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Pollution de l’eau potable : le casse-tête des consommateurs pour réduire les risques

PFAS, pesticides, microplastiques… La qualité de l’eau en bouteille ou au robinet ne va plus de soi et oblige chacun à trouver des solutions pour boire sans trembler. Mais la filtration miracle ne coule pas de source.

Par Pascale Krémer

Publié le 08 mars 2025 

 

PHILOTHEUS NISCH POUR « LE MONDE »

 

Presser ce gros bouton la rassure. Près de l’évier de sa cuisine, Anne-Sophie dispose d’un « buzzer » argenté qui n’a rien de ludique, à ses yeux, mais tout d’une salvatrice protection sanitaire : « On joue avec notre santé, considère la trentenaire (préférant garder l’anonymat), qui réside dans le Pas-de-Calais et se charge d’optimiser la rentabilité d’un grand parc d’attractions. Lorsque j’appuie sur le bouton, j’active la filtration d’eau, je prends moins de risques. »

 

 

Avec ses lunettes papillonnantes, des cheveux touffus qu’elle tente de canaliser en chignon haut et un sourire contagieux, Anne-Sophie ne diffuse aucune angoisse complotiste. « Je passe pour parano, déclare-t-elle pourtant. Autour de moi, les gens disent : “Tu exagères, c’est cher, tu en fais trop”, “L’Etat préviendrait, s’il y avait un vrai problème avec la qualité de l’eau…” » Sous l’évier, Anne-Sophie et son mari ingénieur ont fait installer un système de filtration d’eau à 1 800 euros dont l’entretien coûte 30 euros supplémentaires par mois, complété par un adoucisseur à 3 500 euros.

 

« J’ai une maladie auto-immune, je m’interroge beaucoup sur le pourquoi. Je mange bio, déjà, justifie-t-elle, avec un débit de mitraillette. Quand nous avons quitté la région parisienne avec notre fils de 3 ans, emménagé à Arras et prévu de rénover cette maison, j’ai voulu que ce soit sécure, côté eau. Je savais que, dans ce département fortement agricole, les nappes phréatiques étaient polluées par les pesticides. » Alertée par un article du Monde, Anne-Sophie s’était plongée dans les rapports officiels, en avait conclu que « plein de choses ne sont pas mesurées dans l’eau, polluants éternels et compagnie », et que « les seuils maximaux sont modifiés pour rester en conformité ».

Alors, le couple a inclus dans le budget travaux « un gros billet pour la filtration d’eau par osmose inverse », quitte à repousser les projets de terrasse. Chaque jour, Anne-Sophie emporte son eau au bureau, remplit la gourde de son fils pour l’école. Avec, en tête, ce constat teinté d’amertume : « C’est à nous de faire des recherches, à nous de nous prendre en charge individuellement. »

Propos alarmistes

De semaine en semaine, l’eau devient une source grandissante d’inquiétude pour les Français qui s’informent. Mai 2024 : les pesticides et leurs sous-produits, apprend-on, sont présents dans 97 % des stations de contrôle des eaux souterraines, et dépassent les normes dans près de 20 % d’entre elles. Novembre : les ressources hydriques sont massivement contaminées par le TFA (acide trifluoroacétique), polluant éternel issu de la dégradation d’un pesticide reconnu comme perturbateur endocrinien. Le même mois, trois inspections générales soulignent l’échec global de la protection de l’eau potable : pour au moins dix millions de Français, sa qualité n’est plus garantie. En décembre, bouquet final : les trois quarts des sols français sont contaminés par les microplastiques, nouvelle menace pour les nappes phréatiques.

Aussi l’appel à témoignages sur la qualité de l’eau de boisson, lancé début février sur Lemonde.fr, a-t-il mesuré le désarroi de nos lecteurs, qui oscillent entre peur et colère, partageant les mêmes sentiments d’impuissance et de trahison, une semblable défiance vis-à-vis de politiques jugés inactifs. « On m’a toujours affirmé que l’eau de Paris était extrêmement surveillée, rappelle Céline Galliot, 59 ans. Mensonge, mensonge, mensonge ! Allons-y gaiement pour l’empoisonnement généralisé ! » « Tous les deux ou trois mois, on nous annonce un nouveau polluant, déplore Dominique Chalençon, retraité alsacien. La santé des Français semble bien passer derrière les affaires. Nos pauvres enfants… » « Qu’est-ce qui est moins mauvais pour ma santé ? L’eau de source avec des microplastiques ou l’eau du robinet avec du chlore et des pesticides ? », interroge, furax, Valérie Lasserre, 52 ans, consultante en stratégie.

 

 

Réflexe commun, au premier doute sur ce qui s’écoule du robinet : se ruer sur l’eau en bouteille. La moitié des Français en boivent tous les jours, selon le baromètre Kantar-Cieau de février. Mais l’hydratation d’hypermarché est coûteuse pour les budgets serrés. Bien trop plastifiée, trop transportée, pour séduire durablement quiconque tient à la planète. Surtout, l’eau de source ou minérale naturelle n’est épargnée ni par les polluants éternels, ni par les nanoplastiques, ni par les contaminations bactériologiques, contre lesquels le groupe Nestlé avait mis en place des filtrations illégales – comme révélé en janvier 2024.

Alors, à quelle eau se fier ? Les Français pataugent en eaux troubles. Ils plongent dans les documents annexés à leur facture d’eau, scrutent d’austères tableaux de teneurs locales en pesticides, en nitrates, en métaux lourds… Puis errent sur Internet, à la recherche de solutions. A la cantine, carafe en main, telle collègue ne s’est-elle pas vantée de sa filtration à domicile, déclenchant les questions de toute la tablée ? Mais taper « filtration eau » sur un moteur de recherche conduit à une autre noyade : des centaines de marques proposent leurs systèmes de filtration individuelle sur des sites alliant jargon d’ingénieurs chimistes et propos alarmistes. « Filtrabio-100 est équipé d’un dynamiseur couplant un puissant champ magnétique à un vortex », lit-on, peu éclairé.

Des listes sans fin de polluants censément éliminés donnent des sueurs froides. D’urgence, acheter ! « En 2024, filtrer son eau du robinet n’est plus une option, c’est un devoir pour votre santé et pour notre planète », intiment, sur leur site, les créateurs des filtres à eau Pureva – lancés en 2023 par deux vingtenaires martiniquais biberonnés au chlordécone, cet insecticide jadis pulvérisé dans les bananeraies. Leur système s’accroche au robinet, d’autres ressemblent à de grosses bonbonnes métallisées, ou encore à des unités centrales d’ordinateur. L’on vous parle de microfiltration au charbon actif, d’osmose inverse, de cartouches à changer continuellement… Une certitude : la déco de la cuisine ouverte sera ruinée. Puis une deuxième : il va falloir payer.

« Demande en forte progression »

Qu’importe, il s’agit de sauver les enfants de l’empoisonnement. Alors, les ventes s’envolent, les entreprises éclosent. Il y a d’abord eu les adoucisseurs d’eau anticalcaire, dans les années 2000-2010, et les carafes filtrant l’eau grâce au charbon actif – les molécules nocives venant se fixer à sa surface poreuse. Ensuite, sur le même principe, des systèmes de filtration placés sur l’évier, ou en dessous, ou directement fixés au bec du robinet, fonctionnant sous la pression de l’eau. Et encore des filtres à gravité, posés sur le plan de travail, que l’on remplit d’eau à la main.

« On cartonne depuis 2017. On avait des clients en quête d’autonomie en eau, cela s’est amplifié avec le Covid-19, puis avec tous les problèmes de pollution, retrace Laurent Trouvé, PDG d’Aqua-Techniques, qui distribue notamment les filtres à gravité British Berkefeld (panier moyen autour de 350 euros). On a quintuplé le chiffre d’affaires en sept ans, pour arriver à 5 millions d’euros annuels. Le particulier comprend que les stations d’épuration ne peuvent pas tout filtrer, alors il veut le faire chez lui. »

 PHILOTHEUS NISCH POUR « LE MONDE »

 

Dernier engouement, un cran de sophistication technique au-dessus : l’osmoseur inverse, qui ajoute au charbon une membrane de filtration extrêmement fine. Sur le site d’osmoseurs domestiques Josmose.fr, les ventes ont grimpé de 30 % entre mars 2024 et mars 2025. Trois mille osmoseurs s’écoulent à l’année, à 600 euros le modèle compact – ajouter 100 euros d’entretien par an, la cartouche de reminéralisation à 20 euros, sans compter l’adoucisseur en cas d’eau très calcaire, sinon le système bloque. Chez Leroy Merlin, on confirme « une demande en forte progression » pour toutes ces solutions de filtration, « avec une accélération notable depuis 2020 » liée aux « questions de santé, de durabilité, aux préoccupations sur la qualité de l’eau du robinet ». L’offre s’y étoffe sans cesse.

 

 

Selon l’Union européenne, plus de 100 000 substances chimiques commercialisées (plastifiants, pesticides, détergents, cosmétiques, médicaments, métaux…) sont susceptibles d’être retrouvées dans la ressource hydrique, comme autant de micropolluants. Leur nombre croît encore, d’année en année. Complexe, leur détection progresse, de même que le coût de leur éradication pour les acteurs de l’eau, dans une course effrénée contre la détérioration de la qualité de ce qui est bu. « Malheureusement, on se dirige vers une solution individualisée », conclut, sans s’en réjouir trop ouvertement, le cofondateur de Pureva, Adrien Charles-Nicolas.

Lancé au printemps 2023, son système de microfiltration directement fixé au bec du robinet, vendu sur abonnement 17 euros par mois, « soit 2 centimes le litre en moyenne, vingt fois moins cher que l’eau en bouteille », a convaincu moitié plus de clients en janvier 2025 que le mois précédent, « et ce n’est que le début de la courbe », parie-t-il. « Vu l’ampleur des pollutions, le temps et l’argent nécessaires pour un traitement collectif sont trop énormes. En Suisse, ils ont augmenté de 30 % le prix de l’eau du robinet, rien que pour lutter contre les résidus de chlorothalonil, un pesticide fongicide. »

Luxe d’une eau saine

Nombre de Français militent donc pour une réduction des polluants à la source, exigent un traitement plus poussé de l’eau à grande échelle, mais, dans l’attente, se protègent individuellement. « [Est-ce] céder à l’industrie de la peur ?, se demande Claire Davignon, 38 ans, fonctionnaire territoriale en Haute-Savoie. Mon aînée est une fille de 9 ans et certaines de ses camarades entrent déjà dans leur phase de puberté. Je m’interroge sur l’incidence des perturbateurs endocriniens, sur les résidus chimiques et médicamenteux que l’on peut trouver dans l’eau. Je me suis renseignée pour un système de filtration de l’eau du robinet de la cuisine, sur abonnement mensuel de 29,90 euros par mois. Je culpabilise, mais je suis bien tentée. »

Dorénavant, il faudrait donc se débrouiller seul, s’offrir le luxe d’une eau saine, se fier à des entreprises privées dont on ne comprend guère le propos et redoute l’appât du gain… « On ne devrait pas se poser de questions sur l’eau », peste Denis Ligner, 54 ans. Cet infirmier vit à Maisdon-sur-Sèvre (Loire-Atlantique), « un village entouré de vignes arrosées de cochonneries depuis cinquante ans ». Il a « l’impression d’avoir fait quelque chose », avec son filtre allemand sous évier vendu à Biocoop (150 euros plus 60 euros de cartouche annuelle). « Un geste pour protéger mes enfants. Un compromis. Mais on n’a aucune garantie. Et on n’a pas les moyens de passer à l’osmose. »

 

 

Franck-Olivier Torro, 49 ans, commercial dans le vélo électrique, a carrément mené l’enquête. « J’ai contacté le fondateur de Filtrabio. Il n’avait pas l’air d’un marchand de tapis. Il m’a dit avoir équipé le CNRS et quelques grosses boîtes. Il m’a envoyé des analyses, m’a assuré qu’il était contrôlé par des organismes indépendants », énumère, comme pour se rassurer, le père de deux petits de 8 ans et 5 ans installé depuis peu à La Rochelle. Lui qui « ne consomme que bio » n’a « pas quitté la pollution atmosphérique de la région parisienne pour être empoisonné par l’eau ». D’où le filtre installé sur l’arrivée d’eau, à la cave. « Mais bon, ça reste du déclaratif de fournisseur. Je ne suis pas spécialiste, j’ai du mal à comprendre comment le filtre fonctionne, pour ne rien vous cacher. En fait, je trouve scandaleux d’être mis dans cette situation. Et encore, parce que mon foyer peut y consacrer un budget de 50 euros par mois, au détriment d’autres choses. Combien de familles peuvent se le permettre ? »

Afin d’« apaiser [sa] conscience parentale », Laurane Kienlen, 36 ans, entrepreneuse et enseignante dans le supérieur, qui réside à Bourg-en-Bresse, dans l’Ain, s’est équipée d’un filtre à gravité. « Mais cela reste du marketing, donc nous sommes suspicieux. » Contrairement au bio, qui la rassure, côté alimentation, « pour l’eau, c’est le flou ». « Nous ne sommes pas des scientifiques, nous devons croire en la sincérité du vendeur. Nous sommes tellement perdus que nous alternons eau filtrée et eau minérale, pour le bébé. On met même de l’eau minérale dans le filtre à gravité ! »

« Il n’y a pas lieu de s’affoler »

Certains, lucides sur les limites de la station d’épuration maison, entendent faire analyser leur eau filtrée. D’autres au contraire, confiants dans leur installation, se disent que, quitte à payer pour traiter, ils consommeront l’eau du puits ou de pluie. Sus aux factures d’eau ! Côté fabricants, l’on se targue d’efficacité à coups d’allégations spectaculaires (« 99 % des polluants filtrés »), de « certifications NSF international » (la National Sanitation Foundation américaine), et d’analyses « réalisées par des laboratoires indépendants », dûment mises en ligne. N’empêche, le marché de la filtration d’eau a des airs de marigot.

« Sur les réseaux sociaux, beaucoup de concurrents malhonnêtes essaient de vendre n’importe quoi, comme des filtres sous évier qui prétendument seraient des “osmoseurs sans rejet”. Cela n’existe pas ! Leurs membranes de filtration sont 100 fois moins fines que les nôtres, ils ne peuvent pas éliminer les plus petits poisons, comme les PFAS [les per- et polyfluoroalkylées, des polluants éternels], les pesticides, les résidus médicamenteux, s’agace l’ingénieur Alexis Destombes, directeur d’Oja Solutions et de sa boutique en ligne Josmose.fr. Alors je laisse des commentaires sur les réseaux, j’essaie d’alerter, c’est de la publicité mensongère ! » Le patron d’Aqua-Techniques, Laurent Trouvé, se dit même « à deux doigts d’appeler la répression des fraudes ». Trop de fabricants de filtres à gravité « mentent sur la certification NSF de leurs appareils ».

 

 

Pourquoi se priver de surfer sur cette vague d’inquiétude ? Bernard Legube ne l’avait jamais perçue aussi forte, depuis quarante ans qu’il travaille sur la qualité et le traitement de l’eau. Professeur émérite à l’université de Poitiers, spécialiste de la qualité et du traitement de l’eau, il est régulièrement interpellé, ces temps-ci, au sortir des conférences grand public. « Doit-on s’inquiéter ? » A la tête du conseil scientifique du comité de bassin Adour-Garonne, qui réunit collectivités locales, Etat et usagers, il observe aussi la vitesse à laquelle les filtres s’infiltrent dans les foyers. Lui n’en possède pas. Ne les recommande pas.

« Il n’y a pas lieu de s’affoler, tempère-t-il. Je comprends que l’on traite à domicile pour des questions de goût ou de sécurité psychologique. Ces filtres peuvent être efficaces et non dangereux, mais ils ne sont pas utiles en France métropolitaine, compte tenu de la qualité de l’eau distribuée et de son suivi sanitaire. » Le physico-chimiste ne nie pas la présence de milliers de produits, dans l’eau du robinet, que l’on ne savait pas mesurer auparavant. « Maintenant c’est possible, même pour des concentrations très faibles. Mais, globalement, la réglementation offre une protection importante. Les valeurs d’alerte, quand les normes établies sont dépassées, ne signifient pas qu’il y a un danger sanitaire immédiat. Sauf pour les germes et pour certains composés chimiques comme l’arsenic, le mercure, et peut-être les PFAS. » Un sigle, quatre lettres qui effraient : l’avenir s’annonce radieux pour les marchands d’osmoseurs.