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De la toxicité du Pass Culture pour les bibliothèques et la lecture publique

Par Jean-Michel Lucas

Économiste

Parodie de politique de lecture publique portée par le ministère de la Culture lui-même, le Pass Culture nie ou méprise la longue histoire républicaine des bibliothèques et des actions collectives en faveur de la lecture.

 

En lisant la presse, on doit constater la grande unanimité célébrant la réussite du Pass Culture : grâce à lui des milliers de jeunes sont allés dans les librairies. Un vrai choc culturel que traduit, par exemple, ce témoignage cité par ActuaLitté : « Pour d’autres, comme en témoignait Jacques-Étienne Ully, qui vient de créer une nouvelle librairie en Seine-Saint-Denis, cela ressemblait à une rencontre improbable. On sentait bien, quand certains jeunes entraient, qu’ils n’avaient pas les codes de la librairie, qu’ils semblaient presque perdus – du moins, pas à leur place ».

 

À s’arrêter à ce constat de fréquentation, le Pass Culture a semble-t-il tout du dispositif-miracle pour les politiques culturelles.

Une politique de lecture publique superficielle

Et pourtant, il serait plus raisonnable de s’indigner de cette parodie de politique de lecture publique par le ministère de la Culture lui-même. Le Pass Culture nie, ou méprise la longue histoire républicaine des bibliothèques et des actions collectives en faveur de la lecture. Il balaye d’un sourire moqueur les espoirs suscités par le rapport d’Éric Orsenna et de Noël Corbin. Rappelons-nous le « Voyage au pays des bibliothèques » de 2018, si bien accueilli par le président Macron : on pouvait y lire le grand vœu des deux auteurs : «Gageons que le projet national, que nous appelons de nos vœux et que nous souhaitons construit et porté conjointement par l’État (tous ministères confondus) et par les collectivités locales, amènera plusieurs centaines de milliers d’emprunteurs fidèles supplémentaires dans nos bibliothèques et que ceux qui, nombreux aujourd’hui, fréquentent ces équipements pour lire sur place, écouter, rêver, échanger, débattre, le seront plus encore demain. »

Que devient ce « projet national » avec le Pass Culture ? Il est, pour le dire sans détour, lapidé. Deux éléments suffisent pour dévoiler la supercherie.

Puisque les éternelles modalités d’évaluation des politiques culturelles continuent de ne s’intéresser qu’aux éléments quantitatifs, regardons ensemble, en premier lieu, les chiffres :

– Avec le Pass Culture, l’État a mobilisé 260 millions d’impôts pour en faire cadeau à des jeunes (âgés de 18 ans et moins). 208 millions sont inscrits sur le budget du ministère de la Culture.

– 90 % des bénéficiaires ont acheté des livres en dépensant leur chèque. Ils ont consacré 54 % de la somme attribuée à ces acquisitions.

– Au total, selon la société Pass Culture, c’est 75 millions d’euros qui ont été consacrés à l’achat de livres sur les 260 millions.

Comparons maintenant ces 75 millions avec le montant d’impôts que le même État a accordé aux bibliothèques territoriales pour acheter, elles aussi, des livres. Dans les documents budgétaires de 2023, je trouve un nombre : 0,3 million d’euros. Pour faire bon poids, j’ajoute l’apport du Centre national du livre – CNL – à travers le programme appelé « La lecture, grande cause nationale », décidée par le président de la République, où « le Centre national du livre a mis en place un programme ambitieux pour promouvoir le livre et la lecture auprès de tous les Français. » Pour cette grande cause, le montant d’impôts mobilisé a été de 1,9 million d’euros.

Au total, l’État n’a pas été capable de dégager plus de 2,2 millions pour aider les bibliothèques territoriales à acheter des livres.

Faisons donc maintenant le compte de la contribution totale des impôts d’État à l’achat de livres en France : 2,2 millions d’euros d’achats par des bibliothèques publiques pour un usage collectif additionné à 75 millions d’achats par des particuliers à leur usage exclusif.

Le Pass Culture a en fait dévoré l’argent public : il prend 75 quand l’État n’accorde que 2 aux bibliothèques des territoires… La pseudo « grande cause nationale » pèse ainsi, en vérité, moins de 3 % de la somme d’argent public distribuée à des particuliers pour l’achat de livres.

Faut-il en conclure que le président de la République mésestime à ce point la profession et le sens du métier des bibliothécaires ?

On pourrait le croire puisque les dépenses d’acquisition de livres par les collectivités territoriales ont atteint la somme de 145,5 millions d’euros en 2018 pour enrichir les fonds d’ouvrages des bibliothèques. L’État, de son coté, au lieu de soulager les budgets locaux, a préféré mettre 75 millions d’euros d’impôts pour enrichir les acquisitions privées !

On pourrait entendre que les bibliothèques ont suffisamment de livres à prêter et qu’elles n’auraient guère d’avantages à disposer de 75 millions d’euros supplémentaires de stock d’ouvrages. L’argument semble raisonnable puisque la complémentarité « libraires et bibliothèques » est un acquis de longue date de la politique culturelle française depuis Lang.

Mais quand même : on parle ici de 75 millions d’argent public, sur lesquels les responsables publiques des bibliothèques n’ont rien à dire ni décider ! Les ignorer interpelle.

Selon certains, les 75 millions auraient, au moins, contribué à la santé des librairies mais l’argument économique ne tient pas puisque les bibliothèques auraient de toute façon dépensé ce montant auprès des libraires de proximité !

Opportunité gâchée

La priorité énoncée en faveur de la politique de lecture publique est en fait frelatée. Avec le Pass Culture, l’intérêt général s’est perdu en route, car il y avait mieux à faire. Avec cette somme, on aurait pu, par exemple, soutenir le développement des emplois dans les bibliothèques ou les associations promouvant la lecture auprès des jeunes générations.

Une autre piste : la priorité du rapport Orsenna/Corbin demandait d’augmenter les aides de l’État pour élargir l’ouverture des bibliothèques le dimanche ou en soirée. Une proposition manifestement d’intérêt général, et qui, sur le budget de l’État (programme 119, page 25) est chiffrée à 8 millions d’euros seulement… L’État aurait donc pu doubler cette aide à l’ouverture des bibliothèques le dimanche en réduisant, sans dommage, le budget du Pass Culture de 208 à 200 millions ! Il ne l’a pas fait, ce qui signe ses véritables priorités.

De même, à défaut d’acheter plus de livres, les bibliothèques auraient pu bénéficier d’un soutien massif pour développer les incitations à la lecture. Les associations qui militent dans le même sens auraient certainement appréciées que l’État reconnaisse, aussi, beaucoup mieux leur dynamisme.

Aujourd’hui, la politique de soutien à la lecture publique sur les programmes 334 et 361 approche les 30 millions d’euros (en comptant large, y compris avec les apports de la SOFIA aux actions culturelles en contrepartie du droit de prêts des bibliothèques). Or, avec les 75 millions d’impôts consacrés à l’achat de livres par les particuliers via le Pass Culture, l’État aurait pu augmenter jusqu’à 105 millions d’euros d’argent public son encouragement financier aux milliers d’initiatives des bibliothèques et des associations qui permettent aux jeunes de découvrir, d’échanger, d’explorer, d’apprécier la lecture.

Avec tous ces millions disponibles – même avec la moitié d’une somme pareille – quelle belle avancée la République aurait pu faire en matière de lecture publique ! Mais, en haut lieu, il n’y a pas eu de recherche d’un bon équilibre entre le Pass Culture privatisé et la lecture publique. L’expérience des bibliothèques et des associations œuvrant au développement de la pratique de la lecture, à son partage et à l’émancipation des personnes n’a pas été reconnue à sa juste valeur : sans aucune discussion sérieuse avec ces acteurs, sinon pour éviter leur disparition dans l’océan du marché numérique, le président de la République a considéré que l’intérêt général était ailleurs. Il s’agissait, dans la vision Macron, de favoriser la lecture avant tout par l’achat de livres, sur le seul critère des « envies » individuelles des jeunes !

Lire un livre n’est pas acheter un livre

Il y a ainsi pire que les chiffres. L’erreur la plus grave est politique : c’est la perte de sens pour une République qui ne se rappelle plus ses valeurs et les lois qu’elle vote. Au premier regard, l’ampleur de l’errance ne se remarque pas, comme on peut le constater en lisant la presse : beaucoup de commentateurs estiment que le Pass Culture a des bienfaits car il a permis à des jeunes de lire. Au nom de l’intérêt général, il faudrait, ainsi, féliciter de tels dispositifs.

À hauteur de 75 millions d’euros d’argent public, le compliment mérite pourtant un peu plus d’attention. L’argument sur le développement de la lecture des jeunes est en trompe-l’œil, et il faut le décomposer :

a) Le Pass a permis à des jeunes de disposer d’un pouvoir d’achat significatif (300 euros, à 18 ans), grâce aux impôts ponctionnés sur tous les contribuables.

b) Grâce au Pass Culture, l’individu consommateur « jeune » a pu acheter des livres. Il est donc devenu propriétaire exclusif de son achat. Le livre est à lui et à nul autre !

c) Le jeune propriétaire peut faire l’usage privatif qu’il veut du livre qu’il a acquis avec l’argent public. Il l’a peut-être lu, en entier ou pas, il l’a peut-être oublié sur une étagère, donné à un ami ou jeter à la poubelle …. Le Pass Culture se moque de son destin puisque l’achat a eu lieu et que ses statistiques ont grossi d’autant.

La vie du livre et du lecteur ne concerne pas ce dispositif public : qu’il y ait eu de l’émotion ou pas, de l’indifférence ou du rejet, de la passion ou de l’ennui, que le lecteur ait appris quelque chose ou rien, qu’il ait parlé du livre à son entourage ou qu’il l’ait gardé dans son intimité… le Pass Culture ne le sait pas et ne veut pas le savoir ! Il peut dire que plus de livres ont été achetés mais il n’est pas concerné, par définition, par les relations d’humanité qui pourraient émerger de cet achat.

Quel sens reste-t-il alors au dispositif s’il ne sait rien de la lecture des livres ? La réponse s’impose d’elle-même : le Pass Culture est une machine à apprendre à devenir propriétaire exclusif de marchandises appelées « livres ». Le reste peut, éventuellement, arriver en surcroît, par chance, par hasard.

Si la véritable justification politique de cette machine était la lecture de livres par les jeunes, l’État se devait de confier la plus grande partie des 75 millions d’euros à des initiatives publiques : au moins, chaque livre aurait été lu plusieurs fois et, en plus, en relation avec d’autres ! Les responsables du Pass Culture se félicitent d’avoir fait acheter 7,5 millions de livres mais ils oublient trop vite que le nombre de prêts de livres dans les bibliothèques s’élève à 213 millions (en 2018) et que les projets de « lire ensemble » sont légion bien que trop souvent pauvres dans leurs moyens.

Le plus de propriétés privées comme mesure de l’intérêt général

Le Président ne croît pas à cette voie de la lecture publique. Il a préféré la version libérale ciblée sur la propriété privée des livres. Il est vrai que le libéralisme économique a des vertus que tout le monde connaît : devenir propriétaire est motivant. Certes, il y a quelques effets collatéraux négatifs, tels que les inégalités croissantes, l’expansion de la misère, l’épuisement des ressources naturelles, les dérèglements climatiques découlant d’un système marchand concurrentiel débridé… Ces désagréments sont peu de choses par rapport au dynamisme innovant que fait naître l’appropriation privée du monde ! Le Pass Culture incarne bien la réussite glacée de ce système de valeurs politiques qui parie sur l’initiation des jeunes générations à la propriété privée du livre, au nez des bibliothèques et des associations militantes de la lecture publique.

Il est bien triste que la République se soit éloignée à ce point de ses fondements visant à défendre la lecture publique au nom de notre capacité à vivre ensemble en solidarité. Dans les documents de communication du Pass, on peut même lire que « 45 % des utilisateurs qui ont déjà réservé au moins un livre sur le Pass Culture se disent intéressés par la possibilité de souscrire un abonnement auprès d’une bibliothèque ou d’une médiathèque ». Mettre 75 millions euros d’argent public dans le privé pour se vanter de faire revenir les jeunes dans les bibliothèques publiques finit de faire avaler au serpent sa propre queue… On pourrait avec ironie appeler ces circonvolutions la grande leçon du professeur Shadoko !

Pour ma part, j’ai invité madame la ministre de la Culture à sortir de ce jeu sinistre de l’accès à la propriété privée des marchandises artistiques avec l’argent public que promeut le Pass Culture. Cet argent public devrait plutôt être destiné aux jeunes générations qui portent des idées en leur finançant des opportunités de compagnonnage. Des partenariats crédibles peuvent se lancer avec les structures financées par le ministère de la Culture ou dépendants de politiques publiques comme les libraires ou les éditeurs. Consacrer 208 millions d’euros à ces compagnonnages constituerait une formidable opportunité de favoriser les chemins d’émancipations des personnes jeunes. Une telle décision serait également cohérente avec une politique mettant au travail les droits culturels, dans le respect des quatre lois de la République qui les mentionnent. Des relations d’humanité s’ouvriraient alors, plutôt que des appropriations privées de ressources artistiques par des consommateurs individuels.

Le Pass Culture est une illusion libérale. Il est nécessaire, et urgent, d’y résister.

Jean-Michel Lucas

Économiste, Président du Laboratoire de transition vers les droits culturels