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Le diplo

Dialogue social empêché, démocratie interne dévoyée : au «Monde diplo», la lutte des classes est déclarée

Adrien Franque
11-14 minutes

Seuls les lecteurs les plus avertis du Monde diplomatique l’auront remarqué : l’ours, l’encadré de page 2 qui répertorie les noms des salariés du mensuel phare de la gauche radicale, a connu plusieurs modifications ces derniers mois. Il y a le plus évident : après quinze ans à la tête du Diplo, Serge Halimi, autorité intellectuelle mystérieuse, cardinal de la critique des médias depuis la parution des Nouveaux Chiens de garde (Liber-Raisons d’agir, 1997), a abandonné ses fonctions. Sans quitter la rédaction, il laisse la place, en apparence, au moins renommé Benoît Bréville, historien de formation, jusque-là rédacteur en chef. Mais l’ours a aussi connu des modifications plus discrètes. Des rétrogradations. Des promotions. Des arrivées. Et des disparitions.

Des changements qui traduisent, en sourdine, la vie interne mouvementée du Monde diplomatique depuis un an et demi. Pourtant, tout va pour le mieux en apparence : le journal (propriété à 51% du groupe Le Monde) se vend bien, 180 000 exemplaires par mois, 15 000 de plus qu’il y a cinq ans. Une performance vu l’état sinistré de la presse. Et l’argent rentre : 2,6 millions d’euros de bénéfices en 2021. Des bons résultats dus à la place singulière qu’occupe le Monde diplo dans les kiosques, lecture toujours enrichissante avec sa ligne éditoriale anticapitaliste, critique du libéralisme et de son hégémonie dans les médias traditionnels, et ses articles exigeants de politique internationale.

Mais ces derniers temps, c’est moins la ligne éditoriale qui y fait débat que la gestion de l’entreprise par Serge Halimi et son entourage. Une direction particulièrement rigide et paranoïaque qui malmène la démocratie interne du journal, selon la dizaine de personnes interrogées (dont la plupart ont requis l’anonymat) et les nombreux documents consultés par Libération. Dans une rédaction qui se pense à mi-chemin entre la cellule militante et le département universitaire, la question du pouvoir est plus importante qu’ailleurs. Au Monde diplomatique, un tandem composé de Serge Halimi et de Pierre Rimbert, fidèle éminence grise sans fonction hiérarchique, mais pourtant vu comme le vrai directeur du journal, l’a verrouillé en imposant une structure pyramidale. Bien loin des idées affichées dans ses pages.

Acte I : un non-dialogue social qui dégénère en bataille rangée

L’an passé, l’ancienne laiterie du 1, avenue Stephen-Pichon, dans le XIIIe arrondissement de Paris, qui abrite la rédaction, a ainsi été le théâtre d’une guerre de tranchées. Pourtant composée d’une trentaine de personnes seulement, l’équipe du Monde diplomatique s’est trouvée déchirée entre deux fronts. A l’origine, pour une simple histoire d’ours. En décembre 2021, le journaliste Jean-Michel Dumay (ce dernier n’a pas voulu s’exprimer auprès de Libération), qui enchaîne les CDD, demande à y apparaître comme chef d’édition. Il assure en effet ce rôle pendant les absences de Mona Chollet, éloignée par l’écriture de ses succès de librairies. Mais au Diplo, seuls les salariés en CDI sont inscrits dans l’organigramme du journal. Aussi, l’ours est sacré : c’est Serge Halimi qui a la main dessus. Silence radio de la direction pendant plusieurs semaines.

Dumay monte alors au créneau. Et se heurte à la raideur de Serge Halimi. Les élus du personnel – tous CGT – entrent en jeu et proposent une médiation. Refus catégorique de la direction, dans un mail teinté d’antisyndicalisme : leur démarche ne serait d’«aucune utilité» car son issue serait fixée d’avance. Si Serge Halimi accepte finalement le principe de l’inscription des CDD dans l’ours, le conflit est alors bien ouvert avec Jean-Michel Dumay et les élus. Et ça dégénère, façon Diplo : les deux camps s’envoient lettres manuscrites enflammées contre mails fleuves surargumentés. Une partie de la rédaction est prise au milieu.

L’inspection du travail est sollicitée par Dumay, en arrêt maladie. Mais leur préconisation d’une enquête interne ne sera jamais suivie par la direction. C’est à ce moment qu’une autre crise éclate dans la première et rend la situation indémêlable : après une dispute à propos de l’affaire Dumay, une salariée, proche du clan Halimi, accuse son collègue de service, un élu du personnel, de harcèlement moral, voire sexuel, pour des faits ayant eu lieu un an plus tôt. La crise vient-elle de révéler un potentiel #MeToo latent au sein de la rédaction ? L’opinion est renversée : plus personne ne veut soutenir le camp Dumay, de peur d’être perçu comme un soutien de l’élu accusé de harcèlement. Les représentants du personnel demandent à nouveau qu’une enquête soit menée sur la dégradation générale de l’ambiance de travail.

Sera simplement diligentée, par la direction, une enquête d’un cabinet d’avocats centrée sur l’élu du personnel. Le rapport conclura à un harcèlement moral paraissant «constitué», et à un harcèlement sexuel «susceptible d’être caractérisé». La procédure de licenciement de ce salarié protégé sera validée plus tard par l’inspection du travail (un appel est en cours). C’est le premier licenciement au Monde diplomatique depuis sa création en 1954. Parallèlement, une instruction au pénal est également en cours dans cette affaire. De son côté, la candidature de Jean-Michel Dumay au poste de chef d’édition – Mona Chollet ayant décidé de ne pas revenir – restera lettre morte. Non reconduit, son contrat s’est terminé en décembre. Il a saisi les prud’hommes pour faire requalifier ses 19 CDD et avenants en CDI.

Contacté, Serge Halimi déclare aujourd’hui à Libération ne pas pouvoir s’étendre sur cette crise, par ailleurs «largement résorbée» selon lui, car elle «fait l’objet de deux procédures distinctes» : l’une (celle de Jean-Michel Dumay) «en raison du désir d’un salarié en CDD d’être requalifié en CDI. Rien ne nous y obligeait, et le recours que ce salarié a engagé s’est pour le moment traduit pour lui par une double défaite aux prud’hommes [pour cause de prescription, un appel est en cours, ndlr]». L’autre, le «licenciement pour comportements abusifs d’un salarié protégé» est encore entourée de deux procédures.

Acte II : une succession fumeuse

Le passage de flambeau entre Serge Halimi et Benoît Bréville fut lui aussi matière à controverse. C’est en octobre que Serge Halimi annonce sa démission de la direction du Monde diplomatique. La crise a pu jouer un rôle dans sa volonté de s’éloigner des problématiques de gestion du personnel : le sexagénaire, tourné vers le travail intellectuel, assume avoir peu d’intérêt naturel pour les affaires courantes de l’entreprise. Mais la succession était surtout écrite d’avance : lors de sa réélection pour six ans en 2019, Halimi avait déjà indiqué qu’il n’irait pas au bout de son mandat. Il avait alors désigné son successeur. Ce ne sera pas l’influent Pierre Rimbert, qui préfère rester dans l’ombre après une expérience peu concluante comme rédacteur en chef. Mais Benoît Bréville donc, nommé à ce moment-là directeur adjoint. Car, selon Halimi, en cas de démission, le nouveau directeur doit obligatoirement être choisi parmi les membres du directoire. Une interprétation juridique erronée, comme lui feront remarquer les élus à l’automne – n’importe quel salarié peut en fait se présenter. Un coup fumeux pour garder le pouvoir ? Dans tous les cas, Bréville sera seul candidat.

A l’origine, la désignation du directeur du Monde diplomatique se fonde d’ailleurs sur une belle idée démocratique : il est élu après un vote des salariés permanents. Mais dans une si petite organisation, la belle idée génère ses effets négatifs : au quotidien, toutes les relations sont alourdies des enjeux du scrutin, et tout désaccord éditorial peut alors vite s’interpréter comme un lâchage électoral. Surtout, le directeur a un pouvoir immense : il peut choisir, embauche après embauche, son corps électoral. De quoi expliquer l’extrême frilosité à faire entrer quiconque dans la démocratie du Diplo, même inclure le nom d’un CDD potentiellement hostile dans l’ours.

A la fin, Bréville sera élu avec 22 voix sur 30. Plus diplomate que son prédécesseur, il est globalement apprécié en interne. Mais personne ne l’imagine s’opposer aux décisions du tandem Halimi-Rimbert. Surtout que Serge Halimi ne s’est finalement pas éloigné de la rédaction, comme annoncé. Mais s’est taillé dans l’ours un nouveau titre sur-mesure : «conseiller éditorial auprès du directeur de la publication».

Acte III : l’aristocratie des permanents et le prolétariat pigiste

Au Diplo, tout est affaire de statut. Et de classes. Il y a la petite trentaine de salariés permanents, l’aristocratie du journal qui commande des articles, les édite et en écrit parfois, dans un certain confort avec trois mois de congés payés par an et un salaire moyen autour des 5 000 euros brut. En dessous, on trouve un prolétariat d’une centaine de pigistes journalistes et universitaires. Leur cas vient de revenir en haut de la pile : la CFDT s’est invitée dans l’élection partielle du comité social et économique pour plaider la cause de ces oubliés de la démocratie interne du journal. «Pour qu’un pigiste puisse se présenter, il faut qu’il réunisse neuf fiches de paie sur les douze derniers mois, explique Elise Descamps, secrétaire générale adjointe CFDT-journalistes. Au Diplo, un mensuel, c’est compliqué. Si c’est légal, ce n’est pas moral de ne pas assouplir ces conditions.» Leur cause ne sera pas entendue cette fois : la direction a promptement refermé le dossier après s’être rendu compte qu’elle n’avait aucune obligation de s’y pencher, l’élection n’étant que partielle. En attendant la vraie, dans dix mois.

Les pigistes sont pourtant vitaux à la bonne marche du Monde diplomatique : ils produisent environ 80% des articles du mensuel. Salariés précaires souvent attirés par l’aura du titre et sa rigueur – les relectures sont minutieuses –, ils sont prêts à oublier les mauvais calculs. Car, si le prix de la pige augmente régulièrement ces dernières années (110 euros le feuillet aujourd’hui pour les pigistes journalistes), le temps de travail de recherche, souvent long de plusieurs mois, peut faire passer la rémunération sous le smic horaire. Les pigistes sont ainsi des passagers de deuxième classe : certains, en épluchant les comptes, ont même découvert avec écœurement l’intéressement que se reversent les salariés permanents en fin d’année. 488 565 euros récoltés en 2021 grâce aux bons résultats du Diplo, divisés entre 31 salariés. Soit 16 000 euros de bonus annuel par personne, tandis qu’une majorité de la production d’articles est externalisée – le genre d’injustice contre lequel le Monde diplomatique s’élève tous les mois.

Aujourd’hui, si la crise paraît «résorbée», avec un nouveau directeur et l’élection, début avril, de quatre nouveaux représentants du personnel, ses germes sont toujours là. La maison en meulière avec sa cour intérieure a encore des allures de «phalanstère», voire de «secte», pour certains anciens adorateurs déçus. Décrits unanimement comme intellectuellement brillants, on dit aussi de Serge Halimi et de Pierre Rimbert qu’ils se sont embourgeoisés, mandarins convaincus de leur supériorité et réfugiés dans un syndrome de la citadelle assiégée.

Leurs derniers recrutements vont dans ce sens : des profils détonants, mais des proches de longue date. Comme cette directrice des relations sociales au CV pourtant peu probant : elle vient de chez Daniel Mermet, patron condamné récemment pour harcèlement moral (il a fait appel). Il y a aussi cette anomalie : un haut fonctionnaire sorti de l’ENA au milieu d’une bande d’altermondialistes. La reconstitution d’une équipe, dont fait aussi partie Benoît Bréville, qui s’était côtoyée à la fin des années 2000 au Plan B, un bimestriel sardonique de critique des médias. Son ours se voulait parodique avec sa «direction du bon goût», sa «direction picarde» (où l’on retrouvait François Ruffin, un proche d’Halimi) ou sa «direction assistée». Serge Halimi et Pierre Rimbert, eux, avaient choisi de se ranger sous une drôle de dénomination, prémonitoire d’après leurs détracteurs : «la direction granitique».