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Nucléaire : le gouvernement s’obstine à vouloir fusionner les instances de sûreté

Le gouvernement a finalisé son projet de loi de fusion des instances de sûreté nucléaire, l’ASN et l’IRSN. Mediapart a pu le consulter. Après neuf mois de manifestations, tribunes, réunions de crise et assemblées générales, le texte n’a que très peu bougé.

 

RejetéeRejetée par les parlementaires en mars, massivement critiquée par les professionnel·les du secteur, dénoncée par la direction de la CGT et de la CFDT fin septembre, la refonte de la sûreté nucléaire reste une priorité pour le gouvernement. Mediapart a pu consulter le projet de loi « relatif à l’organisation de la gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection » que l’exécutif vient de finaliser. Il a été envoyé au Conseil d’État et aux diverses instances de consultation courant novembre. Sa présentation en conseil des ministres pourrait avoir lieu mi-décembre et son examen à l’Assemblée nationale en février 2024.

Après neuf mois de manifestations, tribunes, réunions de crise et assemblées générales contre la fusion de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), chargée du contrôle des centrales nucléaires, et de l’IRSN, organisme de recherche et d’expertise sur la sûreté et la radioprotection, qu’est-ce qui a changé dans le projet de l’exécutif ? Rien, ou presque.

Le texte gouvernemental prévoit toujours l’absorption de l’IRSN par l’ASN. Cette dernière changerait de nom pour devenir « l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection » (ASNR). Elle resterait une autorité administrative indépendante et étendrait son champ d’action à l’expertise et à la recherche, à deux exceptions près : l’activité commerciale liée à la fabrication des dosimètres – ces appareils de mesure de la radioactivité – ainsi que la défense nucléaire, qui doit être rattachée au Commissariat à l’énergie atomique (CEA). La notion de « sûreté nucléaire » désigne l’ensemble des mesures et pratiques pour éviter les accidents et en limiter les effets. Elle concerne donc le fonctionnement des centrales et de leur personnel, alors que la « sécurité nucléaire » consiste à les protéger contre le risque d’attaque extérieure. 

 

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Lors d'une manifestation des salariés de l’IRSN contre le projet de fusion avec l’ASN à Paris le 13 mars 2023. © Photo Thomas Samson / AFP

Très mobilisée depuis la découverte, en février dernier, de ce projet de fusion, l’intersyndicale des salarié·es de l’IRSN a lancé une consultation interne sur le projet de loi, et prévoit de se positionner le 20 novembre. « On ne sait toujours pas ce qui ne fonctionne pas dans le système actuel », remarque François Jeffroy, délégué CFDT au sein de l’intersyndicale. Celle-ci a publié huit principes « pour une gouvernance de la sécurité nucléaire » : indépendance des autorités de contrôle et de l’expertise publique, séparation des fonctions d’expertise et de décision, maintien d’une expertise commune sur le nucléaire civil et militaire, dialogue constant avec la société, etc.

Craintes pour l’indépendance de l’expertise

Ces personnels craignent que la fusion de l’ASN et de l’IRSN n’affaiblisse l’indépendance de l’expertise sur l’état des centrales et la protection des travailleurs et travailleuses en la plaçant sous l’égide de l’autorité qui prend des décisions essentielles pour le parc nucléaire. Aujourd’hui, quand le gouvernement demande à l’ASN s’il est, sur le principe, possible de faire tourner les réacteurs dix ans de plus, celle-ci commence par missionner l’IRSN pour expertiser le problème. Une fois ses rapports et analyses rendus, l’autorité rend ensuite son avis. Demain, c’est la même instance qui expertisera et décidera.

« Sur le papier, la nouvelle autorité aura une plus grande indépendance », analyse Thierry Charles, ancien directeur général adjoint de l’IRSN, puisque, aujourd’hui, l’institut est un établissement public et que demain ses activités seront assurées au sein d’une autorité administrative indépendante. « Mais un système dual résiste mieux à la pression. » Les retards ou différences d’analyses sont publics alors qu’un interlocuteur unique maintiendrait les discussions en interne. Même indépendante par ses statuts, l’ASNR « va prendre de plein fouet la pression, le nouveau système sera moins robuste ». Il pointe aussi le risque de « capture de l’expertise par la future décision ».

Une autre forte inquiétude concerne la séparation des activités de recherche et d’expertise. Aujourd’hui au sein de l’IRSN, on trouve des chercheur·es et des expert·es. Alors que l’ASN est composée d’ingénieur·es, souvent appartenant au Corps des mines, avec un haut niveau de compétences techniques mais une plus faible culture scientifique. Sur ce plan, la crainte exprimée par certains est la réduction de l’expertise à un contrôle de conformité aux textes réglementaires, au lieu d’une véritable évaluation scientifique. 

Selon le gouvernement, la relance historique du nucléaire est « un changement de paradigme » pour la sûreté puisqu’il faut à la fois en maintenir le niveau, sans changer la réglementation, tout en préparant la poursuite de l’exploitation des centrales au-delà de 60 ans – alors que, initialement, leur durée de vie était estimée à 40 ans, explique l’étude d’impact.

Trois paires de nouveaux EPR ont été annoncées, quatre autres pourraient suivre : la charge de travail pour la filière de sûreté va augmenter et les équipements à inspecter vont se diversifier dans les années à venir, compte tenu des technologies de rupture en cours de développement (SMR – Small Modular Reactor –, ITER –  réacteur thermonucléaire expérimental international –, etc.).

Dans ce contexte, l’exécutif met en avant ses attentes « en termes de délais et d’efficacité » pour justifier sa volonté de « fluidifier les processus d’instruction » des dossiers de sûreté. Et il espère y parvenir en créant un « interlocuteur unique », indépendant de l’exécutif et des exploitants des réacteurs (EDF et le CEA aujourd’hui). Le gouvernement veut aussi renforcer l’attractivité des métiers de la filière de la sûreté, en diversifiant les statuts des salarié·es et en réévaluant les salaires par rapport au privé.

Mener une telle réforme risque d’entraîner des bouleversements de pratiques professionnelles et de conditions de travail au moment où l’État relance pour la première fois depuis 50 ans un programme nucléaire. Et où les capacités de la filière de sûreté devraient être optimales. L’IRSN a été créé en 2002 et l’ASN en 2006 après l’accident catastrophique de Tchernobyl, afin de créer un système plus transparent et une autorité nucléaire indépendante. Auparavant, la sûreté nucléaire était contrôlée par le CEA.