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Pourquoi « la naissance des divinités au néolithique est liée à la domestication des plantes au Proche-Orient »

La domestication des plantes au fondement de l’agriculture aurait conduit à la naissance des divinités religieuses il y a plusieurs milliers d’années au Proche-Orient, soutient le spécialiste de cette aire, Nissim Amzallag, dans un essai croisant botanique et archéologie.

Propos recueillis par Youness Bousenna

Publié le 07 avril 2024

La chercheuse Amaia Arranz-Otaegui recevant des échantillons de céréales d’Ali Shakaiteer, assistant recherche, sur le site de Shubayqa one, en Jordanie, où ont été découverts des restes d’un pain cuit par des chasseurs-cueilleurs il y a 14 400 ans, la plus ancienne trace de pain trouvée à ce jour. Université de Copenhague. Non daté.

La chercheuse Amaia Arranz-Otaegui recevant des échantillons de céréales d’Ali Shakaiteer, assistant recherche, sur le site de Shubayqa one, en Jordanie, où ont été découverts des restes d’un pain cuit par des chasseurs-cueilleurs il y a 14 400 ans, la plus ancienne trace de pain trouvée à ce jour. Université de Copenhague. Non daté. JOE ROE / UNIVERSITY OF COPENHAGEN HANDOUT / EPA/MAXPPP

 

Nissim Amzallag est un chercheur créatif. Peut-être en raison d’un parcours académique étonnant, qui a d’abord conduit ce normalien à se spécialiser en biologie végétale après un doctorat de botanique, avant de se diriger vers l’histoire du Proche-Orient ancien.

Docteur en études bibliques, ce chercheur associé à l’université israélienne Ben-Gourion du Néguev déroutait déjà avec son précédent ouvrage, La Forge de Dieu (Cerf, 2020), dans lequel il émettait l’hypothèse que les Israélites n’avaient pas « inventé » Yahvé, dieu originel des monothéismes, mais repris une divinité secrète née dans un milieu de forgerons du peuple qénite.

 

Avec son dernier ouvrage Les Graines de l’au-delà. Domestiquer les plantes au Proche-Orient (Ed. de la Maison des sciences de l’homme, 2023), Nissim Amzallag croise ses deux spécialités, botanique et archéologie, pour proposer une nouvelle thèse originale sur la genèse des religions, en reliant domestication des plantes et naissance des divinités.

En quoi la domestication peut-elle être identifiée comme un pivot de l’histoire humaine ?

Nissim Amzallag : La domestication est généralement approchée comme l’événement crucial dans l’appropriation du monde. Au sens strict, elle désigne une transformation des plantes les rendant incapables de se perpétuer sans l’intervention de l’humain (irrigation, désherbage, etc.), ce qui diffère de la simple mise en culture.

On identifie aujourd’hui environ quatorze foyers de domestication primaire à travers le monde (Proche-Orient, Chine, Amazonie, Afrique de l’Ouest…) dans lesquels une pareille transformation s’est produite il y a plusieurs milliers d’années. Il est indéniable que les plantes domestiques ont contribué à agencer le monde en fonction des besoins propres de l’homme.

Cependant, le lien généralement admis entre la domestication de l’environnement et son appropriation me semble problématique à deux titres. D’abord, penser la domestication de façon uniforme revient à agréger des événements très différents, et aux conséquences très diverses. Par exemple, la domestication des plantes en Nouvelle-Guinée n’a pas conduit à une rupture franche avec le monde sauvage, ni même à son ravalement au rang de ressource.

Ensuite, le lien en question suppose une intentionnalité derrière le phénomène de domestication, une volonté d’appropriation à la base de la transformation des plantes. Or, la domestication est un processus très mystérieux, dont rien ne permet d’affirmer d’emblée qu’il a été désiré avant de porter ses premiers fruits.

Pourquoi les grandes approches explicatives de la domestication vous disconviennent-elles ?

Pour le Proche-Orient, plusieurs hypothèses tentent aujourd’hui d’expliquer cette énigme. Certaines mettent l’accent sur la quête de sécurité alimentaire. Mais l’idée ne résiste pas aux faits, parce que la domestication s’étale sur plus de trois millénaires, alors qu’une sélection intentionnelle peut se produire en quelques décennies à peine.

Une autre approche prône un moteur socioculturel. La domestication serait la conséquence d’une volonté d’impressionner les autres par la production de végétaux performants dont l’accumulation répondrait à une logique de prestige, de hiérarchie sociale et de redistribution. Mais l’absence de silos, dans les premières phases de la mise en culture, n’étaye pas cette hypothèse.

Une approche fondée sur le modèle darwinien de sélection naturelle invite à voir la domestication comme le fruit d’une relation symbiotique entre deux espèces. Dans ce cas, les hommes et les plantes en interaction étroite se sélectionneraient mutuellement pour aboutir d’un côté à l’homme acculturé, et de l’autre aux plantes domestiques. Le problème reste toutefois l’échelle de temps : les symbioses de ce type s’élaborent sur des centaines de milliers d’années, alors que la domestication apparaît en quelques millénaires tout au plus.

Qu’en est-il de la célèbre hypothèse de l’archéologue Jacques Cauvin (1930-2001) dans « Naissance des divinités, naissance de l’agriculture » (1994), attribuant ce processus à un moteur religieux, ce qui semble à première vue proche de votre démarche ?

La théorie de Jacques Cauvin fait de la domestication des plantes la conséquence d’une volonté d’honorer des êtres divins d’un genre nouveau. L’intérêt de cette théorie, dont témoigne sa popularité, tient au fait que Jacques Cauvin a proposé une approche émancipée des lectures purement utilitaristes de la domestication. Néanmoins, sa théorie est aujourd’hui démentie par l’archéologie : au Proche-Orient, la mise en culture des plantes précède de quelque deux mille ans l’apparition de telles divinités.

Le problème de toutes ces approches émane, à mon sens, de leur soubassement commun : toutes postulent un désir d’amélioration des plantes cultivées. Mon travail, lui, part du principe que, dans les foyers primaires de domestication, le processus ne peut être motivé par la recherche d’une finalité ignorée par ses protagonistes.

Toute votre thèse s’articule autour du concept de « technopoïèse ». A quoi renvoie-t-il ?

Notre monde contemporain n’appréhende la technique qu’à l’aune de son application, d’où une approche biaisée de son origine. Or, les grandes innovations techniques sont trop complexes pour pouvoir envisager leur application dès le début.

Les premiers développements sont en réalité le fruit d’une volonté d’explorer un phénomène fascinant, dont l’irruption interpelle les conceptions du monde et du cosmos – ainsi de la poudre à canon inventée par des alchimistes chinois fascinés par le souffle de l’explosion.

Le concept de « technopoïèse », que j’ai récemment proposé, désigne cette phase originelle dans laquelle le processus revêt plus d’importance que le produit qui en est issu. Par la suite, dans la phase technologique qui lui succède, le produit fini se détache du processus. Devenue autonome, sa production peut se voir guidée par des critères utilitaires.

 

Les trois millénaires d’extension du processus de domestication des plantes au Proche-Orient correspondent précisément à une phase de technopoïèse, dans laquelle les plantes sont mises en culture au nom de la résonance cosmique du processus, et non pas en vue de leur consommation. J’affirme donc que c’est cette dimension cosmique qui deviendra le moteur du processus de domestication.

Votre thèse reliant la domestication à un motif spirituel se déploie dans un scénario en six étapes centré sur le natoufien, une culture présente au Proche-Orient entre 12 500 et 9 700 avant notre ère. Comment se serait déroulé ce processus ?

La combinaison des découvertes les plus récentes en biologie tout comme en archéologie conduit à un scénario totalement inédit. Il commence par la découverte au début du natoufien (vers – 12 000) de la récurrence d’un phénomène fugace, celui des « plantes survitales ». Ce néologisme qualifie le retard de vieillissement de céréales sauvages qui grandissent sur les sépultures des défunts fraîchement inhumés, grâce à l’effet hormonal sur ces végétaux des polyamines [des molécules particulièrement légères] issues de la décomposition des chairs.

Les hommes auraient ainsi « découvert » la transmission de leur vitalité au monde végétal, et ce au travers du don de leur être. Cette découverte est à mon avis capitale. Elle amorce un processus de repositionnement de l’homme en regard de la nature qui est totalement indépendant d’une volonté d’appropriation. Cette première étape semble avoir évolué vers une consommation rituelle des graines de plantes survitales, comme un moyen de réintroduire dans la communauté, via les plantes, la vitalité léguée par les ancêtres.

Le réensemencement sur de nouvelles sépultures de ces graines de plantes survitales va créer des stocks de « graines-ancêtres ». D’un côté, cette pratique élargit la communauté des ancêtres et leur mémoire. De l’autre, elle stimule chez les plantes des transformations propres à la domestication, indépendamment de toute sélection. Ces transformations, une fois définitivement fixées, vont engendrer les plantes domestiques.

Une fois les plantes domestiquées, le transfert de vitalité depuis les défunts n’est plus nécessaire pour assurer l’expression des plantes survitales. Quant aux générations d’ancêtres ayant contribué à la domestication, elles s’agrègent toutes sous la forme d’une divinité qui, par son sacrifice, offrit aux hommes les plantes domestiques. A ce stade, l’agriculture quitte sa phase technopoïétique pour entrer en phase technologique d’exploitation.

Pourquoi les contemporains du natoufien auraient-ils été les premiers à identifier ces plantes survitales ?

Les hommes et femmes du natoufien n’ont probablement pas été les premiers à observer des plantes survitales dans cette région du monde. Mais ils furent peut-être les premiers à chercher à en reproduire systématiquement l’expression. Il se pourrait qu’un changement opéré vers la fin du paléolithique dans la communication verbale ait rendu possible l’élaboration de certaines conceptions, et surtout leur transmission et leur perpétuation d’une génération à l’autre. Une telle hypothèse reste cependant encore à étayer.

Quelles formes de croyances religieuses ont émergé de cette domestication ?

Deux nouvelles figures divines ont pris forme au néolithique : une divinité de la domestication faisant le don des graines aux hommes, et une divinité de la production agricole, généralement dérivée d’un dieu esprit du ciel ou de l’orage.

Maîtresse des forces vitales, la première divinité est souvent positionnée au faîte du panthéon, mais c’est la seconde qui est généralement honorée au quotidien. Cette dualité s’observe en Haute Mésopotamie : Dagan y était honoré comme la source des semences et Baal-Haddu comme le dieu de la production agricole. Ces traditions se retrouvent également de façon saisissante en Egypte et en Grèce – où les figures de Déméter et Osiris sont intimement liées à la domestication, et en réfèrent aux forces vitales les plus profondes.

 

Si le culte s’organisa rapidement autour des dieux de la production agricole, les valeurs attachées à la domestication ne disparurent pas pour autant. Elles peuplèrent le domaine ésotérique, qui constitue un soubassement à la religion officielle, et un garde-fou contre une appropriation exacerbée du monde.

Une pareille dualité est aujourd’hui oubliée. Amnésique de la phase de technopoïèse, l’agriculture est désormais émancipée de toute réserve. C’est pourquoi l’histoire de la domestication est si importante à redécouvrir. Elle invite à renouer avec le moteur oublié de la technique, propre à émanciper cette dernière d’une insatiable quête d’appropriation.

 

Les Graines de l’au-delà. Domestiquer les plantes au Proche-Orient, de Nissim Amzallag, Ed. de la Maison des sciences de l’homme, 2023, 346 pages, 26 euros.