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samedi 9 septembre 2023
Cinéma

Rabah Ameur-Zaïmeche : « Alors se pose la question , quel Arabe préfère-t-on être ? »

Par Raphaëlle Pireyre

Critique

Avec son septième long-métrage, Le Gang des Bois du Temple, Rabah Ameur-Zaïmeche revient sur les lieux de son enfance pour traiter de l’écart entre les ultra riches et les ultra pauvres et de la place de la population issue de l’immigration du Maghreb dans la société française, dans un film qui recourt aux codes du film de casse et au polar social.

 

Avec Le Gang des Bois du Temple, en salles depuis le 6 septembre, Rabah Ameur-Zaïmeche remixe le film de banlieue avec le polar de braquage et transfigure le quartier qu’il explorait enfant en un jeu de lumières et de couleurs quasi abstrait. Porté par la famille d’acteurs de ses films précédents Histoire de Judas (2015) et Terminal Sud (2019), ce septième long-métrage met en scène une troupe de Robins des bois de cité et le prince saoudien qui volent pour assurer à leurs proches un avenir plus doux. Cette confrontation à l’issue fatale révèle l’impossibilité de s’en remettre au hasard dans une économie mondialisée et implacable. Rabah Ameur-Zaïmeche revient sur ce monde en ruines dans lequel la cohabitation se révèle impossible entre ceux pour qui tout s’achète et ceux pour qui tout se paie. RP


La cité du film porte le nom d’un lieu qui existe, les Bois du Temple, mais a été composée à partir de scènes tournées dans plusieurs villes et qui laissent apparentes ces géographies diverses. Que représente pour vous ce lieu réel ?
Les Bois du Temple se trouvent à Clichy-sous-Bois, en Seine-St-Denis. Nous y allions, minots, depuis la cité des Bosquets à Montfermeil, où j’ai grandi. Il y avait là-bas des toboggans à deux bosses, de vraies montagnes russes ! Et nous devions passer par le bois des Loups… Ça valait la peine de prendre le risque de le traverser. Et puis, il y avait le récit, souvent entendu dans la chapelle Notre-Dame-des-Anges où nous allions nous réfugier les jours de pluie, de trois voyageurs qui, au XIIIe siècle, avaient été dévalisés et ligotés à cet emplacement, puis délivrés par un ange… Trois croix étaient plantées là pour en témoigner. Autant dire que notre imagination galopait !
Le temps a fait son œuvre et Le Gang des Bois du Temple a surgi des souvenirs, à la fois comme un hommage au film noir et aux quartiers populaires. Depuis, beaucoup de cités ont été détruites, comme souvent dans ces quartiers considérés comme dangereux… Alors, peu importe le réalisme des lieux du tournage, puisque les quartiers populaires se trouvent partout en France ! À Bordeaux, nous avons été magnifiquement accueillis par toutes les minorités qui vivent au cœur de la cité de Grand Parc, sauvée in extremis par l’Unesco ; tout comme à Marseille, notamment lors du tournage de la séquence de braquage sur l’autoroute.

Pour traiter de ce sujet social, vous recourrez aux codes du film de casse ou au polar social de Jules Dassin ou de Jean-Pierre Melville. Pourquoi ce recours au genre pour traiter d’un sujet très réel et contemporain : l’écart entre les ultra riches et les ultra pauvres et la place dans la société française de la population issue de l’immigration du Maghreb ?
Ma cinéphilie a été nourrie par la télévision, grâce à des émissions telles que Le Cinéma de minuit, où les films de genre étaient diffusés en nombre, les séries B côtoyant les chefs d’œuvre… L’amour du cinéma s’est doucement incorporé et ne m’a plus lâché ; mais, quand vient le temps de l’action, les références deviennent vite paralysantes… Alors, autant s’en abstenir !
Quant à l’histoire du Gang…, elle est très simple. Des lascars se donnent le défi de braquer le convoi d’un prince arabe, sans faire couler une seule goutte de sang, et, avec un grand sang-froid, ils réussissent… C’est la chance du cinéma, faire un casse, se servir de mitrailleuse à blanc, sans jamais finir en prison ! Entre ces deux mondes, il y a un abîme… Alors se pose la question, quel Arabe préfère-t-on être ?

Quand l’épouse de l’un de ces lascars lui demande pourquoi il va passer une partie de la journée dans un garage de périphérie, il lui répond : « C’est une question de pétrole ». Au-delà de la répartie anecdotique, le pétrole, source de richesse et de pouvoir international semble plus profondément au cœur du rapport de force entre le gang et le prince qu’ils braquent.
Au point de départ du film, il y a deux faits divers qui s’entremêlent : l’histoire du braquage du convoi d’un richissime prince arabe, en 2014, et l’exécution du journaliste Jamal Khashoggi au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul, en 2018. Nous avons tout de suite pressenti l’occasion lumineuse de pouvoir mettre en valeur l’antagonisme entre les oligarchies et nous, pauvres prolétaires… Car nous le sommes tous, que nous soyons ouvriers, employés, paysans, cadres, à partir du moment où nous ne possédons pas les outils de production. Et le film cherche clairement à embrasser un seul prolétariat, par delà toutes nos différences d’âge, de genre, de religion.
Quant au prince arabe, il est devenu richissime grâce au pétrole, une énergie fossile qui a bouleversé tout le XXème siècle, nos civilisations, nos transports et notre rapport à la terre. Celui qui en est le détenteur devient tout puissant, sans aucun mérite, contrairement aux travailleurs. Le prince incarne ici la figure symbolique de l’oligarchie. Écrasé par ses déterminismes sociaux, il est certainement seul et pauvre dans son cœur. C’est pour cela qu’il descend dans les bas-fonds de la ville, pour retrouver sa dimension humaine, un peu de chaleur… Et tenter d’oublier que, comme tous les oligarques, il a du sang sur les mains et certainement un nombre incalculable de morts sur la conscience. Et tout ça pour quoi ? Juste pour défendre des intérêts particuliers.

Les membres du gang jouent aux courses comme si le hasard pouvait inverser leur destin: toute la marche du film ne nous rappelle-t-elle pas, au contraire, que la richesse ne change jamais de main ?
Bien sûr, ces minots qui ont grandi trop vite vont être rattrapés par la loi du plus fort qui toujours écrase, élimine, exécute puisqu’elle s’exerce sans limite… En attendant, il y a pour les membres du gang deux éléments fondamentaux : la beauté du geste et la réjouissance de réussir leur défi ! Ils sont riches de ce parfum-là, riches de rêves simples, de rêves de partage, tel que celui de vivre et de mourir ensemble.

Le casting du Gang des Bois du Temple est composé d’acteurs, professionnels ou non, qui ont déjà joué dans vos films précédents et qui peuvent aussi intervenir sur le film à d’autres postes, comme Marie Loustalot qui a collaboré au montage. Avez-vous pensé leur rôle comme ayant une continuité d’un film à l’autre ? Je pense en particulier à Régis Laroche qui joue Ponce Pilate dans Histoire de Judas et Monsieur Pons ici. Au-delà du jeu de mot, ces deux personnages sont-ils la métamorphose l’un de l’autre ?
Pour ce qui est des acteurs du Gang…, comme pour mes précédents films, une partie d’entre eux sont issus de ma famille, d’autres ont évolué avec nous au fil du temps, quand ils ne nous sont pas tout simplement tombés dessus ! À vrai dire, il s’agit moins d’une troupe constituée ou d’une bande, que d’une fratrie. C’est avec cette magnifique énergie qu’on carbure pour aller jusqu’au bout. Nous sommes camarades, amis, frères et sœurs… Le cinéma est un art collectif. Et si le cinéaste est bien à l’initiative, il insuffle, il impulse, et quand surgit le tourbillon du tournage, alors s’agrègent ceux qui ont le même désir de répondre à cet élan.
Ainsi, Régis Laroche a joué le rôle de Ponce Pilate dans Histoire de Judas, puis celui du tortionnaire dans Terminal Sud ; enfin, celui de Monsieur Pons dans Le Gang… Le rapport est direct ici avec Histoire de Judas. C’est bien Ponce Pilate qui revient au cœur des quartiers populaires, après plus de deux mille ans de réflexion ! Et il a trouvé le coupable. De chez lui, l’horizon est barré, il voit un peu de ciel… Ancien militaire à la retraite, il revient chez sa mère après plusieurs années d’opérations au Rwanda, au Mali, au Niger… Il a vu grandir les minots de sa cité et lui, qui a été soldat toute sa vie, va cette fois décider d’être un samouraï. Il ne s’en lave plus les mains, mais boit de grands verres d’eau ! Il vient terminer sa mission… L’Empire romain était un monde en ruine, aujourd’hui c’est tout notre système économique.

Monsieur Pons est un personnage taiseux. Il ouvre et ferme le film avec deux longues séquences sans dialogues. Dans le cinéma français, la banlieue est au cœur d’un cinéma très bavard en discours sociologiques. Vouliez vous en prendre le contrepied avec cette absence de mots ?
Les puissances du cinéma nous émerveillent par leur capacité de suggestion, par le mystère de leur hors champ et par la force de leur silence, qui est une musique aussi ! Tout le cinéma muet est une immense source d’inspiration pour nous, parce qu’il permet au spectateur de voir par d’autres moyens sans cesser d’aiguiser ses sens, sans jamais perdre un point de vue profondément humain… Quelles merveilles de vie chez Chaplin et Keaton ! Décidément, le cinéma est un art majeur, un medium qui permet de transformer le réel en magie et sert de propulseur.

Le Gang des Bois du Temple est aussi encadré par deux passages musicaux très forts. Dans la première scène où l’enterrement de la mère de Monsieur Pons, une Mamie Gâteau aimée de tout le quartier, résonne dans l’église un chant païen. À la fin, le prince se glisse dans une boîte et danse seul sur du raï, comme un possédé.
Il fallait sortir du récit classique de film de braquage. Grâce à sa chanson La beauté du jour, à la puissance de son écriture et de sa composition, Annkrist nous transporte jusqu’à la fin du film sur un sentier inattendu. Ses paroles sont magnifiques : « L’amour ne fait pas d’esclaves, mais des volontaires / Il faut avoir la peau suave et des nerfs de fer. » Cette ambiance étrange, nimbée de recueillement, se charge, à mesure que le film avance, de la lumière de la nuit, des nuits américaines transportées dans nos quartiers, trop souvent vus comme sordides et ternes, alors qu’ils sont si vivants et vibrants ! Dans l’église de Grand Parc, au moment de l’enterrement, c’est une cérémonie que nous filmons, avec les gestes du rituel envahis par la fumée de l’encensoir puis le silence et le chant d’une femme qui s’élève, avec, en arrière plan, des vitraux qui resplendissent d’un bleu éclatant. Son chant nous repose, nous apaise et va nous tenir suspendus jusqu’à la délivrance finale… Dans cet intervalle et dans la dernière partie du film, nous plongeons dans le techno raï de Sofiane Saidi. C’est un moment décisif, qui électrise la rage et propulse la décision de Pons.

Dans une galerie, on voit le prince admirer un tableau. Son homme de confiance y décrit le rapport entre des bords sombres et un centre lumineux qui attire le regard. Cette composition semble s’appliquer également à votre film : une histoire sombre dans le contexte chaleureux d’une cité remplie d’amours et d’amitiés.
Les oligarques qui dominent nos sociétés adorent la peinture et ses marchés… Mais tout n’est pas à vendre ! Gamins, nous montions souvent sur les toits de la cité pour admirer les lumières de la nuit… Nous avions l’impression d’embarquer sur des navires qui levaient l’ancre. Ce sont ces visions qui vont à l’essentiel que nous cherchons à retrouver, à travers les plans d’un film, par la peinture et le silence… Trop souvent les quartiers sont associés aux lumières blafardes, sinistres et insipides, quand les lumières de nuit y recèlent des trésors de couleurs primaires. Nous y avons plongé.

Le dernier regard de Monsieur Pons depuis son balcon s’attarde sur des formes et des taches de couleur : la cité n’est presque plus figurative.
Faisons-nous du cinéma pictural ou un rêve abstrait ? En tout cas, nous allons vers ce qui nous rend sensibles et attentifs, déployant au fil du film, par sa mélodie, son rythme, ses emballements et ses suspensions, des éléments qui font appel à d’autres centres de perception.
Le tableau que vous évoquez dans le film est une toile de Michel Jouenne intitulée New York. Figurative, elle devient abstraite à mesure que l’objectif de la caméra zoome pour se rapprocher de la matière dans une explosion de couleurs… Étrangement, avant de débuter l’aventure du tournage, nous nous étions plongés dans la peinture de Nicolas de Staël, pour qui j’éprouve une admiration sans borne, guidés par une recherche de minimalisme et d’abstraction. Et soudain, au détour d’une galerie marseillaise découverte en cours du tournage, nous avons trouvé l’occasion de renouer les fils de cette recherche qui va à l’essentiel avec une simplicité inouïe, l’occasion de faire éclater les couleurs de la toile, les lumières électriques des feux rouges, des lampadaires et des néons multicolores d’une grand roue… Comme pour mieux aller au cœur des choses, au cœur de chacun d’entre nous et soulever l’essentiel de toutes nos raisons d’existence.

Le Gang des Bois du Temple, film de Rabah Ameur-Zaïmeche, est sorti en salles le 6 septembre 2023.