Loi « antisquat » : « La proposition est inspirée par un séparatisme social qui ne dit pas son nom »
Tribune
Camille François, Sociologue
La réforme de la procédure d’expulsion locative prévue par la loi touchera aussi des centaines de milliers de locataires aux revenus modestes, prévient le sociologue Camille François dans une tribune au « Monde ».
Le premier pouvoir des autorités est de cadrer les choses : choisir les mots qui nous obligent à percevoir ou à contester la réalité sous un certain angle, et passer sous silence les vrais termes du débat. Par exemple, lorsque, le 2 décembre 2022, les députés Renaissance – avec des membres des groupes Les Républicains (LR) et Rassemblement national (RN) – ont adopté à l’Assemblée nationale une « proposition de loi visant à protéger les logements contre l’occupation illicite », en imposant le nom de « loi antisquat ». Cette appellation focalise en effet le débat public sur les situations les plus extrêmes d’habitat précaire.
Pourtant, à côté des personnes vivant dans des squats, les grandes victimes de cette loi seront les centaines de milliers de locataires aux revenus modestes, entrés légalement dans les lieux et disposant d’un bail, qui connaissent des difficultés à payer leur loyer.
La proposition de loi alourdit en effet considérablement les sanctions pénales contre les quelque centaines de squatteurs qui, pour se mettre à l’abri des rigueurs de la rue, commettent l’horrible délit d’occuper des locaux vides, y compris à « usage économique » (comme des immeubles de bureaux). Une expulsion en soixante-douze heures et trois ans de prison sont prévus pour les en dissuader. Au mépris de leurs droits fondamentaux, comme l’a dénoncé la Défenseure des droits [Claire Hédon].
Indispensable contrôle du juge
Mais la brutalité de cette initiative réside aussi dans la réforme de la procédure d’expulsion locative. Comme un grand bond en arrière, elle fait revenir la France au XIXe siècle, en rétablissant tout ce contre quoi se sont construits l’Etat social et la paix civile entre les classes.
Au mépris du droit, de sa cohérence et de son fragile équilibre, cette proposition de loi étend la notion de domicile à toute forme de propriété immobilière, quand bien même celle-ci ne serait pas habitée et meublée. Elle vient aussi limiter le pouvoir des juges. Or, les spécialistes savent bien que, dans les procédures d’expulsion, le contrôle des juges est indispensable, compte tenu des fautes de procédure commises par les « petits propriétaires » qui se présentent au tribunal sans avocat, avec des dossiers incomplets et des requêtes non conformes. Sans les juges, impossible de vérifier la recevabilité des procédures, ce qui constitue pourtant l’un des piliers de l’Etat de droit.
Cette proposition de loi remet également en cause l’office du juge. En droit civil, le procès est la chose des parties. Mais, au cours des cinquante dernières années, la loi a renforcé la capacité du magistrat à soulever de lui-même certains aspects du litige, à annuler les clauses abusives des contrats et à rétablir l’équilibre des forces entre les justiciables.
Par exemple, un juge peut attribuer des délais de paiement à des locataires endettés qui n’ont pas pu se rendre à l’audience et en faire la demande. Ce n’est pas un détail dans les affaires d’expulsion, où, comme le montre l’enquête que j’ai menée en région parisienne, près d’un locataire sur deux n’est pas en mesure de se présenter au tribunal ; et seulement 5 % de ceux qui s’y présentent sont accompagnés d’un avocat, contre plus de 80 % des bailleurs. La proposition de loi limite ce pouvoir des juges et signe ainsi le retour au règne du contrat – c’est-à-dire à la loi du plus fort.
Le retour de la prison pour dettes
Par ailleurs, si ce texte était définitivement adopté, il transformerait littéralement des familles endettées en familles délinquantes. Il faut y insister : arrêter de payer son loyer ne se fait ni par malhonnêteté ni de gaieté de cœur. C’est avant tout un arbitrage d’infortune, qui oblige les locataires à court d’argent à jongler entre les factures et les dépenses.
D’ailleurs, les enquêtes sur le sujet montrent que l’immense majorité des locataires qui s’endettent le fait temporairement : il s’agit d’un ou deux mois d’impayés, le temps de retrouver un peu de marge de manœuvre financière, avant de rembourser les arriérés et d’éviter l’expulsion.
Plus grave, cette loi risque de créer une infraction pénale instaurant une peine de prison pour les familles qui ne quitteraient pas par elles-mêmes leur logement après que le tribunal a prononcé leur expulsion. Cela alors que la législation existante permet déjà, dans ce cas, au propriétaire bailleur de solliciter l’intervention de la force publique pour contraindre les occupants à quitter les lieux.
Des familles qui n’arrivent déjà pas à payer leur loyer, qui ne savent pas où aller et refusent de dormir à la rue se verront infliger un nouveau procès, pénal cette fois. Après le retour du règne du contrat, nous assisterons ici au retour d’une forme indirecte de prison pour dettes, comme celle en vigueur jusqu’au milieu du XIXe siècle.
Explosion des inégalités
En définitive, cette proposition de loi est inspirée par un séparatisme social qui ne dit pas son nom. Elle sert les intérêts d’une petite clientèle électorale et piétine le droit au logement. Elle fait passer tous les locataires endettés pour des délinquants de mauvaise foi et tous les détenteurs de biens immobiliers pour des « petits propriétaires ». Alors que tout indique que la propriété immobilière a rarement été aussi concentrée et qu’elle est au cœur de l’explosion des inégalités.
Le pire, c’est que cette loi n’arrangera pas même les affaires des propriétaires : elle multipliera les procédures et les décisions d’expulsion, ce qui, au regard du manque de moyens de la justice et des services de l’Etat, ne fera qu’engorger les tribunaux et allonger encore un peu plus les délais de procédure.
Discutée en pleine trêve hivernale et en période d’inflation, alors que des milliers de familles peinent à boucler leur budget, cette loi absurde, comme l’a dit un porte-parole des luttes contre le mal-logement, enverrait même « l’abbé Pierre en prison ».
Camille François est sociologue, auteur de l’ouvrage « De gré et de force. Comment l’Etat expulse les pauvres », paru le 19 janvier 2023 aux éditions La Découverte, 240 p., 22 €.