliser en quelques clics.
Accélération de la géonumérisation du Monde
Pourtant, si les transformations technologiques de ces dernières années conduisent à une profusion de données géographiques qui circulent en ligne, la bulle informationnelle qui nous entoure est loin d’être homogène d’un endroit à l’autre de la planète. L’autorité de l’État en matière de cartographie est ainsi progressivement remise en cause par de nouveaux faiseurs de cartes : des professionnels du secteur – géographes, cartographes, data analyst, data scientist… – plus nombreux et aux profils plus diversifiés, mais aussi de nouveaux acteurs : militants, journalistes, hackers, artistes, etc. Désormais, sur le web, les cartes sont partout.
Le Covid-19 a fourni un bon exemple de cette boulimie cartographique contemporaine qui quadrille l’espace avec une volonté de maîtriser, contrôler, mesurer tous les territoires entièrement, sans blanc. De l’état des lieux sanitaires aux zonages de confinement, des indices sur la pression en milieu hospitalier aux zones tampons sur le kilomètre puis la centaine de kilomètres autorisée pour se déplacer, des animations sur la diffusion du virus depuis les foyers de propagation aux indicateurs sur la vulnérabilité des communautés autochtones isolées, des modélisations sur les effets de la distanciation sociale aux plans des corridors sanitaires ou corona-pistes déployées par des métropoles devenues adeptes de l’urbanisme tactique, les cartes et plus globalement l’information géographique numérique sont omniprésentes.
Ainsi, une forme de géonumérisation généralisée du Monde[1] se met progressivement en place. Ce terme permet de souligner l’importance de porter un regard, non sur un domaine particulier (la cartographie, la statistique, la topographie, etc.) ou un métier spécifique (les photo-interprètes, les arpenteurs-géomètres, les géomaticiens, etc.), mais sur des processus diffus et multiples qui se sont accélérés depuis une trentaine d’années autour de la transcription sous forme de données numériques de la plupart des objets, êtres, phénomènes, dispositifs, activités, images, œuvres de fiction, etc., localisables sur la surface terrestre. Or, cette géonumérisation du Monde est opérée par des systèmes opaques qui s’apparentent, de plus en plus, à de véritables boîtes noires algorithmiques.
Ouvrir les boîtes noires algorithmiques
Les systèmes géonumériques que nous utilisons au quotidien – des cartes en ligne comme Google Maps aux services de géolocalisation pour commander un taxi – sont personnalisés en fonction de nos centres d’intérêt (ou plutôt de la façon dont l’algorithme nous a profilé) et configurés en fonction des objectifs de leurs commanditaires. Ils sont donc avant tout des opérateurs de tri, de filtre, de combinaison, de fusion, d’appariement, d’intersection, d’extraction, d’union, de conversion, de re-projection… et in fine seulement de représentations cartographiques des données dont ils disposent. Soit autant d’opérations qui relèvent de choix techniques et politiques dont les intentionnalités comme la performativité méritent d’être analysées.
Noyé sous un déluge de données numériques, comme le titrait, dès 2010, The Economist, le spectacle cartographique qui nous est donné à voir tous les jours n’a donc rien d’une évidence. Il mérite qu’on en analyse ses coulisses et secrets de fabrication. La métaphore naturalisante du déluge ravive d’ailleurs, une fois encore, les croyances positivistes autour des données dont Bruno Latour a pourtant clairement explicité dès 1987 qu’elles n’étaient pas données, mais fabriquées et que, par la même, on devrait plutôt les appeler des obtenues[2]. Rien d’inédit, donc, à souligner aujourd’hui l’impérieuse nécessité d’une dénaturalisation des données, fussent-elles embarquées dans des algorithmes qui les traitent et les redistribuent à la volée. Sauf que ces derniers se révèlent particulièrement opaques et qu’il est devenu complexe d’identifier où sont désormais les blancs des cartes et quels sont les effets potentiels de ces mises en invisibilité des lacunes cartographiques contemporaines.
Autrement dit, pour paraphraser Jérôme Denis[3], l’ordre cartographique est aujourd’hui produit de façon invisible par des invisibles (les commanditaires de ces boîtes noires et la myriade de néocartographes qui les alimentent) en même temps qu’il produit de l’invisible et des invisibles (les blancs des cartes qui persistent mais sont masqués subrepticement).
Prendre au sérieux l’inégale géonumérisation du Monde c’est donc tenter de déplier ces infrastructures de données afin de rendre compte de ce qu’elles sont et de ce qu’elles font. L’objectif est loin d’être trivial, car les cartes d’aujourd’hui feignent d’ignorer l’absence de données en privilégiant des visualisations continues grâce à des jeux d’interpolation ou d’extrapolation opaques. Sur ces visuels, les blancs ont disparu. Par exemple, dans le documentaire de Jon Clay « Notre planète a ses limites. L’alerte de la science », sorti sur Netflix en septembre 2021[4], les globes virtuels de la société GLOBAÏA[5] assurent la trame visuelle du récit. La caméra tourne ainsi régulièrement autour d’un globe drapé d’un dégradé de couleurs qui spatialise l’effondrement de la biodiversité sur les différents continents. Cette couverture, en apparence planétaire et donc sans blanc, repose sur près de deux milliards d’observations de la faune agrégées dans le système GBIF. Pourtant, une analyse de ces observations permet de révéler leur inégale distribution : alors que le commentaire insiste sur les enjeux de conservation de la nature dans la ceinture intertropicale, 74% des deux milliards d’enregistrements sont situés au nord du Tropique du Cancer : l’Europe et l’Amérique du Nord concentrent l’essentiel des observations et ailleurs, les blancs des cartes persistent…
Révéler les blancs des cartes, un enjeu de justice spatiale
Les historiens de la cartographie ont souligné les enjeux politiques des silences cartographiques, en particulier durant les périodes de conquête coloniale. Les acteurs de la colonisation ont en effet participé très largement au blanchiment des cartes en effaçant certains repères pour créer de toute pièce un espace vide qui devenait un espace à conquérir. Ainsi, le Nouveau Monde est considéré comme nouveau, avant tout parce que tout ce que constituait l’antérieur a été soigneusement effacé. La carte coloniale, tout en donnant forme à l’espace en le marquant des éléments (routes, voies navigables, etc.) qui permettront de l’apprivoiser, rejette, dans le même temps, dans le néant d’un espace blanc, les pratiques et mémoires autochtones. Blanchir les cartes c’est faire l’impasse sur ce qu’on ne peut ou ne veut pas voir… et alimenter l’idée de terra nullius à conquérir.
Si aujourd’hui, les terra nullius ne semblent plus d’actualité, des fractures numériques demeurent. Elles ne font alors que renforcer les déséquilibres de couverture cartographique entre les zones connectées et cartographiées et leurs marges territoriales déconnectées et délaissées. Mais, au-delà de cette dichotomie simpliste, il existe toute une série de médiations opérées par des plateformes institutionnelles, commerciales ou communautaires qui méritent d’être déconstruites car elles agissent comme des intermédiaires invisibles mais incontournables pour venir blanchir ou noircir les cartes. Aussi, aujourd’hui encore (et peut-être davantage qu’hier), le blanc des cartes ne doit pas être pensé ni comme une évidence ni comme une propriété intrinsèque : il est le résultat de choix de collecte et de traitement, mais aussi de mise en circulation ou de rétention de données à travers des infrastructures qui sélectionnent, filtrent et redistribuent les flux de données.
S’opère alors une sélection des savoirs jugés légitimes pour figurer dans ces systèmes numériques au détriment d’autres formes de connaissance. Une géographie de ces ignorances géonumériques permet, par exemple en Amazonie, de révéler, une fois de plus, l’omission des savoirs autochtones jugés incompatibles avec les métriques occidentales[6]. La fracture numérique est donc aussi informationnelle et culturelle, prendre au sérieux l’inégale géonumérisation du Monde, en révélant les blancs des cartes contemporaines, apparaît alors comme un enjeu de justice spatiale.
En effet, alors qu’une « Googlearchie[7] » tend à s’imposer à nous, s’interroger sur ce que les algorithmes font à notre Monde, en explorant la géographie des restes non retranscrits en langage binaire, permet d’envisager la fracture numérique sous l’angle des données. En prolongeant la proposition de Nancy Fraser de faire de la reconnaissance un principe clé de justice spatiale[8], la mise en évidence de l’inégale géonumérisation du Monde peut inciter à mettre au centre des débats, scientifiques et politiques, la question de l’équité informationnelle des territoires.
Si cette problématique a une dimension technique forte, il semble évident que les dimensions politiques, sociales et culturelles apparaissent comme cardinales face aux enjeux de justice spatiale sous-jacents à la façon dont les algorithmes mettent en cartes le Monde. Comme le souligne Cathy O’Neil dans Algorithmes, la bombe à retardement : « nous n’aurons sans doute jamais une définition simple et universellement acceptée de ce qui caractérise un algorithme juste[9] ». Mais, il semble malgré tout nécessaire d’en débattre collectivement et publiquement parce que l’inégale géonumérisation du Monde traduit, a minima, deux formes d’inégalités socio-spatiales.
D’une part, malgré la puissance des leurres technologiques aujourd’hui à l’œuvre, le caractère intrinsèquement spatial du processus permet de souligner l’inégale capacité des territoires à être couvert par des référentiels cartographiques homogènes. Ces fractures numériques conduisent des marges territoriales à être pilotées à distance par des informations souvent approximatives sans qu’en soient communiqués les limites et manquements. Pourtant, celles et ceux qui se sont confronté·e·s aux méandres de la fabrique cartographique ne peuvent pas comprendre qu’on puisse travailler des données et éthiquement les diffuser en ignorant leurs marges d’incertitudes.
D’autre part, la nécessaire sélectivité qui découle de ce processus met en évidence l’inégale capacité des acteurs à énoncer une dissidence politique au régime géonumérique dominant. Cette dissidence pourrait alors s’opérer en envisageant d’autres régimes de visibilité des connaissances territoriales pour combler autrement ou, au contraire, pour maintenir fermement les blancs des cartes. Sortir de cette « dépendance culturelle et informationnelle[10] » et de ce « colonialisme des données[11] » semble alors ouvrir des perspectives de débat aussi vertigineuses que stimulantes.
NDLR : Matthieu Noucher a récemment publié Blancs des cartes et boîtes noires algorithmiques aux Éditions CNRS (juin 2023).
Cet article a été publié pour la première fois le 2 octobre 2023 dans le quotidien AOC.
Géographe, chercheur au CNRS au sein du laboratoire Passages à l’Université Bordeaux Montaigne, et directeur-adjoint du réseau français de recherche en sciences de l’information géographique (GdR MAGIS)
[1] J’adopte comme Michel Lussault la majuscule, non pour signifier que le monde a changé sous l’effet de la mondialisation, mais pour le considérer comme une nouvelle organisation spatiale des réalités sociales, produisant des imaginaires inédits et contribuant à la création et à la diffusion d’images qui en elles-mêmes expriment la mondialité (Lussault M. (2007), L’Homme spatial. La construction sociale de l’espace humain. Le Seuil, La République des Idées).
[2] Latour B. (1987), La science en action, La Découverte.
[3] Denis J. (2018), Le travail invisible des données, Presses des Mines.
[4] Sa sortie a été accompagnée de la publication du livre Breaking Boundaries: The Science Behind our Planet (Dorling Kindersley, 2021) préfacé par Greta Thunberg.
[5] Les membres de cette ONG se définissent comme des « cosmographes » qui, à partir d’un travail sur les données scientifiques cherchent à rendre visible l’état de la planète.
[6] Noucher M. (2023) Blancs des cartes et boîtes noires algorithmiques, CNRS Éditions.
[7] Ce terme employé par Matthew Hindman (2008) traduit l’omnipotence des algorithmes de Google à surveiller et à façonner les flux d’informations, de personnes, de capitaux et de biens en créant notamment des « bulles de filtrage ».
[8] Fraser N. (2004) Justice sociale, redistribution et reconnaissance, Revue du MAUSS, 23(1), 152-164.
[9] O’Neil C. (2016) Algorithmes, la bombe à retardement, Autrement, p. 332.
[10] McPhail T. (2006) Global Communication: Theories, Stakeholders and Trends, Wiley-Blackwell, 2006.
[11] Thatcher J., O’Sullivan D. et Mahmoudi D. (2016) Data colonialism through accumulation by dispossession: New metaphors for daily data, Environment and Planning D: Society and Space, 34(6), 990-1006.