Protection de l’environnement : « Le concept d’espèce utile ou nuisible est scientifiquement dépassé »
Tribune Nicolas Loeuille Professeur d’écologie
A la suite de la mise à jour de la liste d’espèces « susceptibles d’occasionner des dégâts » par le gouvernement, l’écologue Nicolas Loeuille rappelle, dans une tribune au « Monde », qu’un tel classement repose sur une vision utilitariste de la nature et ne prend pas en compte la complexité des interactions entre les différents animaux.
« Et sinon, les guêpes, ça sert à quoi ? » Pour qui fait de la recherche en écologie, combien de conversations entre amis prennent ce tournant inattendu ! Le nom de la bestiole peut changer – guêpe, moustique, cafard, loup, etc. –, mais la question implique à chaque fois l’idée qu’une espèce doit servir à quelque chose.
Le plus simple – et j’avoue prendre parfois cette voie de sortie – est alors de mentionner un effet positif de l’espèce en question. Pollinisation pour les uns, recyclage pour les autres, contrôle des proliférations de cervidés pour les troisièmes : les possibilités ne manquent pas. Parfois, je prends un peu de temps pour expliquer que ce concept d’espèce utile ou nuisible est scientifiquement dépassé, et ce depuis de nombreuses décennies.
Reprenons la question initiale. « Ça sert à quoi ? » renvoie souvent implicitement à l’utilité pour l’humain, sa santé, son développement socio-économique ; ou pour les espèces qui lui sont chères, les plantes qu’il cultive ou les animaux qu’il élève. Il n’est que de contempler la liste des espèces « nuisibles » – pardon, la nouvelle périphrase officielle est « susceptibles d’occasionner des dégâts » : lesdits dégâts concernent toujours l’humain.
Cette liste a fait l’objet d’une consultation publique qui s’est achevée au début du mois de juillet, et a finalement été reconduite telle quelle par arrêté ministériel le 4 août. Pourtant, même dans ce cadre plus précis d’un effet sur l’humain, la notion de nuisibilité reste scientifiquement problématique. Il n’est en effet pas possible de déterminer si une espèce est néfaste en général ; et même dans un contexte plus précis, celui d’un écosystème ou d’une région particulière par exemple, cette analyse n’est souvent pas réalisable.
Effets indirects
La raison est relativement simple. Chaque espèce est prise dans un tissu complexe d’interactions avec les autres (appelé « réseau écologique ») : consommant certaines, ayant des relations positives avec d’autres, entrant en compétition avec d’autres encore. De fait, l’impact d’une espèce sur une autre repose non seulement sur l’effet direct observé – par exemple, le moustique nous pique et transmet des maladies –, mais également sur l’ensemble des effets indirects, beaucoup plus difficiles à estimer.
A titre d’exemple, considérons le travail de Peter Yodzis, chercheur canadien travaillant sur ces questions à la fin des années 1990. A l’époque, dans la baie de Benguela, en Angola, les otaries étaient suspectées d’avoir un impact trop négatif sur les pêches adjacentes : leur contrôle, voire leur élimination, était donc envisagé.
Précisons que si cet exemple peut paraître lointain, il ne l’est pas : en France, aussi, les phoques, pourtant protégés, sont régulièrement accusés d’avoir des effets néfastes sur les pêches, et sont souvent harcelés ou violentés.
Peter Yodzis considère donc le réseau d’interactions de la baie de Benguela et étudie, par des simulations, les conséquences qu’aurait la disparition des otaries de la baie de Benguela sur différentes pêches locales (anchois, maquereaux, merlus, etc.).
Gains négatifs
Disons-le tout de suite, les otaries mangent les anchois – ce fait indéniable fonde la suspicion d’un « effet néfaste » de ces animaux sur la pêche. Cependant, les recherches de Peter Yodzis révèlent bientôt que le pinnipède consomme aussi certains prédateurs de l’anchois, ce par quoi il aide ce dernier à proliférer ; ainsi que des compétiteurs de l’anchois, qui bénéficie dès lors de ressources accrues. Répondre à la question initiale requiert donc de prendre en compte non simplement les effets directs et indirects d’une espèce sur l’autre (certains positifs, certains négatifs), liés au tissu d’interactions dans lequel elles évoluent.
La force des interactions étant souvent difficile à estimer, Peter Yodzis considère de nombreux scénarios : si des gains de pêche sont parfois possibles en éliminant les otaries, en moyenne, les gains observés sont nuls. Pire, une très large proportion des scénarios mène à des gains négatifs. L’otarie, suspectée d’effet néfaste sur les populations d’anchois, pourrait donc en réalité en être l’alliée insoupçonnée. Et loin de constituer une exception, les résultats des simulations de Yodzis se révèlent globalement similaires pour les autres pêches.
Les scientifiques s’accordent depuis lors à dire que l’effet d’une espèce sur une autre dépend du tissu local des interactions : il n’est pas une propriété de l’espèce elle-même, mais le résultat du comportement de l’espèce et de toutes les interactions locales. Comme ce tissu varie de lieu en lieu et dans le temps, il n’est pas possible de décréter la nuisibilité, ni même l’utilité d’une espèce de manière générale.
La gestion des espèces ne devrait plus s’appuyer sur de tels principes dépassés et utilitaristes, mais au contraire mieux considérer la valeur intrinsèque de la nature.
Nicolas Loeuille est professeur d’écologie à Sorbonne Université. Il travaille à l’Institut d’écologie et des sciences de l’environnement sur l’évolution des espèces, la dynamique des réseaux d’interactions et leurs implications pour la gestion de la biodiversité