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Entretien

« L’aide alimentaire n’est pas la solution à la pauvreté »

Le 12/09/2023 6 min

 

Jean Stellitano secrétaire national du Secours Populaire et secrétaire général de la fédération des Alpes-maritimes

Début septembre, les Restos du cœur, l’une des grandes associations d’aide alimentaire avec le Secours populaire, la Croix rouge et les Banques alimentaires, a tiré la sonnette d’alarme : il lui manque 35 millions d’euros. Rapidement, le gouvernement a annoncé qu’il donnerait 15 millions, Bernard Arnauld, PDG de LVMH, a promis 10 millions d’euros. Les Bleus y sont eux aussi allés de leurs annonces, et on ne compte plus les mobilisations de grandes entreprises pour la cause.

Si cela règle à court terme le problème, le battage médiatique et les postures philanthropiques soulèvent plus de questions qu’elles n’apportent de réponse à un problème plus profond, celui de la pauvreté, y compris de ceux qui ont un emploi. Pour en parler, nous avons interrogé Jean Stellittano, secrétaire national du Secours Populaire et secrétaire général de la fédération des Alpes-maritimes.

 

Comment réagissez-vous aux annonces de soutien des pouvoirs publics et des grandes entreprises aux Restos du cœur ?

Jean Stellitano : Je suis content que les Restos du cœur puissent trouver les moyens de continuer à aider. Mais ce qui m’interroge, c’est l’attitude des pouvoirs publics.

Dès le mois de juin de l’année dernière, nous avons constaté les effets de l’inflation sur les familles. Nous avons vu arriver – et rester – des personnes que nous n’étions pas censés voir : des seniors avec des pensions de retraite, des familles monoparentales, des étudiants boursiers. Les classes moyennes inférieures sont touchées durablement par l’inflation.

Le baromètre annuel du Secours populaire [rendu public le 5 septembre, NDLR] l’illustre : 35 % des Français n’ont pas les moyens de faire trois repas par jour, près de 20 % de la population est à découvert tous les mois. C’est alarmant.

Depuis le début de l’année, nous interpellons le gouvernement. Nous avons sollicité un rendez-vous qui a été pris puis annulé deux fois par la Première ministre Elisabeth Borne. Et miracle, depuis l’appel au secours des Restos du cœur, les vannes sont ouvertes ! Les grandes entreprises accourent. Cette surmédiatisation nous laisse un goût amer.

« Quand on sait que le montant des aides sociales non réclamées se chiffre en milliards d’euros, on s’interroge sur l’orientation des politiques publiques »

Rien n’est réglé. Le prix de l’essence ou des produits de première nécessité ne va pas baisser, tout au plus se stabiliser. A ce train-là, nous pouvons prendre date pour l’année prochaine ! Une partie des aides promises étaient déjà dans les tuyaux : sur les 15 millions que l’Etat va donner aux Restos, 10 millions étaient déjà prévus. Et aux mois de novembre et décembre, qui sont les plus grosses périodes de dons, les donateurs seront-ils au rendez-vous ou y aura-t-il une lassitude ?

Plus fondamentalement, la charité que nous font l’Etat et les grandes entreprises est contraire à nos principes. Nous défendons la possibilité pour les personnes de sortir de la pauvreté et de retrouver une autonomie. Ce ne sont pas les associations d’aide alimentaire qui ont besoin d’aide, mais les personnes qui sont dans la pauvreté.

Désormais, l’Etat sous-traite au privé la gestion de l’aide alimentaire. La nouvelle ministre des Solidarités, Aurore Bergé, a sollicité les grandes entreprises pour venir au secours des Restos du cœur. Les associations d’aide vont-elles dépendre du bon vouloir de Total et des grands groupes de distribution ? L’Etat finance des sous-Lidl et des sous-Aldi – nos épiceries – et s’accommode de la situation. C’est insupportable.

Que devraient faire les pouvoirs publics ?

J. S. : Le gouvernement doit prendre à bras-le-corps le sujet. Le plus important est que les personnes sortent des dispositifs d’aide alimentaire et retrouvent une autonomie. C’est pourquoi nous travaillons aussi à l’ouverture des droits sociaux. Quand on sait que le montant des aides sociales non réclamées se chiffre en milliards d’euros [un milliard d’euro par an pour le minimum vieillesse, trois milliards par an pour le RSA selon la Drees, NDLR], on s’interroge sur l’orientation des politiques publiques.

Il faut arrêter la machine à précariser les gens. Lorsque la CAF constate une anomalie sur votre compte, elle coupe les allocations le temps de vérifier. Pendant un ou deux mois, vous ne touchez plus rien. Autre exemple. Beaucoup d’étrangers sont en situation régulière avec une carte de séjour de dix ans ou une carte pluriannuelle étudiant. Combien d’entre eux, au moment du renouvellement, se retrouvent avec des cartes périmées qui les mettent en difficulté, car l’Etat n’est pas capable de les renouveler dans les temps ? Voilà où devrait aller l’argent public.

Cela, en ciblant les populations réellement concernées : quand on baisse les prix à la pompe pour les Porsche Cayenne aussi bien que pour les vieilles Clio, ce n’est pas de l’argent utilisé à bon escient.

Et du côté des politiques publiques d’aide aux entreprises ?

J. S. : Comment se fait-il que la courbe du chômage diminue, alors que celle des personnes qui demandent l’aide alimentaire augmente ? Quant aux aides aux entreprises, c’est simple : si l’Etat octroie une aide, il faut qu’il y ait une contrepartie, soit des créations d’emploi, soit une amélioration des conditions de travail, soit une amélioration des rémunérations.

« Le rôle des entreprises est de créer de l’emploi et de rémunérer correctement les salariés, pas de faire l’aumône aux associations »

Monsieur Macron devrait consentir à accorder deux heures de son temps à des associations qui représentent des centaines de milliers de bénévoles, comme le Secours populaire, et écouter ce que nous avons à dire. Alors que nous devrions nous réjouir de voir les Restos du cœur ne pas sombrer, l’émotion qui domine chez nos bénévoles est la colère plus que la satisfaction.

Et quand on nous propose des réunions, inutile de nous convier avec les grandes entreprises. Leur rôle est de créer de l’emploi et de rémunérer correctement les salariés, pas de faire l’aumône aux associations. On continue à mettre des pansements sur une hémorragie.

Le système de l’aide alimentaire fait l’objet de critiques de la part des spécialistes de la pauvreté : il serait un cautère sur une jambe de bois et permettrait à un système productiviste dysfonctionnel qui fabrique de la pauvreté, de se maintenir à flot. La séquence actuelle n’est-elle pas le point culminant de cette démonstration ?

J. S. : L’aide alimentaire n’est pas la solution à la pauvreté. Mais nous n’avons pas d’autre solution à court terme pour répondre aux besoins des personnes. Notre association va bientôt fêter ses 80 ans, les Restos du cœur ont été créés dans les années 1980… Notre société, la loi du marché est une machine à fabriquer de la pauvreté.

Aujourd’hui, un tiers des personnes à la rue devraient bénéficier de soins psychiatriques. Le deuxième tiers correspond à des jeunes issus de l’aide sociale à l’enfance. Pour l’instant, nous n’avons pas trouvé d’autre système que celui-là, mis en place par la société civile, pour les aider.