Les 4 grands enseignements de la crise inflationniste
La crise inflationniste récente a forcé les économistes à revoir leurs postulats sur les déterminants de l’inflation. De quoi ébranler les dogmes de l’économie dominante et renouveler les préconisations pour stabiliser les prix.
Les économistes ont-ils tout faux sur l’inflation ? Alors que l’épisode de hausse rapide des prix que nous avons connu depuis la crise sanitaire touche à sa fin (l’inflation sur un an s’est établie à 1,9 % en août selon les estimations provisoires de l’Insee, contre environ 6 % les années précédentes), les premiers bilans de cette période ne sont guère flatteurs pour la profession.
« Les tensions inflationnistes récentes pourraient conduire à une nouvelle révision de la théorie économique », prophétisent même les économistes Jean-Luc Gaffard, Mauro Napoletano et Francesco Saraceno dans un article au sommaire du numéro de la Revue d’économie financière consacré aux « Inflations ».
Tout a commencé avec la pandémie : à cause des perturbations sur les chaînes d’approvisionnement, les prix ont une première fois été poussés à la hausse. Puis la guerre en Ukraine a engendré une inflation énergétique. Ces tensions inflationnistes ont par ailleurs été accentuées par un maintien, voire une progression des marges des entreprises dans certains secteurs.
Ces multiples chocs ont complexifié l’analyse de l’inflation, mais ont surtout mis à mal les dogmes des économistes mainstream. Leurs certitudes, autant sur les causes que sur les outils efficaces contre une envolée des prix, ont été ébranlées les unes après les autres.
1/ Seule, la politique monétaire ne fonctionne pas
La théorie économique dominante imposait depuis des années l’idée selon laquelle l’inflation est liée uniquement à des phénomènes monétaires, et donc que la politique monétaire était l’outil essentiel pour la stabiliser.
Or, depuis 2020, les principaux moteurs de l’inflation ont été des chocs d’offre et non de demande, rendant inadaptée la stratégie des banques centrales visant à augmenter les taux d’intérêt, et donc le coût de l’emprunt, afin de freiner la demande, via le ralentissement de la consommation et de l’investissement.
En Europe, la politique monétaire a de plus été entravée par un retard de réaction de la Banque centrale européenne (BCE) par rapport à la Fed, son homologue états-unienne. La BCE n’ayant relevé ses taux directeurs que quatre mois après la Fed, un écart entre les taux américains et européens s’est creusé pendant ce laps de temps. Les taux élevés aux Etats-Unis ont attiré des investisseurs étrangers, augmentant la demande de dollars et donc sa valeur par rapport à l’euro.
Les importations européennes d’énergie et de matières premières ont coûté plus cher aux Européens, ce qui a créé une pression supplémentaire à la hausse sur les prix
Résultat : les importations européennes d’énergie et de matières premières, très majoritairement libellées en dollars, ont coûté plus cher aux Européens, ce qui a créé une pression supplémentaire à la hausse sur les prix.
L’efficacité de la politique monétaire est aussi remise en cause par la nature structurelle de la récente flambée des prix. L’inflation est le résultat de transformations récurrentes des structures de l’offre (évolutions technologiques, contraintes écologiques ou géopolitiques restreignant l’accès à des ressources, etc), qui créent des déséquilibres temporaires sur le marché. Ces déséquilibres disparaissent lorsque les ressources sont réallouées d’un secteur à l’autre.
Prenons l’exemple du gaz russe, dont l’offre s’est drastiquement réduite après le déclenchement de la guerre en Ukraine, créant une asymétrie avec la demande de gaz. Sans possibilité de répondre dans l’immédiat à la demande, les entreprises du secteur ont augmenté leurs prix. Mais à moyen terme, la diversification de l’approvisionnement en gaz et le développement des énergies renouvelables peuvent résorber le déséquilibre.
D’une part, cette analyse plaide en la faveur d’une flexibilité dans la définition de la cible d’inflation des banques centrales (fixée à 2 % par la BCE et la Fed) pour limiter le risque de récession économique causée par une politique monétaire trop restrictive. La cible pourrait être ajustée à la hausse comme à la baisse en fonction de la situation, notamment en cas d’inflation transitoire.
D’autre part, les économistes Jean-Luc Gaffard, Mauro Napoletano et Francesco Saraceno préconisent de multiplier les outils (des politiques monétaire, budgétaire et structurelle) pour accompagner les changements structurels.
Dans le cadre de la transition énergétique, par exemple, les entreprises cherchent à attirer les travailleurs qualifiés vers le secteur des renouvelables à l’aide de salaires élevés. La hausse du pouvoir d’achat de ces salariés tire les prix vers le haut.
Selon nos trois auteurs, pour éviter une course à l’échalote entre les salaires et les prix, l’Etat devrait aider à la requalification et la réorientation de la main-d’œuvre vers les nouveaux besoins liés aux mutations en cours, à l’aide de politiques structurelles d’éducation et d’une politique budgétaire de subventions à la formation et l’investissement.
2/ La politique budgétaire, un outil potentiellement efficace
Déjouant les croyances des économistes orthodoxes qui ne lui attribuaient aucun rôle dans la stabilisation des prix, la politique budgétaire a montré pendant la crise sanitaire son efficacité contre l’inflation.
Les mesures de soutien aux revenus – subventions aux salaires en Europe, transferts directs aux ménages aux Etats-Unis – ont évité une « spirale » inflationniste
Le soutien aux revenus – subventions aux salaires en Europe, transferts directs aux ménages aux Etats-Unis – a eu « un effet massif sur l’activité et l’inflation », souligne Xavier Ragot, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), dans un autre article de la revue.
Ces mesures ont surtout évité une « spirale » inflationniste. En se substituant aux entreprises pour maintenir les revenus des ménages, les Etats ont permis d’écarter le risque que le rattrapage des salaires augmente les coûts de production, ce qui aurait pu conduire à une nouvelle hausse des prix – la fameuse « boucle prix-salaires » tant redoutée.
Xavier Ragot rappelle toutefois les limites du recours à la politique budgétaire. A commencer par son caractère « politique », au sens étroit du terme : les gouvernements peuvent en effet l’utiliser pour s’assurer la sympathie des électeurs, avec des baisses d’impôts notamment. Par ailleurs, même lorsque cet outil poursuit un objectif de réduction des prix, il est difficile de bien cibler les ménages bénéficiant des mesures, au risque d’aider tout le monde à un coût prohibitif.
Afin d’exploiter au mieux la politique budgétaire, Xavier Ragot recommande alors une meilleure coordination avec la politique monétaire pour tirer le meilleur des deux. Il préconise aussi d’informer les parlements nationaux des implications des choix budgétaires sur la situation macroéconomique et l’inflation.
3/ Le contrôle des prix, ça marche !
S’il y a bien une mesure économique qui fait hurler les économistes libéraux, c’est le contrôle des prix. Selon eux, en effet, il revient à bloquer le « signal-prix », c’est-à-dire le fait que la hausse des tarifs manifeste aux yeux du consommateur les pénuries relatives et l’incite à modifier ses achats ou son comportement.
Surprise : les expériences de contrôle des prix du gaz et de l’électricité ont montré leur efficacité lorsque les dispositifs étaient bien conçus
Pourtant, passant outre ce dogme, les pays européens ont mis en place des mesures pour contenir les prix du gaz et de l’électricité qui flambaient. Surprise : ces expériences de contrôle des prix ont montré leur efficacité lorsque les dispositifs étaient bien conçus.
Ainsi en Autriche, où les prix de l’électricité ont été plafonnés, mais seulement jusqu’à un certain niveau de consommation. Cela a permis de lutter contre l’inflation tout en favorisant les économies d’énergie.
En Hongrie, en revanche, les plafonnements des prix appliqués à une sélection de produits alimentaires ont été contreproductifs car ils ont « entraîné une hausse disproportionnée des prix sur les autres aliments », explique Helene Schuberth, économiste à l’Austrian Trade Union Federation (ÖGB), dans sa contribution à la Revue d’économie financière.
En Europe, on observe globalement un taux moyen d’inflation en 2023 plus faible dans les pays ayant accordé la part la plus importante de leurs mesures anti-inflation aux dispositifs de réduction de prix. Un (gros) caillou dans la chaussure de la pensée libérale.
4/ L’inflation peut être tirée par les profits des entreprises
Autre casse-tête pour la science économique mainstream : le récent épisode inflationniste s’est produit en l’absence de boucle prix-salaires. « Les conditions économiques dans la zone euro n’ont pas semblé propices à une telle spirale », d’après Helene Schuberth. En revanche, ajoute-t-elle, « les données actuelles indiquent que les profits des entreprises ont largement contribué à la poussée inflationniste ».
Dans la zone euro, en effet, les profits réalisés ont participé à hauteur d’environ deux tiers au « déflateur » du produit intérieur brut (PIB) qui mesure l’inflation intérieure, c’est-à-dire la hausse des prix liée à la production intérieure par opposition à l’inflation importée. Une boucle prix-profits se serait-elle enclenchée ?
« Le fait que les entreprises aient pu, dans leur ensemble, accroître leur taux de marge dans un tel environnement [chute de la productivité, dépréciation des termes de l’échange, NDLR] montre que les salaires ne se sont ajustés qu’avec retard et qu’elles ont pu répercuter la hausse du coût des intrants, au moins temporairement, sur leurs prix de vente, voire les augmenter plus que leurs coûts. C’est ce comportement qui est au cœur de la "boucle prix-profits" », explique Benoît Cœuré, président de l’Autorité de la concurrence, toujours dans ce numéro la Revue d’économie financière.
Les entreprises ont eu l’opportunité d’augmenter excessivement leurs prix, en prétextant la nécessité de répercuter la hausse des coûts de production
Entre d’un côté un contexte de pénurie, de l’autre des consommateurs impatients de rattraper la consommation perdue pendant la pandémie – et sans doute moins regardants sur les étiquettes –, les entreprises ont en effet eu l’opportunité d’augmenter excessivement leurs prix, en prétextant la nécessité de répercuter la hausse des coûts de production.
« Il aurait été largement préférable de mettre en place des commissions de prix investies du pouvoir de suivre et de sanctionner les comportements de fixation de prix qui ne seraient pas justifiés, estime Helene Schuberth. [...] Au lieu de privilégier des propositions de mesures visant à limiter l’inflation nourrie par les profits, les appels à une modération salariale ont dominé dans l’espoir d’éviter un emballement incontrôlable des salaires et des prix. »
Espérons que les économistes, comme les pouvoirs publics, apprendront de cette crise pour mieux gérer la prochaine.