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Climat : « Nous entrons dans un territoire inconnu »

Le Monde
Planète, lundi 24 juillet 2023 1155 mots, p. 7

Entretien

Climat : « Nous entrons dans un territoire inconnu »

Pour le climatologue Michael Mann, les impacts du réchauffement sont plus intenses que ce qui était prévu

Propos recueillis par Audrey Garric

 

Plus de 50 °C aux Etats-Unis et en Chine, autour de 45 °C en Italie, en Espagne ou en Grèce, des inondations meurtrières en Corée du Sud, des incendies au Canada ou encore une température inédite de l’Atlantique Nord : la planète est soumise à des catastrophes climatiques en série. Le climatologue Michael E. Mann, directeur du centre pour les sciences et l’environnement de l’université de Pennsylvanie (Etats-Unis), réfute l’idée d’une accélération du réchauffement, mais prévient que nous pourrions franchir des points de bascule si nous continuons à utiliser des énergies fossiles.

 

La succession actuelle d’extrêmes et de records marque-t-elle une nouvelle normalité ?

C’est pire qu’une nouvelle normalité : c’est un référentiel qui change constamment, avec des effets qui ne cesseront de s’aggraver, partout dans le monde, tant que nous continuerons à brûler des combustibles fossiles [charbon, pétrole et gaz] et à générer des émissions de gaz à effet de serre. Non seulement nous verrons de nouveaux records battus, mais ils voleront en éclats sous l’effet de la crise climatique. Cette année, le phénomène El Niño, un réchauffement du Pacifique équatorial qui peut augmenter les températures mondiales, se surajoute.

 

Le climat est-il entré dans une phase hors de contrôle ?

Non, mais le climat ne cesse de se dégrader, et c’est déjà très grave. Mais nous ne sommes pas encore près d’une quelconque réaction d’emballement et rien ne prouve que des points de non-retour aient été franchis. Cependant, ces derniers pourraient être atteints si nous continuons à brûler des combustibles fossiles et donc à réchauffer la planète. Nous avons encore le temps d’empêcher les pires effets de se produire si nous agissons maintenant.

 

Pour des scientifiques comme Johan Rockström, du Potsdam Institute for Climate Impact Research, nous aurions déjà dépassé sept des huit limites planétaires « sûres et justes », des seuils au-delà desquels l’humanité serait en péril…

Il y a un malentendu linguistique. Parlons-nous de points de bascule climatiques ou sociétaux ? Ce n’est pas la même chose. Un réchauffement constant et linéaire pourrait en principe conduire à un point de bascule sociétal, car il existe un seuil au-delà duquel le système complexe de l’économie ne peut plus fonctionner. Mais rien ne prouve que la situation soit devenue incontrôlable d’un point de vue climatique. Au contraire, elle s’aggrave de façon continue à mesure que la planète se réchauffe sous l’effet de nos activités.Et il n’y a pas le moindre consensus au sujet des limites planétaires.

 

Les impacts actuels de la crise climatique sont-ils conformes aux prévisions des modèles ?

Le réchauffement lui-même [+ 1,2 °C par rapport à l’ère préindustrielle]est conforme aux prévisions des modèles climatiques. Mais beaucoup des impacts du réchauffement se produisent plus tôt et avec une plus grande ampleur que ce que les modèles avaient prévu. Le meilleur exemple en est donné par les phénomènes météorologiques extrêmes estivaux, comme ceux que nous observons cet été en Amérique du Nord, en Europe et en Asie (vagues de chaleur, incendies et inondations). On peut aussi citer la fonte des calottes glaciaires, la diminution de la banquise arctique et l’élévation du niveau de la mer.

 

D’autres scientifiques, comme James Hansen, ancien directeur du principal laboratoire de sciences climatiques de la NASA, parlent pourtant d’accélération du réchauffement…

J’ai le plus grand respect pour James. Il est l’un des principaux contributeurs à notre science depuis des décennies. Mais je pense qu’il se trompe lorsqu’il affirme qu’il existe des preuves de l’accélération du réchauffement. Ce dernier est constant, et c’est déjà assez grave comme cela.

 

L’Organisation météorologique mondiale juge que nous entrons en « territoire inconnu ». Etes-vous d’accord ?

Cela dépend de ce que vous entendez par là. Il y a eu des exemples d’extrêmes bien plus importants dans l’histoire de la Terre. En ce sens, non. Mais sur la durée de la civilisation humaine, oui, nous entrons très certainementdans un territoire inconnu. Le mois de juillet sera probablement le plus chaud que la planète ait connu depuis plus de cent mille ans.

 

Si nous stoppons immédiatement les émissions, le réchauffement climatique et ses effets s’arrêteront-ils aussitôt ?

Le réchauffement de la surface s’arrêtera très rapidement après que les émissions seront devenues nulles. Il existe un consensus scientifique croissant sur ce point, et les impacts liés au réchauffement de surface – par exemple les événements météorologiques estivaux extrêmes – se stabiliseront lorsque cela se produira. Toutefois, certains effets, comme le réchauffement des océans profonds, l’effondrement et la déstabilisation des calottes glaciaires, l’élévation du niveau de la mer et l’acidification des océans, pourraient se poursuivre pendant des siècles. Nous devrons nous efforcer de nous adapter aux changements qui sont inévitables. Mais une grande partie de ces impacts prendra fin et c’est pourquoi nous devons cesser le plus rapidement possible de brûler des combustibles fossiles.

 

En se focalisant sur l’atteinte de la neutralité carbone d’ici à 2050, n’oublie-t-on pas que c’est l’accumulation des émissions d’ici là qui compte ?

C’est absolument le rythme auquel les émissions diminuent qui compte. Notre budget carbone [maximum d’émissions]pour limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C diminue rapidement. C’est la raison pour laquelle le GIEC parle de la nécessité de réduire les émissions de CO2 de 50 % d’ici à 2030 et d’atteindre le zéro net au milieu du siècle, pour avoir une chance d’éviter un réchauffement de 1,5 °C. Bien sûr, un tel réchauffement de 1,5 °C ne constitue pas une falaise de laquelle l’humanité serait précipitée. Je préfère l’analogie d’un champ de mines. Plus le réchauffement est important, plus le danger est grand.

 

Quel regard portez-vous sur l’action politique en faveur du climat et sur la future conférence mondiale (COP28) qui se tiendra en décembre à Dubaï (Emirats arabes unis) ?

Par le passé, j’ai conseillé à d’autres personnes de soutenir le processus de négociation des Nations unies sur le climat, car il s’agit de notre seul cadre multilatéral pour une action mondiale coordonnée. Et je continue à penser que ce cadre est essentiel. Mais je suis troublé, comme beaucoup d’activistes climatiques, par la façon dont il a été détourné récemment par les pays producteurs de pétrole du Moyen-Orient, qui ont un bilan catastrophique en matière de climat. Tout comme je suis troublé par la façon dont l’Arabie saoudite tente de réhabiliter sa réputation méritée d’Etat pétrolier impitoyable, je suis préoccupé par la possibilité que le processus de la COP soit détourné par de mauvais acteurs qui l’utilisent comme une occasion de blanchir leur terrible héritage en matière de climat.