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A Marseille, le propriétaire de 122 logements insalubres renvoyé devant la justice

Cette affaire est emblématique de la lutte engagée contre l’habitat indigne dans la cité phocéenne après le drame de la rue d’Aubagne. Un ancien policier de 49 ans louait des appartements exigus et insalubres à des tarifs élevés à des locataires en situation précaire.

Par Luc Leroux(Marseille, correspondant)

 

SEVERIN MILLET

 

Cent-vingt-deux logements insalubres ou dangereux, dont le plus exigu n’atteignait pas les 5 mètres carrés. Quarante-deux foyers et une trentaine d’enfants vivant dans des lieux infestés de cafards, de punaises de lit, couverts de moisissures, parfois sans chauffage ni eau chaude, et sous la menace d’une électrocution. Des locataires, demandeurs d’asile ou sans papiers, qui témoignent : pour eux, il n’y a pas le choix. « C’est ça ou la rue. »

Lors d’une audience de mise en état du dossier, vendredi 17 mars, le tribunal correctionnel de Marseille devait fixer la date – vraisemblablement fin 2023 – d’un procès emblématique de la lutte engagée par le parquet de Marseille contre l’habitat indigne, au lendemain du drame du 5 novembre 2018. Huit personnes étaient mortes dans deux immeubles de la rue d’Aubagne, qui s’étaient effondrés.


Propriétaire d’immeubles délabrés disséminés dans les quartiers les plus pauvres de la cité phocéenne, Gérard Gallas, 49 ans, un ancien policier marseillais reconverti dans l’immobilier, sera jugé pour soumission de personnes vulnérables à des conditions de logement indignes et mise en danger d’autrui. Il encourt sept ans de prison et une amende de 200 000 euros.

« On vit dans le noir »

Son activité de marchand de sommeil – étiquette qu’il réfute, expliquant n’avoir jamais été alerté par son gestionnaire sur l’état de son patrimoine – était apparue, en janvier 2021, à l’occasion de l’intervention des marins-pompiers pour l’incendie d’un immeuble du chemin de la Martine (15arrondissement). Sur place, les policiers découvrent alors que des murs porteurs ont été percés afin d’aménager des logements dans les caves du bâtiment. Les occupants des lieux évoquent les fuites d’eau – « comme s’il pleuvait dans l’appartement » –, les installations électriques qu’ils isolent avec des sacs plastique pour éviter l’électrocution. Pour rentrer dans les lieux, ils expliquent avoir versé une commission – jusqu’à 1 000 euros –, dans un bar, à un intermédiaire qui les a conduits à Faissoili Aliani, dit « Ali », un maçon comorien, tout à la fois chargé de l’entretien et gestionnaire des appartements de Gérard Gallas, mais également son homme de main.

 

L’enquête va dévoiler l’étendue du patrimoine de Gérard Gallas. Les poursuites judiciaires visent quatre des dix immeubles qu’il possède, soit un total de 97 appartements devenus 122 logements à la suite de divisions de lots. Au 179, avenue Roger-Salengro (15e), frappé d’un arrêté de péril grave et imminent de juillet 2020 à mars 2021, les six appartements ont été transformés en 21 logements, une fois des cloisons montées et les combles sommairement et dangereusement aménagées. Un 6 mètres carrés peut y être loué 350 euros. Au 85, boulevard Viala (15e), les locataires témoignent de l’insalubrité : fissures, humidité, remontées dans les toilettes, nuisibles, cour transformée en dépotoir… « A trois, on paie 400 euros pour une pièce de 10 mètres carrés », raconte l’un d’eux.

« Je voudrais juste une douche et l’eau chaude, également du chauffage, car j’ai 85 ans », rapporte un locataire présent boulevard Viala depuis 1983. Le retraité se déplace avec un déambulateur. Un Comorien explique qu’il vit avec son épouse et deux jeunes enfants dans un 9 mètres carrés réglé 393 euros par mois, un appartement sans ouverture. « On vit dans le noir, comme dans un frigo », explique-t-il aux enquêteurs, estimant que le propriétaire « fait de l’argent sur [leur]misère ».

L’écrasante majorité refuse cependant de déposer plainte : « Je ne veux pas de problème, je n’ai nulle part où aller. »« S’il me met dehors, je deviens quoi ? Il sait qu’on n’a pas d’autre choix donc il profite des gens faibles comme moi », explique une locataire.

Un percepteur musclé

Le rôle de Faissoili Aliani, qui sera jugé pour les mêmes délits de mise en danger et de soumission à des conditions de logement indignes, est unanimement décrit comme celui de percepteur musclé de loyers. Il les encaissait soit en liquide, soit à l’aide d’un terminal de paiement électronique pour les demandeurs d’asile détenteurs d’une carte de l’Office français de l’immigration et de l’intégration.

 

« Ali » se vantait d’encaisser 60 000 euros de loyers chaque mois, rapporte un locataire. Un chiffre contesté par l’intéressé qui évoque une collecte mensuelle de « 5 000 euros pour toutes les adresses ». C’est aussi lui qui, épaulé par des gros bras, délogeait les mauvais payeurs, selon plusieurs témoignages. « Une fois, ma petite amie venait de mourir et j’ai dépensé de l’argent pour l’enterrer. Il m’a menacé de me chasser en criant et m’a dit que ce n’était pas son problème »,atteste un Nigérian, locataire d’un 15 mètres carrés réglé 250 euros par mois, un temps occupé par quatre personnes. Des exagérations, selon Faissoili Aliani, qui assure n’avoir jamais usé de la force, et conteste l’état d’insalubrité décrit par les locataires.

Longuement interrogé en garde à vue, Gérard Gallas a opposé une même et unique réponse : « Si j’avais eu connaissance des travaux à réaliser, je les aurais réalisés. » Il s’estime berné par Faissoili Aliani, qu’il assure avoir missionné pour réaliser « tous les travaux d’entretien nécessaires ». Il a d’ailleurs déposé une plainte contre cet ancien homme de confiance auquel il avait versé plus de 40 000 euros entre octobre 2019 et mars 2021. Il concède juste une erreur d’appréciation de la législation, pensait que la surface minimum de 9 mètres carrés pour un logement décent comprenait aussi la cuisine et la douche.

Entré dans la police en 2000 après avoir occupé des fonctions d’agent de sécurité, Gérard Gallas avait quitté la fonction publique et le centre de rétention administrative, son dernier poste, avec « l’ambition de devenir [s]on propre patron ». De son ordinateur, les policiers ont extrait un document qu’il avait intitulé : « C’était impossible alors je l’ai fait. Comment je suis devenu millionnaire en moins de deux ans. » Depuis 2009, il s’était constitué, grâce à une myriade de SCI, un patrimoine immobilier évalué à 3,5 millions d’euros. En trois ans, la CAF a versé directement à ses SCI plus de 47 000 euros, montant des APL de certains locataires.


La personnalité de Gérard Gallas devrait intriguer les juges. Il revendique, en effet, le titre d’« évêque, responsable du service exorcisme de l’Eglise catholique traditionnelle, filiation apostolique, vieille catholique » et « président de l’Institut de démonologie et d’exorcisme ».

Lors de l’audience, le parquet de Marseille devrait demander la confiscation des deux immeubles dont il a obtenu la saisie pénale, évalués par France Domaine à 500 000 euros l’un et 376 000 euros le second, ainsi que la somme de 220 000 euros bloquée sur un compte d’assurance-vie. Pour la première fois, la ville de Marseille va se constituer partie civile. « Conformément à l’engagement du maire de Marseille [Benoît Payan] de “faire la guerre” aux marchands de sommeil et à tous ceux qui font commerce du logement indigne, explique MJorge Mendes Constante, la ville demandera réparation et, comme le prévoit la loi, exigera la confiscation des biens immobiliers. »


Aux photos des logements lépreux qui inondent le dossier, les enquêteurs ont ajouté celles de la villa que Gérard Gallas louait 3 000 euros par mois au bord de la Méditerranée, dans la station balnéaire de Carry-le-Rouet, à 20 kilomètres de Marseille. « Vous-même, habiteriez-vous dans moins de 9 mètres carrés pour 350 euros par mois avec de la moisissure, des problèmes électriques, d’infiltration d’eau, sans chauffage ? », avait demandé un enquêteur lors d’une garde à vue, en mai 2021. Gérard Gallas avait répondu : « Oui, mais j’avertirais mon propriétaire officiellement afin qu’il procède aux travaux nécessaires. »

 



Ces notables qui louent des logements insalubres

Avocats, chirurgiens, professeurs d’université… Les rangs des « marchands de sommeil » sont aussi composés de cols blancs.

Par Luc Leroux(Marseille, correspondant) et Isabelle Rey-Lefebvre

Publié le 21 janvier 2019

Les municipalités comme les juges le savent : parmi les « marchands de sommeil », ces propriétaires sans scrupule qui louent très cher des logements insalubres, parfois sans bail, à des personnes précaires et vulnérables, il y a de nombreux notables apparemment bien sous tous rapports. Pour les débusquer, le gouvernement a lancé, lundi 21 janvier, son plan d’attaque.

En 2016, selon les derniers chiffres connus, les juges ont condamné 157 propriétaires à des peines de prison et/ou des amendes parfois très lourdes assorties de mesures complémentaires comme la confiscation du bien ou l’interdiction d’acheter un logement.

« On observe toutes sortes de profils socioprofessionnels, observe Nancy Bouché, ancienne haut fonctionnaire, aujourd’hui consultante spécialiste du droit. Il y a des rentiers, des personnes du bâtiment, promoteurs, entrepreneurs, marchands de biens, agents immobiliers, mais aussi des notaires, des avocats, des médecins, des hommes d’affaires, des professeurs d’universités et même des élus ou leurs conjoints. »


Ainsi, le 9 janvier, un chirurgien à la retraite, Helmi Boutros, âgé de 66 ans, a été condamné en première instance par le tribunal de Bobigny à trois ans de prison avec sursis et 150 000 euros d’amende. Dans son ancienne clinique des Fauvettes, à Neuilly-sur-Marne (Seine-Saint-Denis), découpée depuis 2013 en de multiples petits appartements de 13 à 30 mètres carrés et déclarés inhabitables en 2017, il a hébergé une quarantaine de familles. Ce commerce lui procurait quelque 120 000 euros de revenus annuels. Contacté, son avocat, Me Olivier Baulac, n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Guerre aux bailleurs indélicats

La municipalité de Saint-Denis bataille sur une vingtaine de dossiers de ce type et n’hésite plus, face à des propriétaires appartenant au corps médical, à saisir l’ordre des médecins plutôt que la justice. Le psychiatre Abdelhafid Felidj a, durant six ans, fait obstruction à la réalisation de travaux dans une copropriété insalubre.

La ville a dû se substituer aux copropriétaires défaillants et financer seule. Elle a aussi saisi l’ordre des médecins dont la chambre nationale disciplinaire a, le 31 mai 2018, prononcé à l’encontre du docteur Felidj une interdiction d’exercer de six mois. Le jury a constaté « la gravité des manquements déontologiques », même si ceux-ci ne sont pas liés à l’exercice de la profession. Le praticien a formé un nouveau recours et saisi le Conseil d’Etat.


« A Lille, nous sentons, sur la dizaine de procédures que nous avons lancées, que la justice accélère enfin, se félicite Mélissa Menet, conseillère municipale déléguée à la lutte contre l’habitat indigne. Nous avons, ce 17 janvier, obtenu une belle décision à propos d’une maison des années 1930 transformée en logements. » Le propriétaire, la société civile immobilière (SCI) Jouvence, détenue par un professeur d’université, a été condamné à une amende de 20 000 euros, une seconde amende de 8 000 euros et douze mois de prison avec sursis ont été infligés au professeur en personne, qui se voit interdit d’acheter un bien immobilier pendant cinq ans.

 

Richard Strambio, maire (sans étiquette) de Draguignan (Var), a décidé de mener la guerre aux bailleurs indélicats. L’un des plus gros propriétaires de la ville, Jacques Merker, surnommé « l’Homme aux 29 SCI », à la tête d’un patrimoine de 70 appartements à Draguignan et à Grasse (Alpes-Maritimes), a été condamné, le 7 décembre 2018, en première instance, à 100 000 euros d’amende et à la confiscation de l’un de ses immeubles estimé à 230 000 euros. « Nous contestons les faits et cette décision qui ne concerne que quatre logements et allons faire appel », indique son avocat, Jean-Christophe Michel.

« Wanted »

A Marseille, trois cas ont récemment defrayé la chronique politique de la ville. Après la catastrophe de la rue d’Aubagne qui a fait huit morts le 5 novembre 2018, des affiches fleurissent dans le quartier Noailles pour dénoncer des élus de la droite locale qui ont réalisé des investissements immobiliers dans des immeubles vétustes. Sur le modèle « Wanted » des westerns, un large bandeau « Démission » est apposé sous les photos de Xavier Cachard, cinquième vice-président du conseil régional, Bernard Jacquier, vice-président de la Métropole Aix-Marseille-Provence, et Thierry Santelli, vice-président du conseil départemental des Bouches-du-Rhône.


Le premier, avocat, était propriétaire d’un appartement dans l’immeuble qui s’est effondré. Le second, avocat lui aussi, possédait un bien dans un bâtiment frappé d’un arrêté d’insalubrité. L’immeuble dans lequel Thierry Santelli était copropriétaire a, lui, fait l’objet, le 7 décembre 2018, d’un arrêté de péril grave et imminent et il a été interdit de toute occupation. Cet élu siège au conseil d’administration de Marseille Habitat, une société publique notamment chargée de la résorption de l’habitat indigne.

 

Les trois élus ont aussitôt été déchargés de leurs délégations mais ils conservent leur mandat, ce que dénonce le collectif Marseille en colère qui demande, dans une pétition, qu’ils soient traduits en justice « pour mise en danger de la vie d’autrui », ce que les intéressés contestent. Pour l’heure, aucune plainte n’a cependant été déposée à leur encontre.