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Nucléaire : les déboires sans fin d’Hinkley Point révèlent le choix politique de détruire EDF

Nucléaire : les déboires sans fin d’Hinkley Point révèlent le choix politique de détruire EDF

Sept ans après son lancement, tous les avertissements émis contre le projet d’EPR britannique se révèlent exacts. Le chantier accumule retards et surcoûts colossaux. L’entreprise publique se trouve prise dans un piège mortel. Et ce par la volonté d’un seul homme : Emmanuel Macron.

Martine Orange

25 janvier 2024 à 15h34

 

 

 

 

C’estC’est une question d’habitude, aurait-on envie d’écrire. Après Olkiluoto en Finlande, Flamanville en France et Taïshan en Chine, Hinkley Point en Grande-Bretagne vient s’ajouter à la longue histoire de la catastrophe industrielle de l’EPR conçu par Areva. EDF a annoncé le 22 janvier de nouveaux retards dans la construction des deux réacteurs britanniques. Alors que le démarrage était prévu pour 2024, le premier réacteur sera mis en service au mieux « en 2029 », voire en « 2030 ou 2031 ».

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© Mediapart

Et, comme d’habitude, les coûts sont en train de déraper dans des proportions colossales. Évaluée à 18 milliards de livres au lancement du projet en 2016, l’addition finale devrait s’établir entre 31 et 35 milliards de livres (en valeur constante 2015), soit entre 46 et 53 milliards d’euros actuels. C’est la nouvelle estimation. Et peut-être pas la dernière.

Sauf qu’on ne peut pas s’habituer. Face à de tels échecs, avec de tels montants, face à la casse programmée d’un groupe et d’un service publics, EDF est en péril. On peut toujours parler du « cauchemar nucléaire » de l’EPR, se cacher derrière les vices de conception du réacteur, la complexité d’exécution industrielle de ces chantiers pharaoniques, la perte des savoir-faire de la filière nucléaire française… tout cela est connu de longue date mais ne saurait suffire. Il y a d’abord une responsabilité politique dans ce fiasco britannique.

Alors que le gouvernement va de nouveau tout mettre en œuvre pour enterrer le sujet et trouver au besoin des boucs émissaires, ce chantier de Hinkley Point, qui fait courir un risque gravissime à EDF, a été voulu et imposé par Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie. Seul. Dans l’indifférence d’une présidence hollandienne négligente.

 

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Pose d’un dôme en acier sur le premier bâtiment du réacteur de Hinkley Point C, sur le site de construction de la centrale nucléaire de Bridgwater (Angleterre) le 15 décembre 2023. © Photo Ben Birchall / PA Photos / Abaca

Des années après, les connaisseurs du monde nucléaire, et de ce dossier en particulier, cherchent encore les motivations profondes qui ont poussé celui qui n’était alors que ministre de l’économie à défendre ce projet bec et ongles. Ce n’était pas sa foi dans le nucléaire : la conversion du chef de l’État aux bienfaits de l’atome est assez récente, vers 2019. Ce n’était pas non plus pour défendre la « grandeur » de la filière nucléaire française : il venait de vendre l’activité énergie d’Alstom à General Electric (GE), en supprimant les faibles défenses instaurées par son prédécesseur à l’économie, Arnaud Montebourg, pour protéger des actifs jugés stratégiques.

 

Était-ce alors pour de simples questions comptables, comme cela se disait jusqu’au sommet d’EDF ? Donner un nouveau chantier pour l’EPR signifiait qu’Areva avait encore un avenir. Cela permettait de cacher la faillite du groupe de chaudières nucléaires sous la présidence d’Anne Lauvergeon et d’éviter le renflouement du groupe, au moment où Bercy imposait à EDF de racheter Areva.  

Aucun de ces arguments ne résistait face aux risques encourus par EDF à se lancer dans l’aventure de Hinkley Point. Et cela fut dit dès le départ.

La rébellion des salariés d’EDF

La démission fracassante du directeur financier d’EDF, Thomas Piquemal, en mars 2016, aurait dû amener le pouvoir à reculer. Le fait était sans précédent dans l’histoire du groupe. Et les propos de son directeur financier plus encore.

Sur le départ, il expliqua qu’EDF courait à sa perte en construisant deux EPR en Grande-Bretagne. Le projet, insistait-il, ne présentait ni les garanties industrielles ni les garanties financières, juridiques et politiques suffisantes, alors que le groupe public allait y engager directement ses fonds propres, sans soutien étatique, le gouvernement britannique, en plein Brexit, ayant décidé de retirer sa garantie financière au projet.  

 

Thomas Piquemal se faisait le porte-parole de toute l’entreprise, vent debout contre le projet. Nouant une alliance là aussi sans précédent, responsables de la direction d’EDF, ingénieurs, syndicats, salariés, tous ont bataillé, à tous les niveaux, lançant toutes les alertes possibles contre ce projet qui, selon eux, menait EDF droit à la faillite.

Dans une très longue note, publiée alors par Mediapart, en mars 2016, les ingénieurs d’EDF listaient toutes les raisons d’y renoncer. L’EPR prévu à Hinkley Point, expliquaient-ils, était un réacteur de deuxième génération, censé corriger les erreurs de conception de l’EPR mais aussi répondre aux exigences de l’Autorité de sûreté nucléaire britannique, différentes de celles de l’Autorité française. « Le nouveau projet est devenu d’une extrême complexité, soulignaient-ils, c’est donc peu dire que ce modèle UK EPR sera une nouvelle tête de série hybride et complexe, portant de ce fait un haut niveau de risque. »

Outre la complexité du projet, tout leur paraissait irréaliste dans les annonces faites par la direction : le calendrier d’exécution, le coût de l’ouvrage, d’autant qu’Areva avait perdu nombre de compétences industrielles et EDF aussi. Même la Cour des comptes s’en mêla, lançant un avertissement contre les deux réacteurs.

Sept ans plus tard, le constat est là, implacable. Les salariés d’EDF avaient raison sur tout, sur la complexité du projet, sur le calendrier, sur les risques industriels et financiers.

Emmanuel Macron enjamba, comme à son habitude, la contestation des salariés. Qui étaient-ils pour oser contredire un ministre de l’économie ? Il balaya d’un revers de la main toutes les mises en garde : Hinkley Point se ferait puisqu’il l’avait décidé. Serviles, le PDG d’EDF, Jean-Bernard Lévy, et les administrateurs « indépendants » obtempérèrent contre l’avis de tous les représentants des salariés.  

Ce fut la dernière grande décision d’Emmanuel Macron avant son départ du ministère pour s’engager dans la campagne présidentielle.

Sept ans plus tard, le constat est là, implacable. Les salariés d’EDF avaient raison. Ils avaient raison sur tout, sur la complexité du projet, sur le calendrier, sur les risques industriels et financiers. Le groupe se voit pris dans un piège mortel. Seul.

Le mur financier de l’EPR 

Le groupe public, déjà lourdement endetté, sans fonds propres suffisants du fait de son actionnaire défaillant, se retrouve désormais à devoir assumer une addition monstrueuse.

À l’origine, le projet de Hinkley Point devait être mené conjointement par EDF et son partenaire chinois CGN. Mais avant même la signature du contrat, le groupe chinois avait obtenu des aménagements : bien qu’officiellement EDF ne portât que les deux tiers du projet, il acceptait dans les faits d’assumer 80 % des risques.

La situation a empiré depuis. Dans le sillage des États-Unis, les relations sont devenues glaciales entre Londres et Pékin. À l’été 2022, le gouvernement britannique a racheté toutes les parts détenues par CGN dans Sizewell − développé à parité avec EDF, le projet prévoit la construction de deux autres EPR sur ce site − afin de couper tous les ponts avec le gouvernement et les entreprises publiques chinoises.

Les liens avec EDF, autrefois partenaire historique de la Chine, sont aussi au plus bas, envenimés par les déboires à Taïshan et par la surveillance américaine sur le sujet. « La probabilité que CGN ne finance pas le projet d’Hinkley Point au delà de ses engagements d’actionnaire est forte », avait prévenu EDF dès juillet. Le risque s’est matérialisé en décembre. EDF a averti le gouvernement britannique que CGN avait interrompu les paiements pour couvrir les surcoûts de Hinkley Point. Une information que le gouvernement et EDF se sont bien gardés de rendre publique à l’époque.

Depuis, EDF cherche des investisseurs pour prendre le relais. Mais qui veut accompagner un projet industriel de cette ampleur qui n’est maîtrisé ni industriellement ni financièrement ? Le groupe public s’est tourné vers le gouvernement britannique et s’est heurté à une fin de non-recevoir. « Le gouvernement britannique a indiqué qu’il n’interviendrait pas pour aider EDF à financer Hinkley Point », a-t-il fait savoir en réponse.

Doubler la mise à Sizewell

Après l’annonce des nouveaux retards, le ministre des finances français a indiqué qu’il entendait reprendre la discussion avec Londres sur le sujet : « C’est un sujet franco-britannique. Le gouvernement britannique ne peut pas en même temps dire à EDF qu’il doit se débrouiller seul à Hinkley Point et demander à EDF de mettre de l’argent dans le projet Sizewell. Nous sommes déterminés à trouver une solution globale pour ces deux projets. » 

En clair, alors que Hinkley Point est déjà une catastrophe, le gouvernement français est prêt à demander à EDF, bien qu’il n’y soit pas obligé, de doubler la mise avec Sizewell, persuadé que l’EPR, après avoir déjà coûté plusieurs centaines de milliards, finira bien un jour par fonctionner !

La réponse du gouvernement britannique aux demandes du ministre de l’économie Bruno Le Maire a été aussi concise que rapide : « Les coûts sont de la responsabilité d’EDF. »

L’étatisation d’EDF ne changera rien au mur financier qui se dresse devant le groupe public, déjà appauvri par les multiples contraintes qui lui ont été imposées au nom de la concurrence. On pressent déjà la réponse que le gouvernement, avec l’appui de ses banquiers conseils et autres consultants, pense y apporter : éparpiller EDF « façon puzzle » et privatiser les profits des parties les plus rentables. Comme il a déjà tenté de le faire avec le projet Hercule.

 

La hausse incessante des tarifs d’électricité − plus 44 % en deux ans − et le projet de réforme du marché de l’électricité participent à cette politique : ils entendent déshabituer les Français et les Françaises à avoir un service public de l’électricité et à la considérer comme un bien commun, pour la faire entrer dans une marchandisation totale.

Quitte à se priver d’un outil essentiel et puissant pour l’ensemble de l’économie. L’entêtement d’Emmanuel Macron à réaliser « quoi qu’il en coûte » Hinkley Point s’explique sans doute par ce but caché. Si tel est son projet, qu’il ose au moins l’afficher clairement et publiquement.