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Des « écoterroristes », les militants écologistes ? En Bretagne, dans les Alpes ou encore dans le Sud-Ouest, ce sont plutôt eux qui se disent la cible de pressions croissantes, entre insultes, tentatives d’intimidation, et même agressions physiques.

 

« J’espère que tu vas te prendre un coup de fusil dans la tête ! » L’altercation, virulente, se déroule dans la salle d’un restaurant aux nappes à carreaux rouges de La Clusaz. Valérie Paumier déjeune alors avec Xavier, un ami, après une interview donnée à TF1. Tous deux sont engagés dans le collectif Sauvons le plateau de Beauregard de la destruction qui s’oppose à un projet de retenue collinaire porté par la municipalité, essentiellement destiné à produire de la neige de culture.

 

Dans la salle quasi déserte, le ton monte brusquement à la toute fin du repas quand trois hommes, dont un élu municipal de la station, prennent place à quelques tables des deux amis. « Ils n’ont pas supporté de nous voir. On s’est fait insulter et ça a dégénéré. A un moment, l’un d’eux a saisi le bras de Xavier, j’ai vraiment cru qu’on allait se faire casser la figure », se souvient celle qui a longtemps travaillé dans l’immobilier avant de « bifurquer ».

 

Discrètement, elle filme la scène avec son téléphone. Sur les quinze secondes d’images, que « l’Obs » a pu visionner, on entend l’élu s’emporter et multiplier les invectives – « J’espère que vous allez vous faire démonter la tête. » « J’en parle aujourd’hui d’une façon un peu détachée mais c’était très choquant », relate la quinquagénaire. « Comment peut-on en arriver là ? » Elle et Xavier ont porté plainte pour « menace de mort réitérée ».

 

Cet accrochage, qui s’est déroulé en septembre dernier, en dit beaucoup sur le climat délétère qui règne là où des projets d’aménagement, contestés en raison de leur impact écologique, divisent la population. Il témoigne, aussi, du traitement que certains n’hésitent plus à réserver à ceux qui osent remettre en question le secteur du « tout ski » qui a fait prospérer les stations des environs pendant des décennies. A La Clusaz, deux mains courantes ont déjà été déposées après une lettre anonyme d’intimidation et des insultes reçues sur les réseaux sociaux…

 

Et il n’y a pas qu’à la montagne que la situation se tend. Alors que les militants écolos sont pointés du doigt – quand ils ne sont pas carrément accusés d’« écoterrorisme » par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin –, une autre réalité se dessine dans plusieurs régions françaises où invectives et coups de pression se multiplient depuis des années à leur encontre, sans que cela suscite l’indignation des responsables politiques.

 

Une « incompréhension mutuelle »

« La prise de conscience écolo progresse, mais la haine anti-écolo aussi », résume Arnaud Schwartz, président de France Nature Environnement (FNE), fédération d’associations de protection de la nature. Le responsable dit constater une hausse flagrante du nombre de violences à l’encontre de ses salariés et de ses bénévoles. Entre 2015 et 2022, FNE a ainsi recensé au moins 52 cas d’agressions, d’atteintes aux biens ou de menaces.

« Nos membres sont régulièrement attaqués et menacés, certains de nos locaux sont dégradés… sans que ces actes émeuvent le ministre de l’Intérieur. »

Dernier cas en date : les locaux de l’antenne toulousaine de FNE ont été recouverts d’ordures, d’œufs et de paille par une poignée d’agriculteurs, mi-février, « sous l’œil des forces de l’ordre les laissant faire ». En mai 2022, c’est son antenne haut-savoyarde qui avait été vandalisée… pour la deuxième fois en moins de six mois.

Arnaud Schwartz situe la bascule avec la création, en octobre 2019, de la très contestée cellule de renseignement Demeter, au prétexte de lutter contre « l’agribashing » : « Que l’Etat mobilise des moyens pour venir à la rescousse d’intérêts agricoles privés a donné à certains un sentiment de toute-puissance. On parle beaucoup d’écoterrorisme. Mais c’est une partie du monde agricole qui se radicalise et se montre de plus en plus violente. »

Pour François Purseigle, sociologue du monde agricole et coauteur d’« Une agriculture sans agriculteurs » (Les Presses de Sciences-Po), parler de radicalisation est excessif, « mais une forme de méconnaissance et donc d’incompréhension mutuelle existe entre écolos et agriculteurs et peut expliquer les tensions actuelles ».

« Pendant des décennies, le monde agricole a bénéficié d’une place particulière dans la société et d’un rapport privilégié avec l’Etat. L’irruption des écologistes, et leur montée en puissance, a tout bouleversé. Certains agriculteurs n’ont pas encore accepté qu’ils sont désormais une minorité parmi beaucoup d’autres. »

Première région agricole de France, la Bretagne a longtemps fait figure de point chaud pour les défenseurs de l’environnement. Ici, on ne se bat pas contre les canons à neige, mais contre les dérives de l’industrie agroalimentaire qu’ont documentées les journalistes Inès Léraud et Morgan Large.

 

Comme elles, plusieurs fois prises à partie (roue de voiture déboulonnée, chienne empoisonnée), André Ollivro a subi des attaques en représailles de son engagement contre la pollution des algues vertes qui empoisonne les plages bretonnes. Menaces de mort avec un avis d’obsèques dans sa boîte à lettres, huile injectée dans le réservoir de son camion, paille et fumier devant chez lui, appels téléphoniques malveillants à répétition (« Tu vas fermer ta gueule »)… Rien n’a été épargné à ce militant de 78 ans. « Etre écolo en Bretagne, c’est usant. Les intérêts en jeu sont tels que des gens vous considèrent comme un parasite et sont prêts à tout. » Mais la Bretagne ne fait plus figure d’exception. Là où l’eau vient à manquer, et où la question clé de son partage divise, les tensions sont vives.

 

Menaces, saccages et nez cassé

Dans le Lot-et-Garonne, où une retenue d’eau – le lac de Caussade – a été construite illégalement, un responsable de FNE a été menacé de mort par le leader d’un syndicat agricole, tandis qu’un autre était insulté et bombardé d’œufs et de pommes pourries. Un peu plus au nord, dans les Deux-Sèvres, où les projets de méga-bassines embrasent le marais poitevin, les tentatives d’intimidations sont désormais monnaie courante.

Le co-porte-parole de la Confédération paysanne du département a été menacé par SMS et sur Facebook, avec des appels à incendier sa ferme ; deux militants du collectif Bassines non merci ont découvert le cadavre d’un ragondin dans leur propriété, avec, agrafée sur une patte arrière, une étiquette portant le logo de TF1 – ils avaient parlé quelques jours plus tôt dans un reportage diffusé par la chaîne. Figure incontournable du mouvement, Julien Le Guet ne compte plus le nombre de menaces reçues. Quant à Jean-Jacques Guillet, autre visage de Bassines non merci, il a vu la boîte aux lettres de son domicile saccagée à trois reprises en quelques mois.

 

La situation va parfois plus loin. Valentin, autre militant anti-bassines, a eu la peur de sa vie le 18 novembre. Ce soir-là, alors qu’il rentrait de son footing, celui qui est aussi le neveu de Julien Le Guet a été roué de coups par deux hommes devant chez lui. Bilan : côtes fêlées, entorse cervicale et de la cheville gauche, nez cassé, contusions et plaies au visage… et quatre semaines d’incapacité totale de travail. « Ils m’ont traité d’“enculé d’écolo de merde”, raconte le jeune homme de 24 ans, qui a porté plainte. Et quand ils se sont arrêtés, j’ai entendu l’un d’eux dire : “Il est beau, l’anti-bassines !” » 

 

La violence n’épargne pas non plus les agriculteurs ayant osé rompre avec le modèle dominant. Le 30 janvier, une autre agression, survenue cette fois-ci en Charente, a médusé les milieux écolos. Le céréalier Paul François, qui a fait condamner Bayer-Monsanto et milite contre l’usage des pesticides, a été violemment agressé à son domicile. Trois hommes cagoulés l’ont saisi, ficelé, menacé d’un couteau pour lui faire avaler un liquide. L’agriculteur affirme qu’ils ont dit : « On en a marre de t’entendre et de voir ta gueule à la télé. » L’attaque n’a suscité qu’une discrète réaction du ministre de l’Agriculture, deux semaines plus tard, après qu’il a été interpellé à l’Assemblée par un député d’opposition.

 

Un gouvernement « pompier pyromane »

Le peu d’empressement du gouvernement à réagir à ces violences provoque, dans la sphère écolo, incompréhension et colère. D’autant qu’une telle prudence tranche avec la communication très offensive de plusieurs ministres au moindre débordement dont les défenseurs de l’environnement sont accusés d’être responsables, comme ce fut le cas lors de la manifestation organisée contre la bassine de Sainte-Soline (Deux-Sèvres), fin octobre. Valentin, le jeune militant anti-bassines, n’a ainsi toujours pas digéré les mots proférés par Gérald Darmanin. La « provocation » du ministre est, selon lui, en partie responsable de l’attaque qui l’a visé quelques jours plus tard :

« Quand un ministre choisit sciemment de diaboliser des milliers de citoyens, au lieu de tenter d’apaiser la situation, ça crée un certain climat et ouvre la porte à des agissements violents. »

Sylvain Barone, chercheur en science politique à l’Institut national de Recherche pour l’Agriculture, l’Alimentation et l’Environnement (Inrae), s’étonne aussi de ce tournant sémantique, qui donne le sentiment d’un gouvernement « jouant au pompier pyromane ». « Eriger les activistes écolos en ennemis, dans un contexte d’urgence climatique, c’est surprenant… » dit ce spécialiste des politiques de l’eau.

A FNE, on ne s’étonne plus vraiment de ce deux poids, deux mesures. Pour cette fédération, qui s’applique à multiplier les recours dans le but de faire respecter le droit de l’environnement et compte près de 900 000 bénévoles, la sortie du ministre de l’Intérieur est emblématique du parti pris de l’Etat. « Sur de nombreux dossiers, il ne joue pas son rôle d’arbitre », accuse Arnaud Schwartz, qui reproche aux préfets de s’aligner presque toujours sur la ligne défendue par le monde agricole. « Ils donnent la priorité aux intérêts économiques de court terme, au détriment de l’intérêt général et du droit de l’environnement, observe le président de FNE. On diabolise beaucoup la désobéissance civile, mais l’Etat ne respecte même pas ses propres lois ! »

Il y a quelques semaines, la cour administrative d’appel de Bordeaux en a donné une nouvelle illustration : l’instance a jugé illégale l’autorisation donnée par les préfets de la Charente-Maritime et de la Charente de prélever 1,6 million de mètres cubes d’eau pour l’irrigation d’exploitations agricoles… Et à Landunvez (Finistère), associations et collectifs citoyens ont, à plusieurs reprises, saisi le tribunal administratif pour invalider le projet d’extension d’une porcherie de 12 000 cochons. « Même quand la justice nous donne raison, le préfet persiste », s’étonne Pierre (son prénom a été modifié à sa demande), l’un des opposants, stupéfait par ce qu’il analyse comme une soumission des services de l’Etat au lobby porcin. Sylvain Barone avance :

« Les syndicats agricoles majoritaires pèsent lourdement dans l’économie locale, ont une forte capacité de mobilisation, des relais dans le monde politique… Leur capacité d’influence explique qu’on les ménage. »

Si les associations de défense de l’environnement se tournent vers la justice pour forcer les collectivités et les services de l’Etat à se conformer au droit, c’est que toutes font un même constat. « Le dialogue et la concertation sont balayés par les administrations et les milieux agricoles », résume Jérôme Brosseron, président de l’association de protection des rivières ariégeoises (Le Chabot), qui milite pour l’interdiction des pesticides.

« Depuis 2017, on sent un profond mépris, du gouvernement et de l’Etat, pour les instances mises en place au niveau régional pour gérer collectivement l’eau », appuie Antoine Gatet, vice-président de FNE, qui met en garde : les autorités, en marginalisant ces espaces, jouent un « jeu dangereux ». « L’Etat envoie le message que la stratégie du dialogue ne mène à rien. Comment, après, s’étonner qu’une partie des écolos mobilisent des modes d’action plus directs et se tournent vers la désobéissance civile ? »

 

« Je refuse de lâcher »

Comment continuer à militer quand le rapport de force semble si déséquilibré, et que les tensions sont si fortes ? Pour une partie des défenseurs de l’environnement, les tentatives d’intimidation ne font que renforcer leur détermination. « J’essaie d’en faire un moteur », explique Julien Le Guet, qui refuse de lâcher, malgré les menaces et la lourde surveillance policière qui l’entoure :

« Mais c’est clair que mon engagement a d’énormes conséquences sur mon quotidien. Je n’habite plus avec ma famille pour ne pas l’exposer aux risques que je prends. »

En Bretagne, militer contre les ravages de l’agro-industrie exige, là aussi, de prendre quelques précautions. Engagé dans le collectif Bretagne contre les fermes-usines, Pierre veille à ne jamais faire apparaître son nom, pour ne pas s’exposer à des représailles. « Je suis loin d’être le seul à adopter cette posture et je la conseille à ceux qui nous rejoignent. » André Ollivro a toujours milité à visage découvert, « mais j’ai pu ouvrir ma bouche parce que j’étais retraité et que je n’avais rien à perdre ». « Pour quelqu’un qui bosse, se mouiller sur ces sujets reste très risqué, poursuit-il. On vous le fera payer d’une manière ou d’une autre. » Le Breton songe maintenant à se mettre en retrait, « fatigué » par ces années de luttes.

Il y a ceux, enfin, qui s’interrogent. « Plus d’une fois, je me suis demandé si tout cela en valait la peine », admet Jacques Agnellet, du collectif Fier Aravis, un autre opposant à la retenue collinaire contestée de La Clusaz, qui tient un gîte dans la station et reste malgré tout mobilisé pour « préserver les espaces naturels ». Marqué par l’important dispositif de forces de l’ordre déployé dans la montagne lors de la manifestation de juin dernier – « une autre manière d’intimider les gens » – ce militant de 62 ans regrette l’absence de dialogue et les tensions, qui rejaillissent jusque dans sa propre famille. « Il y a des menaces sur les chalets, des gens qui ne vous adressent plus la parole… »

Dans ces vallées où tout le monde ou presque se connaît, s’engager publiquement contre un projet comme la retenue collinaire est une position délicate à tenir. « C’est pour cela qu’on a besoin de militants qui viennent de l’extérieur », complète Jordan Rémy, entrepreneur, natif du Grand-Bornand et ancien moniteur de ski. Lui aussi vit mal la haine et les pressions auxquels son engagement pour l’écologie l’a subitement exposé : « Je suis considéré comme un traître. Je ne peux plus travailler localement, mes projets sont refusés. Je ne suis plus le bienvenu dans 80 % des bars et des restos. On se met à gêner mes proches… »

Il a parfois peur pour sa sécurité. « Pour me rassurer, je me dis que c’est pire en Colombie ! » rigole amèrement le trentenaire. Mais il envisage de tout lâcher : « Je suis face à un dilemme. Soit je continue, au risque de me retrouver de plus en plus isolé. Soit j’arrête et je rentre dans le moule. »

 

(Sébastien Billard et Émilie Brouze)

 

Sainte-Soline, acte II ?

La lutte contre les bassines continue dans les Deux-Sèvres. Cinq mois après le rassemblement agité de Sainte-Soline, le collectif Bassines non merci, Les Soulèvements de la Terre et la Confédération paysanne appellent à une nouvelle grande manifestation ce samedi 25 mars « à Sainte-Soline et/ou Mauzé-sur-le-Mignon », deux villages concernés par des projets de retenues d’eau destinées à l’irrigation agricole.

Le 29 octobre dernier, plusieurs milliers de personnes (4 000 selon les autorités, 7 000 selon les organisateurs) s’étaient déjà rassemblées à Sainte-Soline, où l’une de ces gigantesques réserves d’eau, alimentées par le pompage des nappes phréatiques, est en cours de construction. Plusieurs opposants avaient réussi à forcer les grilles du chantier et des affrontements avaient éclaté entre les presque 1 700 gendarmes déployés sur le site et une partie des manifestants. Cinq d’entre eux ont été poursuivis pour « participation à un groupement formé en vue de la préparation de violences contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens » et condamnés à des peines de deux à trois mois de prison avec sursis.

A l’approche du 25 mars, la préfecture a annoncé dans un communiqué « son intention » d’interdire la mobilisation annoncée, en raison « des graves troubles à l’ordre public constatés à l’occasion des précédentes manifestations ayant entraîné des actes violents à l’encontre des forces de l’ordre et des actes de sabotage sur les installations agricoles ». Les opposants assurent, eux, que la manifestation aura malgré tout bien lieu. S. B.

 

 

https://www.nouvelobs.com/ecologie/20230324.OBS71295/ecolos-en-milieu-hostile-entre-insultes-et-agressions-physiques-les-militants-sous-pression.html