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Derrière le succès sécuritaire des JO, le calvaire policier d’une nounou algérienne

Derrière le succès sécuritaire des JO, le calvaire policier d’une nounou algérienne accusée de terrorisme

Par Chloé Morin, Libération

 

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D’origine algérienne et résidant depuis dix ans en France, «Latifa» est soupçonnée par les autorités - à tort - d’être une terroriste. Son employeur, la poliste Chloé Morin témoigne de cette histoire ubuesque et dénonce la banalisation de mesures attentatoires aux libertés.

 

J’ai longtemps cru, très naïvement, que les injustices commises par les forces de l’ordre procédaient avant tout d’erreurs humaines, plus que de défaillances systémiques. L’affaire dont j’ai été témoin cet été m’a fait changer d’avis. J’ai réalisé qu’au prétexte de toujours mieux nous protéger, nous avons laissé les gouvernements successifs ouvrir la porte à une banalisation de mesures très gravement attentatoires aux libertés. Et pas uniquement celles des criminels et des terroristes… ce sont nos libertés collectives qui sont aujourd’hui très concrètement menacées.

Latifa (son nom a été modifié pour la protéger) a 30 ans. Elle est algérienne et travaille en France depuis plus de dix ans. Son métier est de garder des enfants – notamment le mien, qui vient d’avoir 2 ans.

 

La menace de la garde à vue

Le 15 juillet dernier, elle est convoquée au commissariat. On lui annonce que désormais, il lui faudra pointer tous les matins à 8 heures et ne surtout pas être en retard ne serait-ce que d’une minute. Sinon, c’est la garde à vue. Elle ne comprend pas. «Trouve-toi un avocat !» lui assène-t-on avec le tutoiement de rigueur, hélas symptomatique de rapports entre police et citoyens trop souvent dégradés…

 

Renseignement pris par son avocate Marie Dosé, le ministère de l’Intérieur accuse Latifa d’avoir posté sur le réseau TikTok des contenus à caractère terroriste. Elle nie en bloc, terrifiée : le compte en question n’est pas le sien. Son compte à elle ne comporte que des images de voyages et de restaurants. Mais à quoi bon nier, puisque personne ne veut l’entendre ?

 

Lorsqu’elle m’apprend cela, en pleurs au téléphone, je suis sidérée. Se peut-il que les forces de police se trompent ? Le préfet peut-il vraiment enfermer des gens honnêtes de manière discrétionnaire, sur consigne du gouvernement ? Ai-je raté des signes de radicalisation alors qu’elle vit quasiment avec nous depuis deux ans ? Mais connaît-on jamais vraiment les gens ?

 

Assignée à résidence chez elle à Montrouge (Hauts-de-Seine), ne pouvant donc aller travailler, incapable de comprendre cette situation délirante, Latifa désespère. Elle ne dort plus, ne mange plus et sombre peu à peu dans la dépression.

 

Un premier juge considère qu’il n’y a pas d’urgence à juger son cas. Il faut donc contester le fond de la décision auprès du juge administratif. Et en attendant, elle reste enfermée.

 

Un mois de privation de liberté

A la mi-août, après un mois de privation de liberté, Latifa est convoquée par la police pour être entendue. Enfin ! C’est la première fois, un mois après le début de son calvaire, que l’on va écouter ce qu’elle a à dire. Je me dis alors que nous allons voir le bout du tunnel et savoir si elle est coupable des faits qui lui sont reprochés – ce que je n’arrive toujours pas à croire. Les policiers constatent qu’aucun élément ne leur permet d’établir un lien entre Latifa et ce compte TikTok propageant la haine.

 

Le numéro de téléphone qui y est associé est un numéro que Latifa a résilié avant la création du compte litigieux postant des contenus à caractère terroriste. De quoi démontrer son innocence ? Peu importe ! La mécanique infernale est enclenchée, nul ne saurait l’enrayer. La procédure d’assignation à résidence baptisée «Micas» [mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance]n’est pas levée. Le calvaire se poursuit.

 

Un réveil défectueux un matin, une heure de retard au pointage et la voilà placée en garde à vue. Les consignes viennent d’en haut : aucune clémence pour les milliers d’hommes et de femmes soumis à ce régime d’exception pendant les JO. Il ne faut pas prendre le moindre risque. Elle ne sortira de sa garde à vue qu’au terme de plusieurs heures pendant lesquelles on l’a humiliée en lui intimant de retirer son voile sans explication.

 

Plusieurs semaines plus tard et faute de la moindre preuve permettant de l’incriminer, les autorités finiront même par la placer une deuxième fois en garde à vue avec ses deux sœurs. Nous sommes à la fin août. Durant plusieurs heures, les trois jeunes femmes font face à des demandes insistantes de s’auto-incriminer. «Vous n’aurez qu’une amende si vous avouez !» leur promet-on.

Heureusement, l’avocate Marie Dosé est là pour les alerter sur le piège. Les terroristes risquent évidemment bien plus qu’une amende… Latifa sort de cette lessiveuse terrifiée, épuisée. Elle ne parvient pas à s’arrêter de pleurer lorsque je parviens enfin à la joindre au téléphone afin de prendre de ses nouvelles.

 

Le juge administratif, enfin amené à se prononcer à la mi-septembre sur son cas, refuse de lever la mesure en dépit de l’absence de preuves pouvant justifier l’enfermement. Là encore, le dysfonctionnement de la machine me sidère. Dans quel pays un juge peut-il valider une condamnation qui ne repose sur aucune preuve ?

 

Ultime coup de théâtre : au lendemain de cette décision, le ministre décide de la libérer, par un arrêté aussi incompréhensible que celui qui l’avait justement privée de liberté. Aucune explication et aucune excuse pour deux mois et plus passés dans l’angoisse. Nous sommes le vendredi 20 septembre. Cette affaire aura été incompréhensible de bout en bout.

 

Les trois sœurs n’ont toujours pas compris comment on pouvait traiter des innocentes d’une telle manière. Et moi non plus. On leur avait dit que la France était le pays des Droits de l’homme. Mais voilà : les alertes répétées des avocats – dont celle de Marie Dosé, qui a défendu Latifa ? –, aux premières loges de cette violation indigne des droits fondamentaux, se heurtent depuis des années à un mur de silence et d’indifférence politique et médiatique. Car même si vous n’en avez probablement pas entendu parler, l’épisode des Jeux olympiques a des précédents… Mais l’opinion publique est majoritairement favorable à ce que l’on soit intraitable avec les terroristes… donc fermez le ban !

 

Silence radio

Evidemment, j’ai tenté dès le début de cette affaire de saisir les autorités gouvernementales, alertant sur ce que je pensais être une erreur terrible. Silence radio. L’heure est à la célébration de nos champions engagés dans les JO. Et toutes les compromissions sont permises pour que la fête qui unit les nations se déroule sans anicroche. Il y va de l’avenir politique des membres du gouvernement concernés. Les dérives n’intéressent personne, surtout pas Gérald Darmanin, lorsqu’il était en poste Place Beauvau ne pouvait pas ignorer les dizaines d’alertes lui remontant depuis des semaines par ses services et par les avocats des personnes enfermées à tort.

 

Le « risque zéro » souhaité par tous mérite-t-il le sabordage des valeurs qui font l’honneur de la France, celles-là mêmes que nous avons unanimement saluées lors de la cérémonie d’ouverture et tout au long des épreuves ? Combien de Latifa ont été injustement enfermées cet été ? C’est une question essentielle, à laquelle nous n’avons pas et n’aurons peut-être jamais de réponse. Sommes-nous encore une démocratie digne de ce nom ? J’en doute de plus en plus.

 

Latifa est désormais libre. Libre mais terrifiée. Elle risque une double peine puisque ses papiers, dont elle a demandé le renouvellement il y a déjà un an, pourraient ne pas lui être accordés en conséquence de cette funeste erreur judiciaire.

 

J’ai la conviction qu’il est temps pour nous d’ouvrir les yeux sur un risque de glissement vers un Etat de non-droit. Il est temps d’affirmer que le dévoiement de nos règles de droit qui est à l’œuvre au nom même de notre sécurité s’avère insupportable et intolérable.