JustPaste.it

Mathieu Fulla, historien : « Reconquérir un électorat hostile à la gauche implique un travail de terrain ardu »

Mathieu Fulla, Historien

 

 

A moins d’une semaine d’intervalle, Jean-Luc Mélenchon et François Ruffin ont exposé, sous des formes différentes, deux stratégies électorales pour la gauche. En marge d’une manifestation fustigeant le refus d’Emmanuel Macron de nommer Lucie Castets à Matignon, le chef de file de La France insoumise (LFI) a expliqué de manière crue à des militants l’intérêt de concentrer les énergies sur un segment particulier de l’électorat populaire, celui des quartiers. En rupture de ban avec LFI, le député de la Somme François Ruffin a dénoncé quant à lui cette lecture « spatiale » et « quasi raciale »des classes populaires se substituant à celle fondée sur les classes sociales constitutive de l’identité historique de la gauche. Contre cette approche segmentée, il prône la reconquête de l’ensemble des classes populaires dont le divorce avec sa famille politique est acté depuis longtemps.

Entre les lignes, il s’agirait de retrouver un paradis perdu, celui de l’union de la gauche des années 1970 entre le Parti socialiste (PS) et le Parti communiste (PCF), au cours duquel ces deux formations captent une large majorité du vote populaire. Au second tour de l’élection présidentielle de 1981, François Mitterrand recueille 72 % du vote des ouvriers et 62 % de celui des employés se rendant aux urnes.

Dans les années 1980, le chômage de masse, très lié à l’accélération de la désindustrialisation, précipite la fragmentation du monde ouvrier en même temps qu’il affaiblit les syndicats, jusqu’alors vecteur privilégié de la politisation à gauche de ces couches sociales. La transformation du système de valeurs dominant en Occident, dont témoigne la place de plus en plus centrale accordée à l’épanouissement individuel et à la liberté de choix, rend moins audible le plaidoyer traditionnel des gauches pour la solidarité et l’entraide.

Hémorragie

En se résignant rapidement à mettre en œuvre une politique d’austérité au nom des contraintes de la mondialisation libérale et de la construction de l’Europe, la gauche au pouvoir érode sérieusement son assise populaire. Le PS ne s’inquiète pas de cette hémorragie avant la défaite traumatique de Lionel Jospin au premier tour de l’élection présidentielle du 21 avril 2002. L’avertissement lancé au cours de la campagne par l’ancien premier ministre Pierre Mauroy, qui enjoint au candidat socialiste de ne pas considérer le terme « ouvrier » comme un « gros mot », reste sans effet : 13 % d’entre eux seulement lui accordent leur suffrage.

 

La rupture acide entre Jean-Luc Mélenchon et François Ruffin ne doit pas faire oublier que le premier a longtemps défendu la stratégie de reconquête prônée par le second. En 2005, le courant mélenchoniste Pour la République sociale signe avec les partisans de Laurent Fabius une motion commune dans la perspective du congrès tenu par le PS au Mans en novembre. Rassemblant les soutiens du non à la Constitution européenne, le texte appelle à renouer avec « la France populaire, celle des ouvriers, des employés, des petits agriculteurs et artisans qui voient leur statut et leur existence se dégrader ».

A la tête du Parti de gauche puis de LFI, Mélenchon s’efforce, jusqu’en 2019, de séduire les « fâchés pas fachos » des milieux populaires, réfugiés dans l’abstention ou ayant opéré un glissement vers la droite et, de plus en plus souvent, vers l’extrême droite. L’entreprise fait long feu. Elle contribue à expliquer la réorientation stratégique opérée depuis par la direction de LFI vers la « stratégie des tours » et de la jeunesse.

 

Ce glissement progressif, dont les effets sont déjà très visibles en 2022, ne peut se comprendre sans garder à l’esprit l’obsession, toute mitterrandienne, de Jean-Luc Mélenchon pour la conquête de la magistrature suprême. Le choix de s’adresser prioritairement à des électorats et à des territoires déjà largement acquis lui semble la voie la plus sûre pour accéder au second tour en 2027 et y affronter le candidat du Rassemblement national (RN).

Redynamisation des milieux syndicaux et associatifs

Les « insoumis » ne sont cependant pas les premiers, à gauche, à envisager de « laisser tomber » une grande partie des classes populaires, notamment celles concentrées dans les territoires périurbains, aujourd’hui solides bastions du RN. En 2011, au nom de l’efficacité électorale, une note rédigée par un think tank proche du PS, Terra Nova, recommandait déjà au futur candidat socialiste à l’élection présidentielle non pas d’abandonner les classes populaires, comme cela est trop souvent affirmé, mais plutôt de cibler l’effort militant sur « la France de la diversité », présentée comme la composante la plus dynamique de la gauche. La direction de LFI s’est réapproprié cette grille d’analyse qui suscitait jusqu’à présent un fort embarras dans les milieux de gauche.

La « stratégie des bourgs » préconisée par François Ruffin s’accorde mal avec le temps court de la vie politique contemporaine. Réévangéliser des territoires et des couches sociales hostiles à la gauche implique un travail de terrain ardu et peu gratifiant.

A long terme, l’entreprise peut néanmoins se révéler fructueuse. Avant même l’unité de 1905 donnant naissance à la Section française de l’Internationale ouvrière, ses leaders, de Guesde à Jaurès, comprennent qu’élargir l’audience des organisations socialistes passe par la « conquête des terroirs », la société française étant majoritairement rurale. Cette entreprise de longue haleine, menée par ceux que l’on appelle alors les « commis voyageurs de la Sociale », permet l’implantation du parti et de ses idées dans les mondes de la vigne en Bourgogne et dans le Midi (mais pas en Champagne, en Alsace et dans le Beaujolais).

 

 

La mise en œuvre aujourd’hui d’une telle stratégie, dont les premiers effets ne se feraient probablement sentir qu’après 2027, repose sur la redynamisation des milieux syndicaux et associatifs proches de la gauche et sur sa capacité à mobiliser un nombre suffisant de militants qui se consacrent à la cause. Un pari politiquement difficile à prendre à l’heure de la Ve République présidentialisée, où les formes de mobilisation de la jeunesse débordent et contournent largement les appareils partisans à l’égard desquels le degré de défiance n’a jamais été aussi fort.

 

Mathieu Fulla, historien, est chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po, spécialiste de l’histoire des gauches en Europe.

 

Quand bien même leur sociologie et leur manière de voter diffèrent, les habitants défavorisés des sous-préfectures et des banlieues ont en commun un pouvoir d’achat trop faible et une surexposition au chômage, analyse l’essayiste et consultant Hakim El Karoui dans une tribune.

 

 

Lire aussi la critique « Loin des villes, loin du cœur » : un appel au sursaut de la gauche dans les campagnes

Témoin d’une gauche qui perd pied dans le monde rural, au point que sa bannière serait devenue un « repoussoir », le vice-président socialiste du conseil départemental du Lot, Rémi Branco, appelle sa famille politique à réagir. Et propose quelques pistes dans son livre.