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Dans l’outre-mer, « nous subissons une vie chère en bande organisée »

Une commission d’enquête de l’Assemblée nationale tente de faire la lumière sur les écarts de prix entre la métropole et les territoires ultramarins. Au fil de ses auditions, elle a mis au jour un système de prédation dont personne ne veut assumer la responsabilité.

Julien Sartre

9 juin 2023 à 17h58

 

« Quand« Quand on achète à manger on se fait voler, quand on prend la voiture, on se fait voler, quand on va au supermarché, on se fait voler : cela fait 25 ans que nous subissons la vie chère ! » Frédéric Maillot, député (Gauche démocrate et républicaine) de La Réunion, est excédé. Il s’adresse jeudi 8 juin au ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, au dernier jour des auditions parisiennes de la « commission d’enquête sur le coût de la vie dans les collectivités territoriales régies par les articles 73 et 74 de la Constitution ».

 

Bien qu’exprimé à sa façon, le constat martelé par Frédéric Maillot fait consensus. De Bruno Le Maire, qui reconnaît « des écarts de prix significatifs » à Rodolphe Saadé, président-directeur général de la compagnie maritime CMA-CGM, en passant par les responsables de la grande distribution dans les territoires ultramarins ou encore l’Autorité de la concurrence : aucun des « acteurs » du monde économique et politique auditionnés par la commission d’enquête ne cherche à nier l’évidence.

 

Les chiffres de l’Insee, qui datent de 2015 et doivent faire l’objet d’une actualisation cette année, ne laissent de toute façon pas de place au doute. « Les prix sont plus élevés dans les départements d’outre-mer qu’en France métropolitaine : de 12 % en Martinique, Guadeloupe et Guyane à 7 % à La Réunion et à Mayotte », écrit l’institut. Avant de préciser qu’il s’agit de moyennes et que « pour les produits alimentaires, les prix d’un panier métropolitain consommé dans un département ou région d’outre-mer est de 37 % à 48 % plus élevé qu’en métropole ». Plus de 80 % des produits consommés sur ces îles françaises et en Guyane sont importés.

 

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Stéphane Hayot, au centre, auditionné par la commission d'enquête sur le coût de la vie dans l’outre-mer, le 17 mai 2023 © Photo Julien Sartre pour Mediapart

 

Certaines étiquettes défient les moyennes et les règles de la statistique : les frais bancaires, par exemple, sont 65 % plus élevés dans l’outre-mer que dans l’Hexagone, tout comme comme certains produits de première nécessité comme l’huile, le riz ou la farine, tous importés. Les billets d’avion ont augmenté de plus de 55 % ces dernières semaines.

 

Les revenus, eux, sont beaucoup plus faibles et le niveau de vie est deux à six fois inférieur à celui de métropole. La proportion de personnes vivant sous le seuil de pauvreté (fixé à 60 % du revenu médian) va de 40 à 80 % selon les territoires, tandis qu’elle est de 13 % dans l’Hexagone. Une fois le constat posé et partagé, les divergences de vue commencent.

 

Les premières frictions apparaissent lorsqu’il s’agit d’aborder les causes de cette situation subie par les 3 millions de citoyen·nes originaires de ces territoires ou établi·es outre-mer. « La vie est chère dans les îles, toutes les îles, à cause de l’éloignement, de l’absence de marché intérieur significatif, des coûts de transport... », évacue le ministre de l’économie, Bruno Le Maire. « Lors de votre déplacement récent aux Antilles, vous avez évoqué la nécessité de faire “la transparence sur les marges”. Pourquoi ? », lui répond le rapporteur de la commission d’enquête, le député (Nupes) de Martinique Johnny Hajjar.

 

« Monopoles, oligopoles, duopoles : nous subissons une vie chère en bande organisée ! », s’indignait pour sa part le député (GDR) de Martinique Jean-Philippe Nilor face au ministre délégué aux outre-mer, Jean-François Carenco. Lequel explique les écarts de prix avec la métropole par « le manque de création de valeur et la fiscalité à refonder complètement, notamment l’octroi de mer ».

Mais l’octroi de mer, cet impôt protectionniste mis en place sous le haut patronage de la Compagnie des Indes, au XVIIe siècle, ne fait pas l’unanimité contre lui.

 

Dénégations

« L’octroi de mer a un effet inflationniste moindre que celui de la TVA, c’est un impôt simple et robuste juridiquement », argumentait Benoît Lombrière lors de son audition par la commission d’enquête. Le délégué général adjoint d’Eurodom, un lobby ultramarin basé à Bruxelles, a livré un véritable plaidoyer en faveur de cette taxe perçue par les collectivités ultramarines au moment de l’entrée des produits sur leur marché domestique. Le gouvernement entend procéder bientôt à sa « refonte complète ».

 

Surrémunération des fonctionnaires, marges excessives, multiplication exagérée des intermédiaires, parfois douteux puisqu’il s’agit de filiales : lorsque la commission d’enquête tente d’établir des responsabilités à la vie chère, qui donne régulièrement lieu à des manifestations de colère de la population, voire à des moments insurrectionnels comme en 2009 aux Antilles et à La Réunion, la tâche devient carrément impossible.

 

« Pour nous, ce n’est pas si facile que ça ! », « Aujourd’hui, nous faisons l’effort maximum », « Nous n’avons pas de marge de manœuvre concernant les prix » : qu’ils soient responsable de compagnie maritime, patron dans l’immobilier ou dans la grande distribution, aucun représentant du patronat auditionné au cours du mois d’avril à l’Assemblée nationale n’entendait être désigné comme responsable.

Ainsi, à en croire Raymond Vidil, président de Marfret, une entreprise de transport maritime qui dessert les Antilles et la Guyane, « le prix final ne dépend pas du transport maritime ». Une position identique en tous points à celle du géant CMA-CGM : « Le transport maritime ne représente que 5 % du prix final, selon des chiffres de l’Autorité de la concurrence et de la chambre de commerce de Martinique, se défend Rodolphe Saadé, son président-directeur général. Qu’ont fait les distributeurs de la réduction de 750 euros que nous avons consenti à chaque container ? Moi, je l’ai donnée, mais ont-ils répercuté cette économie ? Il me manque 80 millions d’euros. » L’armateur français a officialisé récemment un bénéfice net de 23,5 milliards d’euros pour l’année 2022.

 

Acteur majeur de l’économie des DOM, présent en Martinique, en Guadeloupe, en Guyane, à La Réunion, à Mayotte et en Nouvelle-Calédonie, le Groupe Bernard Hayot (GBH), fort de presque vingt mille collaborateurs et collaboratrices dans toutes ces collectivités, faisait figure d’ultime recours à qui demander des comptes.

« Lorsque la crise sociale a éclaté en 2009, les distributeurs ont été pointés du doigt pour leurs marges excessives : depuis, les choses ont changé !, a commencé Stéphane Hayot, directeur général de GBH. Des études ont été menées par l’Autorité de la concurrence, dont personne ne remet l’indépendance en cause, et elles ont montré qu’il n’y avait pas de mauvais comportements de notre part, seulement des contraintes liées à l’éloignement des marchés. »

 

Déceptions

Conséquences du « quoi qu’il en coûte », ruptures logistiques post-Covid, guerre d’agression de la Russie en Ukraine : les économies – et les familles – ultramarines sont touchées encore plus durement que l’Hexagone par la hausse généralisée et durable des prix, l’inflation.

 

Selon l’Institut d’émission d’outre-mer (Iedom), la banque centrale de ces territoires, elle frappe les DROM-COM quasiment à égalité avec l’Hexagone. Mais il ne faut pas perdre de vue que les prix partent de beaucoup plus haut.

 

« Pour le prochain Comité interministériel outre-mer (CIOM), je vais associer les élus locaux et nous n’aurons qu’une boussole : baisser les prix, baisser les prix, baisser les prix », a promis Bruno Le Maire, face à la commission d’enquête.

 

Le CIOM, une promesse de longue date, est l’occasion pour la première ministre Élisabeth Borne de faire des annonces politiques et financières en direction des territoires ultramarins. Il doit se tenir dans la première moitié de juillet. Le rapporteur Johnny Hajjar doit rendre ses conclusions, et des recommandations par la même occasion, dans la même temporalité.

 

« On ne sort pas grandi de ces auditions », constatait, un peu désabusé, le député (GDR) de Guyane Jean-Victor Castor. Interrogé par Mediapart sur le bilan de la commission d’enquête alors que les auditions sont terminées, le député de La Réunion Frédéric Maillot se voulait lapidaire : « On est arrivé avec des pourquoi, on repart avec des parce que. Je n’ai rien à ajouter. »